Professeur au lycée Kerichen de Brest, auteur de deux ouvrages consacrés aux phares et aux gardiens de phares, Jean-Christophe Fichou nous livre une étude approfondie et rigoureuse sur une question qui demeurait jusqu’à ce jour presque totalement ignorée, n’ayant fait l’objet d’aucune vraie recherche. La source principale de cette étude est constituée par les très riches fonds des archives des quartiers de l’Inscription maritime (Service historique de la Marine de Brest) mais aussi par de nombreux dossiers des archives nationales (synthèse mensuelle des préfets de la zone occupée) et départementales (correspondances des préfets et des commissaires de police des ports de pêche, dossiers des renseignements généraux), ainsi que sur quelques fonds d’archives privés (Chambre de commerce, Fédération française des industries d’aliments conservés, Syndicat des conserveurs de Bretagne).
Cette étude s’inscrit dans le prolongement du renouvellement historiographique concernant la vie économique de la France. C’est une étude de type universitaire et les notes infrapaginales se comptent par centaines mais elles n’empêchent nullement un parcours agréable dans un ouvrage bien écrit, bien structuré, cohérent, aux idées directrices fort bien mises en évidence. Un ouvrage un peu iconoclaste dans la mesure où il montre que pendant la guerre la pêche continue, et que beaucoup s’accommodent fort bien de la présence d’un occupant qui est un bon client !

Le rationnement, la décision de fermer les boucheries un jour par semaine au printemps 1940, la multiplication ultérieure des « jours sans viande » poussent la population à se tourner vers les produits de la mer. Le nombre des chalutiers réquisitionnés et des pêcheurs mobilisés entraînent la diminution de l’offre de poisson sur les marchés : dans ces conditions, le prix de vente du poisson, de plus en plus rare et recherché, augmente considérablement. Les pêcheurs bretons comprennent donc très vite qu’ils ont tout intérêt à continuer à pêcher et à surmonter les difficultés qui tendent à les en empêcher, à commencer par la raréfaction du gas-oil et la forte hausse de son prix.
« On pêche, quoiqu’il arrive, et cette manière d’opérer, en subissant les multiples contraintes de la guerre, se prolonge après l’arrivée des Allemands, et pendant toute l’Occupation ». L’ouvrage tout entier en fournit une magistrale démonstration ; il est une passionnante approche concrète des contradictions de la politique de Vichy, de l’accommodement des populations littorales avec l’occupant, des réalités d’une collaboration économique décomplexée.

 

Importance et diversité de la pêche bretonne en 1939

 

A la veille de la guerre on compte sur l’ensemble du territoire métropolitain, 60 000 inscrits maritimes pêcheurs dont 34 000 (57%) travaillent sur les 2500 km du littoral breton, où une centaine de ports les accueillent dans des conditions parfois sommaires. Sur le littoral breton, plus de 150 000 personnes vivent alors directement de l’industrie des pêches maritimes. Sur les 170 000 tonnes de poisson débarquées dans les ports français (il faut y ajouter les crustacés, les mollusques et les coquillages), 70 000 tonnes (41%) proviennent de Bretagne. Exprimé en valeur, cet apport représente 40% des pêches françaises.
A Lorient, le port de pêche le plus moderne de France, on accueille de grands chalutiers hauturiers ; à Douarnenez, 3500 marins montent encore quelques chaloupes sardinières à voile, mais surtout des vedettes à moteur ; le port de Camaret s’est spécialisé dans la prise des langoustes ; Etel, Groix et Concarneau s’adonnent à la pêche au thon : « Les navires, les hommes, les techniques, sont aussi nombreux que les ports qui les abritent ».

 

Une population choyée par le régime de Vichy

 

La marine militaire demeurant jusqu’au sabordage de la flotte à Toulon, la seule garante de l’intégrité de la France, les officiers de Marine sont appelés à jouer un grand rôle dans l’organisation de l’État français au sein duquel ils occupent de hautes fonctions : contre-amiral François Darlan, contre-amiral Paul Auphan, amiral Charles Platon (un ultra de la collaboration nommé secrétaire d’État aux colonies) et d’autres moins connus mais très nombreux qui ont conduit un humoriste à comparer Vichy avec la SPA (Société protectrice des amiraux). La plupart de ces officiers sont d’enthousiastes partisans de Pétain et de la Révolution nationale, qui réclament le peloton d’exécution pour les quelques « voyous » et « déserteurs » qui ont rejoint de Gaulle (dont l’amiral Muselier).
Le mythe maréchaliste de la « mission de restauration paysanne » est adapté aux professions maritimes, et d’abord aux pêcheurs. « La marine, en vertu de ses qualités traditionnelles de cohésion, de discipline, de professionnalisme, d’efficacité et d’honneur, doit devenir l’exemple par excellence, le modèle de la nouvelle société en construction ». Le ministre de la Marine s’inscrit dans l’œuvre régénératrice de la Révolution nationale : il crée des écoles de pêche et des camps de jeunesse, les « Chantiers de la Marine ». Il reprend les projets de la Jeunesse maritime chrétienne et crée des écoles spécifiques pour l’apprentissage des jeunes marins où l’on apprend à respecter le Travail, la Famille et la Patrie. L’auteur montre que ces écoles ne furent pas des « leurres pour l’occupant » permettant aux jeunes d’échapper au STO mais que leur création répond surtout « à la volonté obsessionnelle de Vichy de transformer la société en éduquant la jeunesse à sa manière ». Il précise aussi que la plupart de ces structures professionnelles furent conservées par le Gouvernement provisoire en 1944 et renforcées en 1946.
« Tous les pêcheurs bretons bénéficient du soutien permanent et massif de l’Amirauté ». Ils bénéficient d’une « législation souple et adaptée aux circonstances » et de nombreux avantages : indemnité journalière pour perte de salaire, supplément de matières grasses pour les équipages des navires de grande pêche, ration hebdomadaire de vin augmentée de trois litres pour atteindre cinq litres (ce qui est en totale contradiction avec la croisade anti-alcoolique menée par Pétain). Des œuvres sociales efficaces sont créées, des subventions sont accordées aux foyers du marin, aux Abris du marin, aux orphelins de la mer.

Des privilèges qui encouragent le marché noir

Les services du Ravitaillement assurent prioritairement l’approvisionnement des étals parisiens et des grandes villes de l’intérieur. L’essentiel des arrivages est accaparé par les restaurants, acheteurs prioritaires, notamment aux Halles de Paris, au détriment des particuliers. En France le poisson de mer n’est pas rationné mais son prix est fixé par décret, si bien que les pêcheurs et les mareyeurs tentent d’éviter le marché officiel pour vendre à des prix plus élevés. Des marchés s’organisent et s’officialisent : les ouvriers, les fonctionnaires, les institutions forment des coopératives d’achat pour tenter de récupérer à la source une part du poisson débarqué. La « part réservataire » des pêcheurs alimente largement ces circuits.
Les pêcheurs sont autorisés à s’octroyer une part de leurs prises dans les mêmes proportions qu’avant guerre : 200 kg pris au filet ou 50 kg à la ligne pour les petites embarcations : c’est « la part réservataire ». « Si l’on considère qu’une chaloupe sardinière sort quotidiennement pendant la saison qui dure cinq à six mois, l’équipage de six à dix hommes reçoit pratiquement tout le produit de la pêche, 400 à 500 kg, à distribuer chaque jour pour son propre compte », ce qui incite les plus malins à sortir deux fois par jour et à faire valoir leurs droits sur les deux pêches ! Ce poisson est évidemment vendu par les pêcheurs ; il remplit les colis dits « familiaux », alors qu’aucune justification n’est demandée à l’expéditeur ou au destinataire : dix tonnes de poisson quittent ainsi chaque jour les Côtes-du-Nord en décembre 1941 dans plus de 5000 colis. Quand il s’agit de langoustes ou de homards, cette « part réservataire » représente une réelle fortune (2500 francs par marée).
Au sein du gouvernement, quelques ministres dénoncent ces privilèges accordés aux pêcheurs et les agents du Ravitaillement multiplient les rapports dénonçant les ventes clandestines de poisson et accusant les pêcheurs d’alimenter le marché noir.
De toute évidence les marins pêcheurs jouissent de tous les avantages accordés sans réellement adhérer à l’esprit et au programme de la Révolution nationale. Leur « attentisme prudent » évoluera d’ailleurs vers une « révolte sourde » puis une réelle rébellion quand les conditions de l’occupation se feront plus dures.

Les Allemands sont de bons clients

L’armée allemande s’établit en force et en nombre en Bretagne, région hautement stratégique. Si le poisson frais n’a jamais fait partie de ses priorités absolues (sauf à la fin de la guerre quand elle manque de tout), il n’en est pas de même pour les conserves qu’elle recherche avec avidité ; c’est pourquoi les Français n’en ont pratiquement jamais vu sur les rayons des épiceries pendant l’Occupation alors que plus de 20 000 tonnes de conserves de poissons et légumes ont été expédiées au départ des gares du Finistère entre octobre 1942 et octobre 1943.
L’armée allemande vient donc elle aussi se servir à la source, encourageant le marché noir. « Toutes les professions de la filière sont concernées et participent de manière très active aux courants de vente illicite, des plus petits pêcheurs aux plus grands industriels de la conserverie qui fabriquent un produit rare et recherché (sardine et thon à l’huile), de haute qualité gustative, nourrissant, peu encombrant et facile à conserver ». La grande majorité des stocks est acquise par les bureaux d’achat de l’armée allemande, dans des conditions très opaques, mais ni les usiniers, ni les intermédiaires ne sont inquiétés par les forces de police ou du contrôle économique.
« En somme, si la France pêche, et tout spécialement la Bretagne, c’est pour approvisionner l’Allemagne, les troupes d’occupation, les restaurants et non pas les ménages français, en Bretagne ou dans le reste du pays ».

Pêcher par tous les moyens pour vendre à tous les clients

On comprend donc que dans ces conditions la pêche soit durant les trois premières années de l’Occupation au moins, une activité lucrative et dynamique ! Les pêcheurs cherchent à surmonter toutes les difficultés de l’époque et y parviennent en grande partie. Des retraités reprennent la mer ; on restaure de vieux voiliers ; on lance des programmes de construction de bateaux ; on bricole des moteurs à vapeur ; on aménage des gazogènes sur les bateaux ; le gouvernement de Vichy élabore un vaste plan de construction et d’aménagement portuaires. « En dépit d’une légende bien établie, on peut donc affirmer que les marins sont en mer, pêchant, et que le poisson se vend sur les marchés, officiels et parallèles (…) toutes les archives consultées témoignent que les relations des pêcheurs avec les troupes d’occupation (…) sont fondées sur la négociation et l’accommodement des intérêts réciproques (…) » L’occupant aide au développement de la pêche : il fournit aux pêcheurs des hameçons et des cordes quand ils viennent à en manquer ; il ferme les yeux sur manquements aux règles de sortie.
« En fait ce sont les côtes britanniques que les marins bretons regardent souvent avec plus d’inquiétude que d’espoir. Le danger est permanent car il provient des conséquences militaires du blocus britannique et nos eaux territoriales ne sont plus très sûres ». Les attaques aériennes anglaises contre les bateaux de pêche provoquent un grand mécontentement parmi les pêcheurs bretons qui ne les comprennent pas ; l’Amirauté pour sa part en dénonce la « sauvagerie », l’illégalité et l’injustice. Si quelques pêcheurs participent à la création de réseaux d’évasion vers l’Angleterre, la plupart ne sont « guère pressés de rejoindre la flotte de l’amiral Muselier ».

L’âge d’or des industriels de la conserverie

En 1939, l’industrie française de la conserve de poisson emploie entre 15 000 et 20 000 ouvrières et ouvriers répartis dans 160 à 170 usines implantées de Lannion à Saint-Jean-de-Luz. Ces usines font vivre 40 000 pêcheurs, soit la moitié des équipages français embarqués.
Les premières années de l’occupation sont l’âge d’or du patronat de cette industrie, mais pas celui des salariés. Par décret, le gouvernement a porté la semaine de travail de 40 à 45 heures ; le droit de grève est supprimé, la CGT dissoute, les salaires bloqués, les grèves réprimées. Au sein du patronat français dans l’entre-deux-guerres, l’Union des syndicats de conserveurs a toujours été particulièrement réactionnaire, dénonçant par exemple très vivement la politique du Front populaire. La voilà donc rassurée par le nouveau cours de la politique française et l’État français ne lui ménage pas ses aides. Mais son vrai bonheur vient de la présence allemande.
En effet, l’armée allemande est gourmande de conserves de poisson. Tous les industriels acceptent de traiter avec elle, sans que jamais elle ne les y oblige. Les Allemands ne confisquent rien : ils achètent de grosses quantités de conserve de sardines et de thons et ils paient bon prix (avec l’argent français de fait). L’auteur compare la situation avec celle des achats allemands auprès des grandes maisons de Champagne, de Cognac et de Bordeaux.
Pour protéger la production de conserves, les Allemands classent les entreprises dans la catégories des V-Betriebe puis des S-Betriebe (S pour Speer) ce qui leur confère beaucoup d’avantages ; ils y ajoutent les entreprises produisant le fer blanc des boîtes ; ils facilitent le transport du vin blanc et de l’huile ; ils accordent de grosses quantités d’essence. Le classement dans la catégorie V-Betriebe n’est pas obligatoire mais il est lucratif ; tous les industriels le demandent. Ils se défendront à la Libération en affirmant avoir voulu protéger la main d’œuvre du STO, alors qu’ils employaient essentiellement des femmes.
Ils ne s’arrêtent pas en si bon chemin et s’engagent hardiment dans la voie des échanges technologiques avec les entreprises allemandes capable de fournir le matériel de déshydratation ou de congélation rapide, alors inconnu en France. « La période de l’occupation a été pour ces entreprises une période d’innovation et de modernisation dans le domaine technique ainsi qu’en matière d’organisation et de gestion ».

L’auteur constate que ses conclusions « vont à l’encontre de la présentation conventionnelle des faits, répétée souvent par manque de curiosité, ignorance des sources et méconnaissance du sujet ». Cette étude rigoureuse démontre une fois de plus que c’est par l’analyse minutieuse et méthodique des documents d’archives qui restent inexploités, que peut se renouveler l’historiographie et que peut progresser notre connaissance des réalités économiques et politiques de la France sous l’Occupation.

Joël Drogland