La Cliothèque connaît bien Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline dont l’ouvrage Un paysan et son univers De la Guerre au Marché commun
Un paysan et son univers De la Guerre au Marché commun Belin éditions Hors collection Mai 2010 432 pages 28 €, nous avait beaucoup touché tant le travail de restitution de cet univers mental d’un agriculteur était riche.
Lorsque Jean-Marc Moriceau l’historien, et Philippe Madeline, le géographe ne traquent pas le loup dans nos mémoires à défaut de le pourchasser dans les sombres forêts, comme nous avons pu l’écrire récemment, ils se mettent en quête, même s’ils ont été un peu aidés par le hasard, des vestiges de ces mutations de l’espace rural qui nous ont affectées pendant les 100 dernières années.
Cela donne, à l’occasion des rendez vous de l’histoire de Blois, ce livre objet, publié aux éditions les arènes http://www.arenes.fr/, qui fera sans doute date.
Les éditions les arènes ont un catalogue très riche. Quand on connait l’un des centres d’intérêt de l’auteur de ces lignes, leur nom qui fait sans doute référence aux arènes de Lutèce où des corridas de traditions espagnoles étaient organisées, apparait plutôt de bon augure.
L’ouvrage est divisé en trois parties, qui correspondent aux trois périodes décisives pour les mutations du monde agricole, 1870-1918, 1919-1945, 1946-1970.
Chacune des parties est très richement illustrée, avec des clichés et des reproductions de très grande qualité, et bien entendu des reproductions de documents originaux, présentées dans des pochettes. On peut y trouver des publicités pour les semoirs, des reçus de cotisation ou des diplômes de comices agricoles, des plans de ferme, bref tout ce qui fait l’univers du monde rural à différentes époques. Parmi les documents qui ont été rassemblés par les deux auteurs spécialistes du monde rural, on comprendra aisément que la publication du journal de Ernest Morin, propriétaires exploitants dans le département de l’Aude, dont les vignes sont attaquées par le phylloxéra, à tout particulièrement retenu l’attention de l’auteur de ces lignes. Cette attaque d’un insecte particulièrement ravageur, venu de l’Est des États-Unis, a commencé dans le département du Gard en 1863 avant de contaminer jusqu’en 1890 la quasi-totalité du vignoble français. Toutes les mesures de prophylaxie, comme l’inondation des parcelles de vigne, ou l’utilisation de dispositifs permettant d’ébouillanter les souches ne sont pas venues à bout de ce redoutable adversaire.
Phylloxera en Languedoc et ailleurs
Il faudra greffer des espèces françaises de ceps sur des plants américains, et donc reconstituer le vignoble à partir de ce que l’on a très longtemps appelé dans notre région, les hybrides. Il faudra attendre la fin des années 1970, et la réintroduction des cépages améliorateurs en bas Languedoc, pour que ces hybrides, résistants, très productifs, mais produisant un vin de qualité médiocre, la fameuse bibine languedocienne, ne laissent la place à des cépages de qualité, originaires des côtes-du-Rhône ou du bordelais, voire de Bourgogne. Philippe Madeline et Jean-Marc Moriceau nous font pénétrer dans tous les aspects de l’univers rural, de l’école au bureau de vote jusqu’au choc de la Grande guerre qui amène à une recomposition du monde rural, et à une intervention renforcée des femmes dans la vie des exploitations. La seconde période, celle de l’entre-deux-guerres, voire arrivé simultanément dans les campagnes l’électricité, la radio, et la mécanisation. Celle-ci se développera sans doute avec beaucoup plus de force après la seconde guerre mondiale, avec l’arrivée de machines américaines, mais aussi des productions françaises particulièrement adaptées aux besoins des petites parcelles.
Je pense particulièrement à ces fameux chenillards, des tracteurs vignerons qui présentaient l’intérêt d’avoir un empattement étroit et donc de passer à travers les rangées de vigne. Ces machines semblent avoir été au départ des engins de récupération militaires, destinés à porter des mitrailleuses lourdes dans les configurations tout-terrains. L’inventivité des mécaniciens agricoles a fait le reste, et ces chenillards ont longtemps fait partie du paysage des vignerons languedociens. À ce propos, qu’il me soit permis de citer l’existence d’un grand collectionneur de machines agricoles, résidant à Cers, à quelques kilomètres de Béziers.
Le temps des crises
Nul doute que sa collection, de près de 40 machines en état de marche, aurait sans doute pu très largement illustrer cet ouvrage.
Bien entendu, les grandes fractures du monde agricole ont été largement évoquées. Que ce soit la colère de 1936, le traumatisme des prisonniers de guerre, ou l’instrumentalisation du monde paysan par la révolution nationale. La résistance, l’engagement dans les maquis, a été bien entendu un moment fort de l’histoire de la paysannerie française, que les deux auteurs relatent très largement. On est tout de même étonné que l’épuration sauvage, qui a frappé particulièrement les campagnes, ne soit pas du tout évoquée. Mais cela tient peut-être à la diversité des situations, et à la difficulté encore aujourd’hui, de retracer très précisément ces histoires sur lesquels des voiles pudiques ont été posés.
À partir de 1946, c’est la course à l’agriculture productiviste, le développement du syndicalisme agricole, avec la jeunesse agricole chrétienne, le remembrement avec une carte remarquable pour la commune d’Aulnay-sous-Bois, qui retient l’attention. Dans les années 50, dans toutes les régions françaises, la révolte rurale gronde, et l’on voit avec beaucoup de surprise ce billet du préfet au commandant de la cinquième région militaire de Toulouse, lui demandant de prêter le secours des troupes nécessaires pour assurer éventuellement le maintien de l’ordre à Narbonne.
Les chocs de la modernité
La révolte des vignerons de 1905 avait évidemment laissé des traces, qui n’ont d’ailleurs pas été évoquées dans la première partie de l’ouvrage.
On retrouve avec beaucoup de nostalgie, pour ceux qui avaient entre 15 et 20 ans dans les années 70, ces objets du quotidien, comme la frégate Renault de 1960, la motocyclette Peugeot des années 70. Incontestablement c’est un livre à feuilleter en famille pour apprendre aux jeunes générations d’où elles viennent. Mais c’est aussi un livre qu’il faut avoir dans un centre de documentation, tant la rurbanisation depuis la fin des années 70 a distendu les liens avec le monde rural.
Cette mutation du monde rural qui se retrouve désormais confronté aux exigences de la modernité, mais encore aux contraintes de ce rapport particulier à la nature, est remarquablement retracée dans les différents textes et documents iconographiques dont le livre regorge. Et à cet égard il constitue une mine de documents originaux pour le professeur qui souhaiterait présenter cette formidable mutation sociale et économique que le monde rural a su accomplir. Il ne serait pas inutile que l’ensemble des documents soit également présentés sur un support numérique. Ne serait-ce que pour pouvoir sauvegarder des manipulations maladroites les fac-similés qui sont inclus dans le livre.
En tout état de cause, pour avoir traité à plusieurs reprises des études de Jean-Marc Moriceau sur le loup, et sur le monde rural en général, je ne peux que saluer avec reconnaissance cette nouvelle contribution à l’histoire des sociétés rurales, et attendre avec impatience d’entendre cet ami de longue date de la Cliothèque, ainsi que son complice, Philippe Madeline, aux rendez-vous de l’histoire de Blois, qui sont consacrés, pour cette année 2012, à ces paysans, comptables de nos terroirs, et dompteurs d’une nature que nous avons à préserver.
Bruno Modica