Aucune étude récente n’avait retracé l’expansion du réseau monastique qui en résulta entre le Xe et le début du XIIe siècle, moment de la stabilisation de la congrégation qui s’est structurée et hiérarchisée autour de son coeur, l’abbaye de Tournus en Bourgogne, à la tête presque trois cents lieux de culte subordonnés situés surtout dans les vallées de la Loire, de l’Allier, de la Saône et du Rhône.
Une plongée fructueuse dans des sources complexes
L’ouvrage d’Isabelle Cartron est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 1998 à l’Université d’Aix-en-Provence, remaniée et actualisée en vue de sa publication par les Presses universitaires de Rennes. Une abondante bibliographie, un index, un dossier cartographique soigné, et un répertoire des dépendances du monastère de Saint-Philibert du IXe au XIIe siècle classées par diocèses complètent heureusement l’exposé principal.
L’auteur s’est appuyée sur un abondant dossier documentaire, incluant l’analyse des divers diplômes et confirmations des droits et dépendances du monastère délivrés en faveur de Saint-Philibert, mais aussi les sources littéraires. La Vie de saint Philibert, puis deux recueils de Miracles de saint Philibert sont rédigés par le moine Ermentaire dans le deuxième tiers du IXe siècle. D’autres Miracles auraient été rédigés à la fin du XIIe siècle par Bernard de Saint-Romain, prieur puis abbé de Tournus. Une passion de saint Valérien, martyr bourguignon préexistant à l »établissement des moines de Saint-Philibert à Tournus en 875 est incluse dans la rédaction de la Chronique de Tournus par le moine Falcon à la fin du XIe siècle. Les sources liturgiques du monastère, ainsi que les indices archéologiques et des objets de culte (tel le flabellum, éventail liturgique, reproduit sur la couverture) fournissent leur contribution à la connaissance de la destinée de ce groupe monastique.
Le récit fondateur de l’exode des moines et des reliques de saint Philibert a ceci de particulier que, le danger passé, les moines ne cherchent pas à revenir au lieu initial comme c’est pourtant souvent le cas en général. Isabelle Cartron choisit une approche comparatiste avec ce que l’on peut savoir des déplacements d’autres communautés monastique ayant fui devant le péril scandinave. D’autre part, le discours sur le monastère s’appuie largement sur la légitimité carolingienne.
L’étude envisage l‘examen de ce réseau monastique, dont l’abbaye-mère est très proche géographiquement de celle de Cluny, en référence aux travaux récents sur les réseaux monastiques hiérarchisés, menés tant en Allemagne qu’en France depuis trente ans. Elle récuse pour Saint-Philibert la notion d’ordre, bien définie pour les réseaux monastiques avant le XIIe siècle, structurés et hiérarchisés autour d’un chef-lieu et unifiés par une observance commune de pratiques et de coutumes, le lien unissant les membres étant notamment formalisé par la tenue de chapitres généraux annuels.
Le réseau organisé autour de Saint-Philibert de Tournus ne correspond pas au modèle dont Cluny est le principal représentant mais il relève d’un modèle plus ancien de type carolingien, qui garantit à l’origine l’autonomie des monastères, mais qui évolue au Xe siècle vers la notion mouvante de congregatio, dont le sens peut recouvrir la communauté des moines profès, ou l’ensemble des moines répartis dans les différents établissements du réseau, voire s’étendre à l’aristocratie bénéficiant des bienfaits spirituels de la familia monastique et dont les noms sont inscrits dans les nécrologes ou libri memoriale.
L’ouvrage s’organise en cinq parties.
L’exode des reliques de Herio (Noirmoutier) à Messais en Poitou
La première s’appuie sur le parcours des moines de Herio (Noirmoutier) à Messais en Poitou. Il met en relation les faits avec le contexte politique, qui révèle une réalité plus complexe.
Les moines, dont le monastère d’Herio a été fondé au VIIe siècle par saint Philibert, sont engagés dans la réforme religieuse dès l’époque de Louis le Pieux, et reçoivent beaucoup de privilèges économiques, malgré les débuts d’incursions scandinaves vers 819-820.
En 836, ils quittent l’île de Herio pour le site de Deas, proche du lac de Grandlieu, où s’élève bientôt leur deuxième monastère, qui semble à cette époque un carrefour de voies de communication.
Après 843, ils se partagent en plusieurs groupes, et s’installent notamment à Cunault sur la Loire en Anjou (concédé en 845 par le comte de Tours) puis vers Messais en Poitou en 862. Les lignages chargés de la défense des côtes du Bas-Poitou (Herbauge et pays de Retz) permettent aux moines d’obtenir des refuges vers l’Anjou et le Poitou, où ils gardent ces confins. Mais les domaines acquis n’ont pas garanti aux moines suffisamment de moyens de subsistance.
Cette période coïncide avec des conflits récurrents avec les Bretons et une installation des Scandinaves dans la vallée de la Loire. Lorsque les Bretons parviennent à mettre la main sur le pays de Retz au sud de la Loire, où est installé le monastère de Deas, c’est le signal pour un abandon durable des implantations du monastère et de nouvelles migrations.
Une étape en Auvergne?
La deuxième partie présente l’étape des moines en Auvergne, dont le réseau est relativement peu étudiée. Cette installationse développe dans le contexte du développement d’une principauté et avec la redistribution des pouvoirs qui y est associée. Beaucoup de monastères ligériens ont trouvé refuge en Auvergne sous l’effet des offensives scandinaves des années 850-880.
Geilon est un grand personnage entré au monastère en 867/868 et devenu abbé de Saint-Philibert avant 870. Il joue un rôle essentiel dans l’installation définitive des moines de Saint-Philibert hors du Poitou. Il est parent du groupe familial chargé de la défense de la basse-Loire (Renaud d’Herbauge, Ramnulfe II de Poitou) et est étroitement lié aux hommes de confiance de Charles le Chauve, Frotaire et Hildegaire, notaire de Charles le Chauve mais aussi évêque d’Autun, utilisé par le souverain pour limiter les pouvoirs de l’aristocratie laïque en Aquitaine. L’auteur note que Hildegaire possède des biens en Auvergne aux environs des futures dépendances de Saint-Philibert, et étudie de façon approfondie un dossier d’actes dont la moitié sont des faux, probablement forgés à la fin du IXe siècle. Hildegaire et l’abbé Geilon (évêque de Langres à partir de 880) n’ont sans doute pas été étrangers à la création de ce dossier justifiant les droits de Saint-Philibert en Auvergne.
Le premier acte authentique évoquant des domaines de Saint-Philibert dans cette région date de 915, mais il fait état de confirmations de biens remontant à Charles le Chauve. Les moines possèdent le monasterium de Goudet (où ils se réfugient momentanément suite à des tensions avec l’aristocratie bourguignonne entre 945 et 949) mais aussi des églises environnantes et l’établissement de Saint-Pourçain.
Cependant rien ne permet d’affirmer que l’Auvergne fut une étape entre le Poitou et l’installation définitive à Tournus en 875. Tout au plus est-il possible d’affirmer que la présence des moines de Saint-Philibert a été favorisée à Goudet et à Saint-Pourçain par Hildegaire dans le dernier tiers du IXe siècle.
L’arrivée des moines de Saint-Philibert à Tournus en Bourgogne
La troisième partie permet de cerner les enjeux qui accompagnent l’arrivée des moines à Tournus en Bourgogne.
En 875, Charles le Chauve donne à l’abbé Geilon l’abbatia, le castrum et la villa de Tournus, chargeant les moines de restaurer un ancien établissement dédié au saint bourguignon saint Valérien, dont le culte cohabitera avec celui de saint Philibert venu des marges de la Loire. IL leur attribue aussi l’immunité. C’est le retour à la stabilité tant recherchée par les moines.
Le choix de ce lieu, aux portes du pagus de Lyon, est en relation avec les ambitions de Charles le Chauve vers la Lotharingie après la mort de Lothaire II en 869 et le traité de Meersen (870). Cette connexion entre implantation monastique et politique royale est corroborée par l’acquisition de biens par Saint-Philibert en Champagne méridionale dans la région de Domrémy et Vaux (compté d’Ornois) par l’abbé Geilon.
Les implantations de Saint-Philibert dans la vallée du Rhône et en Viennois
La quatrième partie présente le développement des implantations situées au sud du nouveau monastère, en les replaçant dans le contexte particulier du développement des ambitions du comte Boson, fondateur du royaume de Bourgogne-Provence.
Boson appartient à la haute aristocratie lotharingienne mais figure aussi dans l’entourage de Charles le Chauve, qui lui confie les comtés d’Autun, Lyon, Vienne et peut-être la Provence, ainsi que le ducatus d’Italie (876) après son élection impériale. En 879, Boson se fait reconnaître roi à Mantaille et Geilon et Hilldegaire font partie des évêques qui le soutiennent.
Boson ne fait pas partie de la même famille que Geilon, mais ils partagent une amitié symbolique forte avec Hildegaire. Dès 875, Boson fait des donation à la nouvelle fondation de Saint-Philibert de Tournus et en 879, il renouvelle ses générosités.
Il se trouve que beaucoup de dépendances acquises par Saint-Philibert dans la vallée du Rhône se trouvent autour de Mantaille et à Donzère. Geilon doit son élévation à l’évêché de Langres à Boson en 880. Geilon obtient par la suite de l’empereur Charles le Gros une confirmation de l’acquisition de Donzère par Saint-Philibert de Tournus. Par la suite les moines de Tournus ne se vantent guère de leur proximité avec le controversé roi Boson…
Le monastère du Xe au XIIe siècle
La dernière partie évoque l’histoire du monastère aux Xe et XIe siècles, qui atteste d’une adaptation à un nouveau contexte, bien que la communauté témoigne d’un fort attachement à son passé carolingien.
Les moines doivent redéfinir leurs relations avec l’aristocratie, le roi et le pape. L’enquête est difficile pour la question de la protection pontificale car de 876 à 1096, aucun acte pontifical ou épiscopal n’a été conservé pour Tournus… Il n’existe pas non plus de cartulaire, ce qui limite la connaissance de la seigneurie temporelle de l’abbaye, faute de sources. Une comparaison entre Cluny et Tournus est donc difficile à établir, faute de jalons comparables. L’exemption véritable n’apparaît qu’en 1121 pour Tournus.
Les moines de Tournus sont d’abord dans la sphère d’influence des comtes de Mâcon, influents au nord du Lyonnais (fin Xe siècle) mais, après l’an Mil, l’influence des comtes de Chalon la supplante et ces derniers deviennent même avoués du monastère vers 1020.
Tournus demeure un établissement ancien et ancré dans ses origines carolingiennes, marqué par un certain conservatisme et une succession d’abbés au rayonnement intellectuel faible contrairement à Cluny.
Le culte des reliques et des saints fonde l’identité particulière de la communauté, rassemblée autour du lieu de la conservation des reliques (l’abbaye de Tournus) mais aussi des étapes de son déplacement de Herio (Noirmoutier) à Tournus.
L’organisation du réseau monastique
Le réseau monastique se structure autour de l’abbaye de Tournus, où sont conservées les reliques, où siège l’unique abbé, appuyé sur un culte vivace des abbés fondateurs (saint Philibert, mais aussi Arnulf et Hilbod les abbés du IXe siècle), et où tous les moines font profession.
Le réseau se structure ensuite autour de relais régionaux, lieux importants dans la pérégrination des moines (Herio, Deas, Cunault, Goudet, Donzère, Saint-Pourçain..) autour desquels se pressent une multitude d’églises dépendantes.
Ces particularités dans la structuration du réseau expliquent qu’il n’a pas vraiment connu d’expansion après le Xe siècle, sinon un travail sur la mise en scène de la mémoire de l’histoire du monastère (Chronique de Tournus et réécritures des Miracles, liturgie) accompagné d’un travail de reconstruction, dont les bâtiments de l’abbatiale (réceptacle des nombreuses reliques) et des principales dépendances sont les témoins.
Ce livre apporte une belle contribution à l’histoire d’un vaste réseau monastique peu connu, et donne du sens à une politique d’acquisition dont les principaux fondements prennent racine au IXe siècle, et dont l’imbrication avec les préoccupations d’influence politique mettent à contribution l’enracinement local de divers groupes de parentés dans les politiques des souverains.
La fuite devant les bandes scandinaves, si elle est invoquée par les moines comme principale justification des déplacements, apparaît donc plutôt que comme un prétexte masquant d’autres contingences.
L’auteur débrouille avec habileté un dossier de sources dont l’interprétation est délicate, et tente d’associer les observations tirées de l’archéologie ou des études monumentales pour aller plus loin, même si cela s’avère parfois frustrant. Quand c’est possible, une démarche comparative est effectuée, ce qui donne davantage de poids aux observations effectuées.
On regrette cependant que des bilans d’étape n’aient pas pu être systématisés en fin de chapitres ou de parties, qui s’achèvent parfois de façon un peu abrupte. Cela ne doit cependant pas nous détourner d’entreprendre ce beau voyage initiatique à la suite des moines guidés par les reliques de saint Philibert, leur père fondateur.
Noëlle Cherrier-Lévêque