Le 16 mai 2007, jour de son investiture, Nicolas Sarkozy annonça que la dernière lettre de Guy Môquet à ses parents serait désormais lue dans tous les lycées de France à la date anniversaire de son exécution, le 22 octobre. D’intenses débats plus ou moins polémiques s’ouvrirent alors dans la presse et sur la toile dont cette liste de diffusion fut l’un des vecteurs. Une note de service du 16 septembre 2009 rappelle aux professeurs de lycée que l’injonction présidentielle reste « obligatoire ».

L’auteur de ce compte-rendu, il est honnête de le préciser, fut de ceux qui refusèrent de lire cette lettre et qui le firent savoir en argumentant sur trois points essentiels : le refus de l’instrumentalisation par le pouvoir exécutif, le refus du recours à l’émotion dans le cadre d’une séance décontextualisée, le fait que le choix de Guy Môquet comme symbole de la Résistance était pour le moins contestable. Faire de ce jeune militant communiste le symbole de la « Résistance aux barbares hitlériens » comme l’écrivit sans sourciller Laurent Joffrin dans Libération était inacceptable pour qui connaissait un tant soit peu l’histoire du parti communiste français entre 1939 et 1941.

C’est sur ce thème que Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre ont voulu faire le point dans le petit livre qu’ils publient aujourd’hui. Il ne s’agit pas — comme le titre pourrait le laisser penser — d’une analyse de l’opération politique et politicienne du président Sarkozy et des débats et polémiques qu’elle a suscités, mais d’un travail de recherche historique ayant pour objectif de répondre solidement à quelques questions simples mais essentielles :

  • Guy Môquet était-il un résistant ? Si oui, qu’a-t-il fait ?
  • Le Parti communiste au sein duquel il militait était-il alors résistant ?
  • Par qui et pourquoi Guy Môquet fut-il arrêté ?
  • Par qui et pourquoi son nom fut-il retenu pour figurer sur la liste des otages à exécuter ?

Il s’agit aussi du procès d’une historiographie jugée partisane.

Règlements de compte entre historiens

Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre ont déjà publié deux solides ouvrages appuyés sur le dépouillement de nombreux dossiers d’archives dont ceux de la préfecture de police de Paris : (Le Sang des communistes. Les Bataillons de la jeunesse dans la lutte armée : automne 1941, Fayard 2004, et Liquider les Traîtres. La face cachée du PCF (1941-1943), Robert Laffont 2007). Jean-Marc Berlière a publié une étude qui fait autorité sur Les Policiers français sous l’Occupation (Perrin, 2001) et Franck Liaigre prépare une thèse sur les FTP et la lutte armée. Ils appartiennent tous les deux à l’équipe de recherche du CESDIP (Ministère de la Justice/CNRS). Ils affirment s’inscrire dans une démarche démystificatrice et vouloir « soulever le voile sur une entreprise de désinformation historique ».

Les premiers visés sont les historiens auxquels ils reprochent de n’avoir pas fait leur travail et de ne plus avoir assez fréquenté depuis trop longtemps les dépôts d’archives, pourtant largement ouverts et accessibles, et pas seulement ceux de la police. Dans «l’affaire Guy Môquet », ils sont accusés d’avoir trop souvent colporté la légende établie par le parti communiste, quand il a réécrit son histoire pour faire oublier ce qu’elle avait été réellement entre 1939 et 1941, par sympathie idéologique ou par paresse intellectuelle, pour ne pas passer pour «anti-communiste», ou pour ne pas «salir» la Résistance, ou pour ne pas «faire le jeu de la droite», ou pour d’autres raisons encore.

Le lecteur averti remarquera, dans le texte et dans les notes, ces critiques à l’égard des historiens qui, depuis 25 ans, autour de l’Institut d’Histoire du Temps présent, ont renouvelé l’histoire de la Résistance et de l’Occupation et qui se sont retrouvés pour la plupart au sein du Dictionnaire historique de la Résistance publié en 2006 chez Robert Laffont sous la direction de François Marcot.

Si bien peu sont cités, le chapitre 2 s’ouvre sur une citation extraite d’un article publié dans L’Humanité du 26 juin 2007 par trois historiens de l’Université de Bourgogne en réponse à un article publié par Jean-Marc Berlière et Sylvain Boulouque dans Le Monde du 24-25 juin 2007 et intitulé : « Guy Môquet : le mythe et l’histoire ». N’insistons pas davantage sur cet aspect règlement de compte entre historiens et venons-en au contenu de la démonstration, « ce qu’une recherche menée systématiquement, sans à priori, mais avec méthode dans pratiquement tous les fonds accessibles, autorise à écrire avec quelque certitude ».

Prosper Môquet défend le pacte germano-soviétique et la thèse de la guerre impérialiste

Guy Môquet entend poursuivre le combat de son père arrêté le 10 octobre 1939 et condamné à cinq ans de prison le 3 avril 1940. Quel était ce combat ? Député communiste, Prosper Môquet n’a pas été troublé par le pacte germano-soviétique : il l’a approuvé, et il n’a pas été le seul. Le parti communiste est une section de l’Internationale communiste à laquelle tous les militants doivent obéissance. Les auteurs rappellent « la haine de nombreux militants pour la République, leur internationalisme, l’anglophobie […] l’espoir d’une défaite française, d’une intervention de l’URSS pour la victoire du socialisme et de la révolution ». « On le lira clairement dans les tracts et les affiches de l’été 1940, la défaite de juin 1940 va constituer une divine surprise : l’effondrement de la démocratie bourgeoise en France élimine un obstacle sur la voie de la révolution».

Prosper Môquet admet la nouvelle ligne imposée par l’Internationale au parti communiste : l’Europe est plongée dans une guerre impérialiste par la faute de la France et de l’Angleterre ; l’Allemagne n’en est pas particulièrement responsable ; il n’y a pas de distinction particulière à faire au sein des États capitalistes entre ceux qui sont fascistes et ceux qui sont démocratiques. Le 1er octobre 1939, les députés communistes adressent une lettre au président de la Chambre, Édouard Herriot, réclamant que la paix soit signée sous les auspices de l’URSS. Un vote du parlement lève leur immunité parlementaire : trente députés communistes sont arrêtés, parce qu’ils ont violé le décret du 26 septembre 1939 en continuant à militer dans une organisation affiliée à l’Internationale communiste, et parce que le contenu de la lettre à Herriot montre qu’ils entretiennent des intelligences avec un pays ayant signé un pacte avec l’ennemi.

« Durant toute la drôle de guerre, le principal adversaire du parti communiste n’est pas l’Allemagne nazie […] mais le gouvernement français de la République ». Quand l’Armée rouge envahit la Finlande, l’Internationale communiste engage le parti communiste à saboter l’effort de guerre français. Le Parti mobilise ses militants cheminots, dockers, affectés spéciaux des usines de l’industrie aéronautique, de la construction navale, etc. Les sabotages sont une réalité que montrent les archives. Lors de leur procès, les députés communistes clament leur solidarité avec l’URSS et présentent la guerre de Finlande et l’invasion de la Pologne comme des entreprises de libération, insultant Finlandais et Polonais qui luttent pour l’existence même de leur patrie.

Conclusion des auteurs : « On comprend pourquoi le PCF — et les historiens qui lui sont liés — ont occulté ces faits, minoré ou nié le défaitisme, les sabotages, l’antipatriotisme… au profit de la légende dorée, de la saga historique du « parti des fusillés », du parti de Guy Môquet curieusement devenu l’icône de l’engagement patriotique et résistant des communistes».

Les tracts que distribue Guy Môquet n’appellent pas à la résistance

« Il a distribué des journaux qui véhiculaient des propos et des valeurs aux antipodes de la liberté, de la démocratie, du patriotisme qu’on a voulu célébrer en 2007 ». Guy Môquet est arrêté le 13 octobre 1940 pour appartenance aux Jeunesses communistes (JC), dissoutes par le décret du 26 septembre 1940. Il est arrêté par trois inspecteurs de la Brigade spéciale de répression anticommuniste, créée à la direction des renseignements généraux de la Préfecture de police en mars 1940. Il n’avoue rien, mais ses camarades passent des aveux circonstanciés.

Les tracts et les numéros de L’Avant-Garde qu’il distribue, les papillons qu’il colle, défendent une ligne qui n’est pas celle d’une résistance à l’occupant : « Le PCF ménage les Allemands avec lesquels il espère fraterniser à l’été 1940 […]. PCF et JC appellent toujours la paix de leur vœux. À leurs yeux, la guerre demeure un conflit capitaliste auquel la classe ouvrière ne doit pas se mêler ». Les véritables « fauteurs de guerre » sont « franco-britanniques » : les Anglais « qui n’hésitèrent pas à déchaîner la guerre impérialiste », les dirigeants « putrides et cupides » de la IIIe République ; quand à de Gaulle, il n’est qu’un valet de la City (remarquons que la note de service du 16 septembre 2009 propose d’associer au combat de Guy Môquet celui des combattants de la France libre…).

« Dans ces conditions » concluent les auteurs, « il faut une belle dose d’ignorance, d’imagination, ou beaucoup d’aplomb pour faire de Guy Môquet un résistant […]. À l’automne 2007, on a donc célébré la Résistance en honorant un non-résistant. On a érigé Guy Môquet en « combattant de la liberté, alors que les tracts qu’il a distribués jusqu’à son arrestation promouvaient un régime totalitaire, liberticide et criminel ».

C’est le parti communiste, « historien de sa propre histoire », qui a érigé Guy Môquet en héros, avec lui « le Parti affiche son patriotisme et gomme de la sorte la politique qu’il fit réellement la sienne entre octobre 1939 et le 22 juin 1941 ». Sur cette politique (en particulier sur « l’appel » dit « du 10 juillet ») on se reportera au livre de Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier, Juin 1940, La négociation secrète (Les Éditions de l’Atelier, 2006). Ici, les auteurs s’efforcent de démontrer en s’appuyant sur les archives qu’il n’y a pas eu de « double ligne » du PCF (qui aurait opposé une base plus résistante à une direction s’alignant sur la stratégie exigée par l’Internationale communiste), que Charles Tillon et Georges Guingouin ne sont entrés en dissidence que plus tard et qu’à cette époque ils furent «soucieux d’appliquer les directives du « centre »».

De son arrestation au matin du 22 octobre 1941, Guy Môquet « reste entre les mains de Vichy »

Arrêté par des policiers français pour avoir contrevenu à un décret-loi français, Guy Môquet « qui n’a entrepris aucune action contre les Allemands, n’a donc jamais eu affaire à l’occupant » avant que celui-ci n’inscrive son nom sur une liste d’otages à fusiller. Interrogé sans être torturé, il est acquitté par la 15e chambre du tribunal correctionnel de Paris, le 23 janvier 1941, « comme ayant agi sans discernement ». Placé sous le régime de la liberté surveillée, les autorités vichyssoises décident de ne pas le libérer, mais de l’interner administrativement parce qu’elles le soupçonnent de rester lié aux Jeunesses communistes. Il est interné à la prison de la Santé, puis à la centrale de Clairvaux, et enfin au centre de séjour surveillé de Choisel, à Châteaubriant, en Loire-Inférieure.

Jusqu’à l’évasion de quatre dirigeants communistes le 19 juin 1941, les détenus de ce camp jouissent de grandes libéralités. Par la suite, les visites familiales et les sorties du camp sont interdites. Le 3 septembre 1941, une vingtaine de politiques sont transférés à la baraque n° 19, isolée du reste du camp par une enceinte de fils de fer barbelés.
L’attaque de l’URSS le 22 juin 1941 oblige l’Internationale communiste à adopter une nouvelle stratégie, à laquelle le PCF obéit (avec beaucoup de réticences comme les auteurs l’ont montré dans Le Sang des communistes) en se lançant dans la lutte armée. Le 20 septembre 1941 à Nantes, Gilbert Brustlein exécute le Feldkommandant Hotz. L’administration militaire allemande applique en conséquence le code des otages qu’elle a édicté pour terroriser la population.

Les auteurs montrent que c’est la stricte application des règles de ce code des otages par les Allemands qui conduit Guy Môquet à figurer sur la liste. Les otages doivent en effet être choisis parmi des Français emprisonnés ou internés, et, dans la mesure du possible, dans la région où a eu lieu l’attentat, parmi les militants d’organisation combattant les Allemands (« judéo-communistes » et gaullistes dans une moindre mesure). Le ministre de l’Intérieur, Pierre Pucheu, aidé des membres de son cabinet et du sous-préfet, fournit aux Allemands deux listes totalisant 61 noms.

Les Allemands ne retiennent que 17 personnes sur ces deux listes et elles seront effectivement fusillées ; ils ajoutent les noms de dix autres hommes qui ne sont pas sur les listes de Pucheu et qui seront fusillés ; Guy Môquet est de ceux-là, « en dépit des allégations des témoins reprises par de nombreux historiens ». Il est choisi parce qu’il est très jeune : les témoins oculaires de l’exécution de Hotz ont affirmé que celui qui avait tiré était très jeune, et le code des otages spécifie que dans ce cas de très jeunes hommes doivent être fusillés. Quatre garçons mineurs sont fusillés à Châteaubriant et 7 autres à Nantes, le 22 octobre 1941.

« Interné à 80 km de Nantes, ville où de jeunes résistants ont tué le Feldkommandant Hotz, Guy Môquet, quoique ne figurant ni dans la baraque 19, ni sur la « liste Pucheu » était en raison de son âge et de ses engagements politiques, une cible privilégiée pour les Allemands ».

C’est encore sur la critique d’une historiographie jugée partisane que revient la conclusion : « Voilà donc […] ce que permet l’histoire : l’établissement des faits qui doit être le premier objectif de l’historien.

Mais l’histoire, ses objectifs et ses méthodes, étaient évidemment le cadet des soucis des acteurs de cette affaire en 2007 […]. On aurait pu espérer que les historiens allaient tenter de jouer leur rôle : rappeler quelques faits essentiels, redresser quelques idées fausses, dire surtout ce que doit être la méthode historique…

Las ! La plupart se sont tus […]. Quand des spécialistes […] s’interdisent certains propos, certaines investigations, se posent la question des conséquences politiques de la réception de leurs recherches […] : on doit d’abord s’inquiéter d’une crise de l’histoire qui confine à une capitulation voire à un naufrage ».

Joël Drogland, pour Les Clionautes®