Cet ouvrage d’accès difficile est tout à fait important et traduit la vitalité de la recherche historique dans des domaines encore largement inexplorés, et, comme le dit Olivier Chaline dans cette introduction qui a été largement reprise ici, cette connaissance partielle est sans doute liée à un tropisme idéologique lié à la Révolution française.

Le présent volume s’appuie pour une part sur des communications présentées lors d’un colloque tenu à Rouen en 2005 offre une première série d’études organisées selon trois axes principaux : les gens de justice face aux idées nouvelles, les formes de leur adhésion à celles-ci et la définition d’un ordre du monde rénové. Réintroduire les parlementaires en tant que tels dans l’étude de la France des Lumières permettra de comprendre celle-ci plus exactement.
Il est vrai que l’association des parlements et des lumières a pu sembler contre nature, tant l’historiographie a longtemps vu dans les magistrats essentiellement une catégorie hostile par principe aux Lumières, tantôt les bourreaux de Calas et de quelques autres, tantôt les adversaires égoïstes d’une monarchie éclairée et réformatrice qu’ils finissent par perdre en accélérant sa chute, notamment dans les années 1780.

Ce milieu à la fois parisien et provincial, de magistrats et d’avocats, qui forme avec l’Église, l’aristocratie et la finance un des groupes les plus cultivés et les plus influents de la France au XVIIIe a été impliqué dans le mouvement des Lumières. Le combat contre la tradition, les préjugés, la religion et le trône a été plus complexe.

L’ouvrage pose dans les différentes communications plusieurs questions :
Quelle part les gens de justice ont-ils dans l’élaboration, la diffusion, la contestation des Lumières ? Y ont-ils vu un danger pour leur prééminence, ou, au contraire, une justification nouvelle de leur rôle ? Magistrats et avocats sont envisagés ici à la fois, dans leur milieu socioprofessionnel, dans des corps et des institutions mais aussi comme membres d’élites sociales et intellectuelles tant à Paris que dans les capitales judiciaires provinciales.

Le chercheur sur le XVII et le XVIII siècle est toujours confronté aux parlements et à leurs magistrats. Les parlementaires, et de manière générale les magistrats des cours souveraines, ont eu le peu enviable privilège de faire les frais d’une des très rares convergences des historiographies de gauche et de droite traitant des causes de la Révolution française. Champions de la cause révolutionnaire et nostalgiques de la monarchie se retrouvent dans leurs dénonciations convergentes de la haute robe. Au-delà des évidentes divergences, on voit s’exprimer un même refus, celui des corps intermédiaires face au pouvoir souverain absolu qu’il soit du roi ou de la nation, en l’occurrence celui du «gouvernement des juges».

Un milieu d’ordre ?

Traditionnellement, l’historiographie a insisté sur l’attitude des différents magistrats des parlements face aux Lumières.
La fonction première des magistrats est de rendre la justice au nom du roi dans des Cours, se posent ainsi différents problèmes, et notamment la place de Dieu et de la révélation chrétienne dans cet ordre souverain. Quel est le lien entre le pouvoir monarchique et son fondement théologique ? le rôle dévolu au roi et au magistrat dans la mise en ordre de la société, le péché dans les actes individuels comme dans ses manifestations sociales, la place de la notion (parfois de la vertu) de justice dans les grandes constructions philosophiques.
Si les magistrats n’ont une vision complète et cohérente de l’ordre du monde et de la place qu’ils y occupent, les traditions familiales et des convictions personnelles, une conscience collective à la fois professionnelle et sociale qui se trouve confrontée à des contestations, tantôt directes, tantôt plus insidieuses.
Le ministère public qui doit, par fonction, faire preuve de vigilance pour la défense de la religion, de l’autorité (royale, paternelle, maritale…) et des bonnes moeurs Il lui revient de lutter contre les écrits subversifs (philosophiques notamment), contre les comportements jugés scandaleux. Poursuites et procès en résultent, si bien que certains magistrats du parquet sont passés à la postérité grâce à leur vigilance qui leur a valu une fâcheuse célébrité d’éteignoirs des Lumières et d’ennemis jurés des réformes libérales. L’avocat général Séguier à Paris n’a jamais fait l’objet d’une étude exhaustive.
Au-delà des seuls « gens du roi », se trouve posée la question de la censure et du contrôle de la librairie à Paris et en province. À nouveau, on ne peut manquer de constater une certaine ambivalence chez ceux qui sont chargés de faire appliquer la loi et de poursuivre les contrevenants : la sévérité est intermittente et sélective, certains magistrats n’hésitant pas à protéger des auteurs subversifs ou à fermer les yeux.
Sans se limiter à ceux que leurs fonctions (gens du roi, premier président) désignent logiquement pour veiller au bon ordre des esprits et des corps, il est important de se demander quelles Lumières sont refusées Qu’est-ce qui est jugé intolérable et dangereux ? La réponse peut être tout aussi bien les Lumières antireligieuses, voire antijésuitiques, que les formes de contestation des hiérarchies traditionnelles, les théories favorables à un pouvoir monarchique délié de ses justifications religieuses traditionnelles ou encore la libéralisation du commerce des grains.
Les diverses modalités parlementaires de refus des Lumières peuvent davantage apparaître comme un signe des divisions des Lumières que d’une hostilité de principe aux pensées nouvelles. Comment les choix sont-ils effectués, énoncés ? Faut-il mettre en avant l’indifférence et le conformisme propre à un milieu de juristes par essence conservateur, redoutant ce qui fait précédent et cause le désordre?

Pas forcément hostile aux lumières

D’après les différents intervenants, il est impossible de ne voir dans la haute robe qu’un milieu hostile ou peu réceptif aux Lumières. Quelques grandes figures parlementaires se distinguent : Montesquieu puis Dupaty à Bordeaux, Robien puis La Chalotais à Rennes, Brosses à Dijon, Servan à Grenoble. Des avocats aussi ont une double notoriété à la fois judiciaire et éclairée. D’autres magistrats ont été plus discrets mais actifs localement, tel à Rouen, le conseiller de Cideville, ancien condisciple de Voltaire dont il resta l’ami et fondateur de l’Académie. Il y a aussi des isolés, véritables penseurs solitaires à l’image du conseiller Morel de Thurey à Besançon.
Manifester son adhésion à des Lumières si variées prend logiquement des formes diverses. Les gens de justice ne manquent pas dans les formes de sociabilité propres aux Lumières : salons, académies, loges maçonniques, mais aussi les réseaux de correspondance.
Les remontrances qui se multiplient et prennent une ampleur inaccoutumée, peuvent aussi inclure des pensées nouvelles dans leurs argumentations, tout comme les écrits liés à l’expulsion des jésuites et à la réorganisation du système d’enseignement. Même si pour certains, l’adhésion aux Lumières passe surtout par la participation aux grandes querelles littéraires et esthétiques, par le goût pour les collections et les cabinets de curiosités, pour les voyages et les récits, voire par le mécénat et le choix de telle ou telle forme d’architecture ou d’art des jardins, celles-ci peuvent rester clandestines lorsque celles-ci recèlent des textes suspects de contestation de l’autorité.

Des gens de justice

Chargés de rendre la justice au nom du roi, les magistrats en viennent parfois à repenser l’ordre du monde. La religion peut être examinée par des esprits critiques se réclamant des Philosophes, déistes ou plus rarement athées. Mais il importe de se demander aussi quelle est la part des magistrats au développement de Lumières catholiques dont l’historiographie a tardé à reconnaître l’existence en France. D’autres interrogations portent sur la façon dont les idées éclairées ont pu se combiner avec le gallicanisme et le contrôle du pouvoir royal et de ses juristes sur l’Église (clergé séculier, mais aussi régulier).
La question de la reconnaissance ou non d’un état civil pour les non-catholiques a été, dans la seconde moitié du siècle, un évident point de débat. Le pouvoir royal est un autre pilier de l’ordre du monde, mais, là encore, il peut être envisagé de manières variées : quelques-uns songent à le rénover sous la forme d’un État fort qui serait une variante française de ce qu’on appelé a posteriori « despotisme éclairé », tandis que d’autres, plus nombreux, pratiquent la reformulation d’un idéal traditionnel de monarchie limitée, avec toujours l’idée d’une participation des corps intermédiaires aux affaires publiques.
Dès lors, c’est tout un rapport à la société qui se dessine. Il y a, parmi les gens du Roi, des administrateurs éclairés, sûrs de leur bon droit, voire brutaux, comme des esprits moins radicaux, soucieux d’une participation déférente des élites à la modernisation du corps social.
Dans ces conditions, tous les magistrats ne voient pas de la même façon les hiérarchies sociales et ne les justifient pas de manière identique. Leurs réflexions s’appliquent le plus souvent grâce au pouvoir réglementaire des cours à des objets tels que l’éducation (en faut-il une pour le peuple ?), l’hygiène, les cimetières, la circulation, l’urbanisme, les hôpitaux… Que faire des pauvres ? La charité est-elle encore acceptable ? L’économie, tout comme la fiscalité, est aussi matière à bien des débats.
La liberté du commerce des grains a, parmi les parlementaires, des adeptes mais aussi des opposants convaincus, moins pour des raisons intellectuelles que par souci de bonne « police ».
Dans un milieu à la fois judiciaire et nobiliaire bien pourvu en patrimoine foncier, propriétaire ici de riches terres à blé, là de profitables vignobles, peut-on mettre en évidence une manière éclairée de gérer ses terres ? Pratiquera-t-on la concentration des fermes en grosses exploitations ou bien préférera-t-on le maintien délibéré de dimensions plus modestes avec plus de fermiers.
En revanche, le droit et la justice offrent aux parlementaires d’innombrables occasions de manifester leur façon de concevoir l’ordre du monde et les changements qu’il faudrait, éventuellement, y apporter. Toutefois, les causes célèbres et les erreurs judiciaires ont un impact croissant dans l’opinion. Comment voit-on désormais le rôle du juge et celui de l’avocat par rapport à ce qui était communément admis au début du XVIIIe siècle et qu’on trouve énoncé par Domat ou d’Aguesseau ?
Reste enfin la question, longtemps seule importante aux yeux des historiens, du rôle politique des magistrats après 1715. Aujourd’hui où nous commençons à mieux comprendre la place des parlements dans la monarchie louis quatorzienne, il n’est plus possible d’en rester à une interprétation manichéenne dénonçant l’aspiration à un « gouvernement des juges » qui n’aurait été mise en échec que par le chancelier Maupeou. On ne peut tenir tout simplement les magistrats pour des rebelles par destination rêvant d’usurper le pouvoir du monarque. La question est à reposer, sans doute en termes de plus ou moins grande concentration de l’autorité au profit du roi. Une histoire politique des parlements (et plus largement des cours souveraines) ne se résume pas à une chronologie commentée des remontrances et des lits de justice ou des enregistrements d’autorité, agrémentée d’exils et de translations jusqu’à la crise finale de l’absolutisme.

En confrontation avec l’absolutisme

Pourquoi, au cours du règne de Louis XV, et particulièrement au début des années 1750, le pouvoir royal perd le contrôle des cours. Il n’est pas certain que les causes soient seulement à rechercher du côté de la magistrature. Ce fut lourd de conséquences pendant la guerre de Sept Ans. La tentative de Choiseul pour renouer le dialogue avec la magistrature et rétablir la confiance mérite aussi d’être mieux connue, tout comme les raisons de son échec, évident lorsque l’« Affaire de Bretagne » prend une dimension nationale. Les formes de l’opposition et les expressions de celle-ci changent dans la seconde moitié des années 1760 et on ne peut qu’être frappé par le degré d’exaspération mutuelle auquel on est parvenu, tant dans les remontrances que dans les réactions royales. Le « coup d’autorité » du chancelier Maupeou est-il une manière de surmonter des résistances devenues intolérables ou bien, au contraire, ce qui scelle le blocage des institutions ?
Traditionnellement décrié par l’historiographie, le rappel des parlements par Louis XVI à l’initiative de Maurepas pourrait bien avoir été la seule issue possible pour sortir de l’impasse politique de la fin du règne précédent. Il en résulte une décennie de calme, celui-ci étant sans doute lié aux souvenirs cuisants des épisodes antérieurs, jusqu’à ce que la prise de conscience du désastre financier en 1787-1788 suscite de nouveaux affrontements entre la haute robe et le pouvoir royal. Quelle est la part des Lumières dans les reformulations au cours du second XVIIle siècle de l’idéal de la magistrature et des argumentations opposées aux ministres? Les jeunes parlementaires des années 1780 ont assez souvent d’autres pensées et d’autres aspirations que leurs aînés. Pour quelques-uns, à l’esprit inquiet, voire agité, des circonstances exceptionnelles ouvrent des voies inimaginables auparavant, qu’ils emprunteront à leurs risques et périls, en se coupant de leurs confrères et de leur milieu.
Quelle est la part des idéaux des Lumières dans leur trajectoire qui conduit à une forme de suicide à la fois nobiliaire et judiciaire ? Peut-on attribuer un rôle aux idées éclairées dans la disparition des cours souveraines en 1790 ou bien celles-ci n’étaient-elles pas condamnées du moment que l’Assemblée nationale était parvenue à se faire reconnaître comme partageant la souveraineté avec le roi ?

Bruno Modica