L’ouvrage de Corinne Marache met en lumière les transformations opérées dans deux cantons ruraux du Périgord entre 1830 et 1939 et détaille les mécanismes de ces mutations.

Corinne Marache est agrégée d’Histoire et maître de conférence en Histoire contemporaine à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux III. Sa recherche est principalement tournée vers l’étude des mutations que connaît le monde rural. L’ouvrage présenté ici est la publication de sa thèse soutenue en 2003.

Un regard superficiel porté sur la Double laisse penser que cet espace du Périgord se complaît dans l’archaïsme voire l’immobilisme. Indéniablement, à la fin des années 1930, c’est un espace plutôt en retard par rapport à certaines régions plus dynamiques. La Double possède également une image de contrée sauvage, élaborée en grande partie par les élites locales afin d’obtenir les crédits nécessaires à son assainissement. Elle est reprise et fixée dans le roman d’Eugène Le Roy L’ennemi de la mort (1907).
Dans cette étude, Corinne Marache propose d’adopter un autre regard. En effet, plutôt que de porter l’accent sur l’analyse des permanences et des résistances aux changements, sans les négliger, elle s’attache à montrer les mutations ainsi que les mécanismes et les acteurs qui président à la transformation de la Double. Pour cela, elle focalise son étude sur deux cantons, les cantons de Montpon et Mussidan, à cheval sur la vallée de l’Isle et le plateau forestier. Son approche n’est pas thématique mais embrasse tous les aspects de la vie de ces cantons. Cette étude « totale » d’un espace réduit mais sur un temps relativement long (1830-1939) lui permet ainsi de montrer que loin d’être un espace immobile, la Double a connu durant la période étudiée de multiples transformations.

Connue pour ses fièvres chroniques au début du XIXème siècle, la Double bénéficie dans les années 1850-1860 d’un plan d’assainissement de ses étangs et de ses marais (assèchement, drainage) assorti de mesures destinées à son développement économique (désenclavement par l’ouverture de routes agricoles). Ce plan soutenu par les responsables municipaux aboutit en raison du soutien de l’Etat influencé par le discours hygiéniste. L’application de ce plan, soutenu en partie par la création d’un comice agricole, sera lente en dépit des efforts des grands propriétaires « agromanes » et de l’installation de Trappistes que le comice favorise pour leur participation à l’assainissement des Dombes. Ce plan, revu à la baisse sous la IIIème République, s’achève dans les années 1890. Dès les années 1870, la diminution des fièvres semble en montrer l’efficacité.
A l’écart des grands axes de communications au début du XIXème siècle, la Double connaît durant la période étudiée une véritable mutation de son réseau et de ses moyens de transport mais aussi de communication. L’ouverture d’un réseau routier maillant l’ensemble des communes des deux cantons permet non seulement de mieux relier communes du plateau et communes de la vallée mais également d’offrir une réelle ouverture sur l’extérieur à ces communes. Cette ouverture est d’autant plus importante que l’Isle devient navigable dans la première moitié du siècle. Le transport fluvial se développe rapidement. En outre à partir du milieu du siècle, le train offre un nouveau moyen d’ouverture (1856 ouverture de la ligne Bordeaux-Coutras-Périgueux, 1894 ouverture de la ligne Angoulême-Marmande). Le transport fluvial pâtit très rapidement de la très forte concurrence du rail. Enfin, la multiplication des bacs puis la construction de nombreux ponts permettent de franchir l’Isle plus aisément.
Ce véritable désenclavement de la Double est à l’oeuvre à toutes les échelles. En premier lieu, les chefs lieux s’affirment de plus en plus par rapport aux communes rurales. Cette polarisation croissante du territoire est par exemple perceptible à travers le recul net des activités artisanales dans les communes rurales au début du XXème siècle alors qu’elles continuent à se diversifier dans les chefs lieux. Cette mutation du réseau de transport n’est pas sans recomposer la carte mentale des habitants de la Double. Ainsi, l’Isle, autrefois « frontière », est désormais plus aisément franchissable et un véritable axe de communication à l’échelle départementale (par exemple avec la fréquentation de la Double par des pêcheurs arrivant de Périgueux par le train dans les années 1920), régionale (en 1847, le trafic fluvial est très fortement lié au port de Bordeaux) voire nationale ou internationale. Même s’ils restent encore marginaux par leur nombre de voyageurs, les nouveaux moyens de transport (lignes de bus dans les années 1930) qui apparaissent à la fin de la période écoulée accroissent encore l’ouverture et modifie à nouveau la perception de l’espace des habitants de la Double.
Dans le domaine économique, la Double connaît également des transformations. Durant la période étudiée, les activités artisanales se diversifient autant dans les communes rurales que dans les chefs lieux, même si au XXème siècle l’essor artisanal cesse dans les premières au profit, semble-t-il des secondes. La vallée de l’Isle connaît une industrialisation timide mais réelle au cours de la période. Enfin, le commerce connaît un véritable essor perceptible notamment à travers la multiplication des foires et marchés dans la Double, essor que soutiennent les municipalités (création de véritables champs de foire à la fin du XIXème siècle, agrandissement des marchés aux bestiaux, construction d’aménagements comme les puits, les pompes, les ponts à bascule ou encore les poids publics, instauration de mesures de police).
Corinne Marache développe plus particulièrement le secteur agricole. La polyculture vivrière demeure la règle à la fin des années 1930. L’assolement biennal blé/pomme de terre ou blé/maïs persiste durant toute la période. De même, la propriété du sol ne subit que peu d’évolution : l’immense majorité des surfaces communales est aux mains de quelques grands propriétaires, de nombreux petits et moyens propriétaires se partagent le reste de ces surfaces. Cependant, l’agriculture dans la Double connaît de véritables transformations. L’outillage se perfectionne. Par exemple, le bois cède de plus en plus la place au métal. A partir des années 1870, les machines agricoles se diversifient et se généralisent peu à peu. Dans les années 1920-1930, une certaine tendance à la mécanisation se dessine même dans certaines exploitations. Entre 1870 et 1939, les prairies artificielles progressent (surfaces multipliées par 10) mais demeurent essentiellement limitées aux grandes exploitations. Ponctuellement, l’agriculture (développement de la culture du tabac pour faire face à la crise phylloxérique) mais aussi l’élevage (fourniture de lait à la fromagerie des Trappistes, développement de l’embouche dans la vallée de l’Isle à partir de la seconde moitié du XIXème siècle) s’ouvrent à l’économie marchande. Enfin, se développe, encore très timidement, l’usage des engrais.
L’analyse des causes de ces transformations lentes mais réelles quoique limitées est particulièrement intéressante. Corinne Marache montre en effet avec une grande finesse le rôle des différents acteurs et vecteurs de ces transformations. Sans remettre en cause l’existence d’une agriculture à deux vitesses, celle des grands propriétaires « agromanes » et celle des petits exploitants, elle montre que ces deux mondes agricoles ne sont pas imperméables. En effet, les grands propriétaires « agromanes » sont soucieux de diffuser les innovations qu’ils expérimentent dans leur propre domaine. La structure qu’ils privilégient est le comice agricole où ils jouent un grand rôle. Les primes distribuées lors des concours récompensent les innovations. Même s’ils récompensent souvent les grands propriétaires ou leurs régisseurs, les métayers des grands propriétaires, sont également primés et montrent l’action entreprise par ces derniers. Soucieux de perfectionner leur exploitation, ces propriétaires recrutent parfois comme régisseur des élèves de la ferme-école privée de Salegourde, implantée près de Périgueux. Ces régisseurs concourent également à la diffusion des innovations non seulement dans l’exploitation qui leur est confiée mais aussi dans le cadre des comices et auprès des métayers. Sous la IIIème République, les élites traditionnelles (grands propriétaires, notaires, avocats, …), sans disparaître, voient leur rôle concurrencé par de nouvelles élites et de nouvelles formes de diffusion de la modernité. Les comices, créés dans les années 1850-1860, existent toujours mais cohabitent avec des comices ouvertement républicains. S’ils sont d’abord créés pour concurrencer l’influence d’opposants déclarés au nouveau régime, ils accélèrent la diffusion du progrès agricole. En effet, leur recrutement est moins élitiste. Ainsi, la part des petits et des moyens propriétaires parmi les primés croît. L’élevage voit son rôle réévalué. Enfin, la République met en place un ensemble de mesures favorable à la diffusion du progrès agricole, notamment à travers l’éducation (création des jardins d’école, inscription de l’agriculture au programme, distribution de livres d’agriculture lors de la remise des prix, écoles pratiques d’agriculture pour les 14-18 ans, écoles d’agriculture d’hiver, création d’une chaire d’agriculture départementale qui contraint le titulaire à donner des conférences, distribuer des notices, réaliser des affiches, …). Durant la République, le monde rural connaît donc une certaine émancipation vis-à-vis des élites traditionnelles. Cette émancipation relative va de pair avec l’organisation des nouvelles solidarités que permettent, par exemple, les lois de 1884 et 1905 (caisses d’assurance mutuelle agricole, syndicats agricoles).
Enfin, Corinne Marache analyse les transformations sociales (par exemple concurrence des anciennes formes de sociabilité comme la veillée par de nouvelles pratiques comme la fréquentation des cabarets, développement du mouvement associatif essentiellement dans les chefs lieux) et spatiales (recomposition autour du couple église/mairie-école, « course » au plus beau clocher entre les communes, création des premiers espaces dédiés spécifiquement aux loisirs dans les années 1920) des villages et des chefs lieux.

A l’issue de son étude, Corinne Marache dessine les contours d’une société rurale qui, lentement mais constamment, se transforme et est de plus en plus en prise avec le monde urbain.

Les annexes réunissent dans des tableaux synoptiques les résultats des grandes enquêtes qu’a connues la Double, l’inventaire des élus, des différentes organisations de la Double (syndicats, caisses mutuelles agricoles, associations culturelles et politiques, organisations charitables) ainsi que des données d’ordre démographiques.

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