Malgré une austère couverture noire, la nouvelle charte graphique des éditions André Versaille, le titre de ce dernier ouvrage évoque plutôt des îles tropicales, de belles photographies en couleurs de plage bordée de cocotiers et des vols de grands hôtels discrets où se déroulent d’inavouables transactions. On en parle souvent, ils peuvent être considérés comme responsables de la crise financière, ils sont cet ennemi qui n’a pas de visage, pas de candidat aux élections, le monde de la finance, comme le dénonçait, François Hollande lors de la dernière présidentielle. Dans ces paradis fiscaux, que l’on imagine situés dans des territoires exotiques se croisent et s’entrecroisent financiers véreux, boss du crime organisé et respectables hommes d’affaires.

Cette image des paradis fiscaux, zone grise du monde de la finance, n’est pas dénuée de vérité d’après cet ouvrage qui constitue une très utile mise au point sur un aspect qui suscite, et depuis plusieurs années, au plus haut niveau des rencontres de chefs d’État, le G8 ou le G20, bien des interrogations et parfois des résolutions, pour l’instant rarement suivies d’effets.

Cet ouvrage est un long reportage, ou plutôt une série de « papiers » successifs selon le modèle du journalisme anglo-saxon, réunissant différents aspects du sujet correspondant à des enquêtes menées dans les arcanes de la finance internationale. L’auteur est un rédacteur régulier de la presse économique anglo-saxonne mais également analyste du monde financier.

L’argumentaire principal que l’auteur présente, en une implacable démonstration, est de montrer que ces paradis fiscaux ne sont pas des éléments marginaux de la finance internationale mais bien des rouages essentiels. Il suffit d’ailleurs pour s’en persuader d’ouvrir le supplément géopolitique du journal le Monde paru le 1er juillet 2012, qui permet de constater que la plus forte croissance du flux d’investissements directs étrangers entre l’union européenne et ses principaux partenaires, pour l’année 2011 a été enregistrée dans les centres financiers offshore. Depuis l’union européenne ont est passé de 10 milliards d’euros en 2010 à près de 90 milliards d’euros en 2011.

Selon Nicolas Shaxson, le système financier offshore seraient en réalité au cœur de l’économie des États-Unis et du Royaume-Uni, ce qui revient à dire qu’ils occupent une place centrale dans l’économie mondiale.

Comment est-on arrivé là ? Quelles sont les origines de ces évolutions qui n’ont pas commencé avec la crise de 2008, mais qui en sont peut-être la cause principale ? Quels sont les arguments que l’auteur développe dans un ouvrage très riche qui multiplie les anecdotes et les analyses. Certes, cette lecture et moins ardue qu’une analyse économique brute, mais au contraire, elle rend largement intelligible des circuits complexes. L’idée qui mérite d’être conservée au terme de cette lecture consiste à définir ce concept même de paradis fiscal, et on verra que cette définition s’applique aux États-Unis comme au Royaume-Uni, défini comme tel par le fonds monétaire international en 2007 notons au passage, que David Cameron, actuel premier ministre de Grande-Bretagne, a annoncé le 19 juin derniers, que le Royaume-Uni déroulerait sans scrupules le tapis rouge aux contribuables français écrasés par le fisc. On notera au passage qu’actuellement, dans les milieux patronaux, de très fortes pressions sont exercées contre l’exécutif français à propos des mesures de redistribution fiscale contenue dans le programme de François Hollande.
Une fois cette présentation effectuée, il convient de définir les conditions de base pour prétendre au statut de « paradis fiscal ».

Un paradis fiscal doit :

  • garantir le secret sur les transactions effectuées en mettant des obstacles aux échanges d’informations.
  • Offrir une fiscalité faible ou non-résidents, ce qui peut permettre d’appliquer une fiscalité à taux plein pour les résidents.
  • Se caractériser par une hypertrophie de l’industrie financière par rapport à l’économie réelle sur le territoire.
  • Un cadre politiquement stable permettant une mainmise sur les institutions garantissant l’absence d’opposition aux règles, c’est-à-dire favorisant la corruption.

L’exemple des bananes

Peu à peu, Nicolas Shaxson nous dévoile les méthodes qui permettent la mise en place de ce que l’on appelle l’optimisation fiscale : il donne l’exemple des bananes du Honduras.

Ces produits de grande consommation que l’on trouve de plus en plus majoritairement dans la grande distribution sont effectivement cultivés au Honduras mais sont contrôlée ainsi : le siège de la société se trouve aux États-Unis, la gestion de la marque se trouve en Irlande les services financiers au Luxembourg l’organisation des transports maritimes sur l’île de Man, les services d’assurance aux Bermudes et la gestion de l’entreprise installée dans les îles anglo-normandes, notamment Jersey.

Entre chaque filiale, les transferts ne sont pas contrôlés, et le principe de l’optimisation fiscale est au bout du compte extrêmement simple : il s’agit de localiser les profits dans les pays à faible imposition et les coûts, qui viennent en déduction de ses profits dans les pays à forte imposition. Le principe est très simple, comme la valeur réelle des transferts est libre, il suffit de facturer très cher un transfert de services vers un pays à forte imposition, pour que de façon mécanique, par le principe de la déductibilité, les profits baissent. Et c’est la raison pour laquelle tout simplement, alors que l’impôt sur les sociétés en France et de 33,3 % sur les profits, les entreprises du CAC 40 ne sont imposées qu’à 8 %. Dès lors que l’on sait que les deux tiers du commerce mondial sont réalisés par des multinationales, on comprend pourquoi le nombre de leurs filiales est énorme. Les 48 sociétés européennes les plus importantes compte 4700 filiales toutes situées dans des centres financiers offshore. Si le cas de l’Europe peut choquer, que penser alors des premiers producteurs mondiaux de bananes, dont les trois entreprises majors du secteur sont, Del Monte, Dole et Chiquita, qui réalise 750 millions de dollars de chiffre d’affaires mais qui ne payent à l’étroit que 235 000 $ d’impôts.
Une des justifications qui est donnée à ce mécanisme qui peut apparaître comme moralement répréhensible et que le système des multinationales produit des transferts de richesse, mais la question est de savoir si ces transferts favorisent l’investissement productif ou génèrent simplement des profits redistribués et recyclés dans des montages financiers éloignés de l’économie réelle.

Le principe de paradis fiscaux est leur complémentarité. Ils sont organisés en quatre groupes ayant chacun leur spécificité, et notamment des degrés d’opacité différents.

  • Le premier groupe et celui des paradis fiscaux européens, comme la Suisse et le Luxembourg, Andorre et le Liechtenstein, la république de San-Marin et la principauté de Monaco.
  • Le second groupe formé par les territoires des confettis de l’ex empire britannique, comme la Barbade, quelques îles du Pacifique comme Pitcairn, auxquels se sont ajoutés des micros états insulaires indépendants.
  • Le troisième réseau est centré dans les Caraïbes à partir des États-Unis,
  • Enfin le quatrième groupe est formé dans le cadre de la montée en puissance du Mercosur, l’Uruguay et le Paraguay.

Mais une fois de plus, il faut se garder de tout schéma exotique lorsque l’on évoque les paradis fiscaux. Ils ne sont pas nés avec la crise financière de la première décennie du XXIe siècle. Les paradis fiscaux ont fait leur apparition en Europe avec la première guerre mondiale lorsque les états, pour financer l’effort de guerre, ont renforcé la pression fiscale.

Les guerres comme moyen d’optimisation fiscale

L’impôt sur le revenu en France est né avec la première guerre mondiale.

  • Comme on peut le voir ici, les coïncidences en matière de chronologie sont frappantes. La loi sur le secret bancaire a été adoptée au Luxembourg en 1929 et en Suisse en 1934. Un autre pays, tout comme le Luxembourg, fondateur de la communauté économique européenne joue également le rôle de paradis fiscal. Il s’agit des Pays-Bas, où l’entreprise EADS, fleuron de l’aéronautique européenne s’est constitué comme société de droit néerlandais, ce qui lui permet d’ailleurs de maintenir ses marges de compétitivité, malgré un euro fort, ce qui est un handicap façon son principal concurrent, Boeing, dont les prix sont libellés en dollars.
  • Le deuxième réseau de paradis fiscaux est organisé autour de la City de Londres, avec les îles annexes du Royaume-Uni, Jersey, Guernesey, l’île de Man, avec des territoires d’outre-mer comme les îles Caïman, les Barbade et même Hong Kong. Certes, le 1er juillet 1997, Hong Kong a rejoint la république populaire de Chine, mais le territoire fonctionne toujours comme un lieu d’évasion fiscale. Les îles caïman regroupent 90 sociétés et elles accueillent pour 2010 1000 900 milliards de dollars de fonds spéculatifs. Enfin, ce groupe de paradis fiscaux centrés autour de la City de Londres a eu tendance à s’étendre. Singapour, les Bahamas, Dubaï, l’Irlande, les îles Vanuatu, et depuis 2006 le Ghana.
  • Les États-Unis ont organisé également leur réseau de paradis fiscaux mais dans ce domaine l’hypocrisie est la règle. Les États-Unis sont hostiles aux paradis fiscaux pour leurs résidents, qui sont d’ailleurs soumis à l’impôt, même si leurs revenus sont localisés à l’étranger, mais il existe bien des arrangements. Les banques peuvent accepter des fonds illicites si les faits délictueux sont commis à l’étranger. Ce qui explique au passage l’attractivité du dollar. De plus, le système fédéral permet à des législations des états d’être plus permissif que d’autres, et dans ce domaine il convient de citer la Floride, le Wyoming, le Nevada et le Delaware.
  • Et puis les États-Unis sont entourés de petits états satellites, permettant d’accueillir des filiales, comme les îles vierges, les îles Marshall dans le Pacifique, le Libéria et le Panama.

La France n’est pas dans ce domaine plus vertueuse que les Anglo-Saxons. Les sociétés du CAC 40 disposent de 1500 filiales offshore. La BNP Paribas en compte à elle seule 189. En 2008, sous l’impulsion d’un précédent locataire de l’Élysée, une liste des paradis fiscaux avait été établie avec des caractérisations sur leur niveau de coopération à propos des demandes d’information. Officiellement, les paradis fiscaux de la liste noire, qui regroupait les pays « non coopératifs » n’existent plus. Ils ont tous pris des engagements en matière de transmission des informations, mais dans la pratique, cela reste théorique. Il suffit de multiplier les arguties juridiques et les manœuvres dilatoires pour rendre ces demandes d’informations inopérantes.

De plus, les entreprises ont su utiliser le lobbying pour faire prévaloir leurs intérêts. Toujours à propos de filiales, la meilleure opération est celle qui a été réalisée par les entreprises françaises qui bénéficient, depuis l’adoption de la « niche Copé » en 2004 du principe de l’exemption d’impôt sur les plus-values réalisées lors des sessions de filiales. Cette niche a pu représenter jusqu’à 22 milliards d’euros. Quatre fois plus que la création de 60 000 postes dans l’éducation nationale prévue dans le programme du candidat François Hollande.

De façon générale, l’optimisation fiscale profite aux catégories les plus fortunées. Aux États-Unis, le taux maximum d’imposition réelle est passé de 60 % en 1960 à 33 % en 2007. Le coût de la fraude au niveau mondial est évalué à 3000 100 milliards de dollars et rien que pour la France il serait estimé à 160 milliards. En 2012, le gouvernement de l’époque avait estimé cette fraude dans une fourchette située entre 29 et 51 milliards d’euros par an.

Une des thèses de Nicolas Shaxson est que l’opacité des paradis fiscaux est l’un des facteurs qui a causé les crises successives depuis 2008.

Les banques se sont développées avec des fonds spéculatifs, investi dans des centres financiers offshore qui se sont mis à prêter des fonds virtuels. Les états onshore ont été contraint de s’aligner sur les pratiques des centres financiers offshore. Et comme c’est à partir de ces centres financiers offshore que les entreprises ont emprunté, leur niveau d’endettement réel est resté particulièrement opaque, ce qui a favorisé la perte de confiance et des tensions sur les cours des actions des entreprises, souvent déconnectés des profits réels. Les paradis fiscaux ont donc créé l’environnement qui a rendu la crise possible en favorisant la transformation en titres de créances dont la récupération était pour le moins aléatoire. Le mécanisme de la crise des subprimes a été ainsi enclenché.

Enfin, la démarche spéculative qui préside à la constitution des portefeuilles d’actions, c’est que l’impôt, est devenu un coût à assumer, et à minimiser au maximum, pour augmenter la valeur actionnariale de l’entreprise. Encore une fois, la recherche de l’optimisation fiscale a favorisé la crise elle-même. De plus, les états étant contraints de diminuer leur pression fiscale, ont dû augmenter leurs recours à l’emprunt, à partir de leur dette souveraine, ce qui a généré la crise que l’on connaît actuellement.

Nicolas Shaxson s’est intéressé de près au cas de la Suisse, le plus ancien paradis fiscal d’Europe. Depuis les années 30, toutes les polices financières du monde se sont intéressées à ce qui pouvait se passer derrière les vitres fumées de ses banquiers genevois ou zurichois. Mais dès 1934, la loi de la confédération helvétique fait de la violation du secret bancaire un délit. De plus, le système confédéral avec une large autonomie des cantons permet une concurrence fiscale, ce qui favorise dans ce domaine le mieux-disant. Dans les années 60, lorsque les premières alertes ont commencé à propos du secret bancaire en Suisse, les banques ont entretenu la légende de leur rôle protecteur des juifs allemands contre les nazis. La réalité est bien différente, et il a fallu de très nombreux procès, et de très nombreuses années pour que les biens en déshérence, mis à l’abri de la rapacité des nazis en Suisse, puissent revenir aux héritiers survivants.

La Suisse a été largement bénéficiaire des convulsions de l’histoire européenne, et cela dès le début du XVIIe siècle, notamment pendant la guerre de 30 ans entre 1618 et 1648. Réservoir d’hommes et de mercenaires, la Suisse n’a pas été touchée par les combats, ce qui lui a permis de s’enrichir pendant que l’Europe était ravagée par la guerre. La neutralité helvétique qui a été l’un des principaux résultats du congrès de Vienne en 1815, lors du partage des dépouilles de l’empire napoléonien, a été transformée en atout de développement économique et financier. Les banques suisses ont donc profité de la guerre franco-prussienne de 1870, de la guerre de 14 18, de la fuite des capitaux consécutifs la victoire du cartel des gauches en France en 1924, de l’exil des capitaux juifs à partir de 1934 et des capitaux nazis à partir de 1942. Après-guerre, et sans doute parce que la confédération avait quelques problèmes de conscience, des prêts massifs ont été accordés par la Suisse à la Grande-Bretagne à la France. Cela a permis que ces deux pays oublient opportunément d’exercer sur la confédération helvétique de fortes pressions. Enfin, pour conclure sur ces fonds en déshérence, l’auteur remarque que, sur un montant probablement 10 fois supérieur, seulement 1, 26 milliard de dollars ont été rendus.

Tant d’autres aspects sont à découvrir dans cet ouvrage qui montre que bien des points obscurs sont au final très simples. La logique des profits spéculatifs est ainsi démontée avec un langage très clair et des exemples nombreux et récents.
Pour tous ceux qui voudraient s’interroger sur les dérives d’une économie qui devrait être au service du développement humain, c’est une lecture salutaire, à mettre dans toutes les mains.

Bruno Modica