Au delà de leur statut de modèle envié, comment les pays nordiques s’insèrent-ils à l’échelle mondiale et européenne, quelle est la part des particularités nationales dans cet espace souvent vu à distance comme un bloc ?

Publiée par les éditions Choiseul, diffusée par la Documentation française la jeune revue Nordiques est consacrée au Norden, cet espace européen rassemblant pays scandinaves et nordiques. Son numéro 17 est présenté dans l’éditorial comme plus hétéroclite que les précédents. Certes, on y évoque aussi bien l’aménagement des espaces dépeuplés du nord, l’autonomie d’îles Finlandaises, les polars de Bergen et la poésie finlandaise de langue suédoise, sans oublier la place des femmes dans les pays nordiques et l’avenir de l’état providence dans ce nord européen. Il faut dépasser ces apparences, car cet ensemble d’articles pluri-disciplinaire (géographie, histoire, littérature, économie et science politique) offre un très bon aperçu des rapports entre l’unité du Norden et sa diversité, notamment nationale.

La spécificité du Norden à l’épreuve de la mondialisation et de l’intégration européenne.

Deux aspects particulièrement symboliques des politiques de redistribution des pays nordiques sont évoquées dans ce recueil. La première concerne l’aménagement du territoire en faveur des espaces septentrionaux en voie de dépeuplement. Eric Gloersen ( Rennes 2/ Nordregio ) analyse les liens entre ces politiques nationales et les politiques territoriales de l’Union Européenne. Depuis l’après-guerre, le solde migratoire des régions du nord de la Suède, de la Norvège et de la Finlande est négatif ; or le déclin démographique et le vieillissement touchent des régions où les densités sont déjà faibles. L’auteur évoque les politiques nationales de soutien à ces régions: de nombreux secteurs publics ou privés ont été subventionnés ou ont bénéficié d’allègement de charges pour continuer à fonctionner. L’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’UE, l’insertion de la Norvège dans l’Espace Economique Européen auraient du remettre en cause ces aides très généreuses au nom de la « concurrence libre et non faussée ». en fait, les négociations d’adhésion puis celles concernant l’actuelle période budgétaire (2007-2013) ont permis aux pays nordiques de maintenir leur soutien aux espaces septentrionaux sous l’apparence d’une intégration à la politique régionale européenne. Mais cette logique qui s’appuie sur une présentation de la périphérie nordique comme un espace d’exception, ne permet guère son intégration aux territoires européens; l’auteur met toutefois en avant l’approche inter-régionale des NSPA (Northern Sparcely Populated Areas) qui définit mieux ces territoires dans leurs potentialités et leur rapport avec l’Europe.

Bernt Greve (Roskilde) analyse la capacité du modèle d’état-providence nordique de résister à la mondialisation. Après avoir caractérisé le modèle (haut niveau d’imposition et d’égalité, importance de la politique familiale et des services offerts, influence récente de la fexi-sécurité), il montre que ni l’européanisation, ni la mondialisation ni même les défis démographiques ne constituent une menace pour l’état-providence nordique, suffisamment souple pour s’adapter, notamment par sa politique de l’emploi. Dans le même temps, le caractère unique de l’état-providence nordique semble s’estomper dans l’union Européenne s’il on observe la convergence des dépenses sociales par rapport au PIB. Dans l’Europe des 15, le tableau fourni en annexe montre que ce sont plutôt les pays aux dépenses faibles (Irlande, Espagne, Luxembourg) qui se singularisent.

Un modèle nordique nuancé par des évolutions nationales spécifiques.

Deux articles rappellent la construction des états-nations nordiques au 19ème siècle, à travers le cas de la Finlande, ou plus précisément de sa minorité suédophone. L’étude des îles Aland sous l’angle géopolitique par Christophe Permat (Bordeaux) ou l’hommage au poète Bo Carpelan par l’écrivain Pierre Grouix sont replacés par leurs auteurs dans l’histoire d’un pays qui appartint à la couronne suédoise, puis à l’Empire Russe avant de devenir indépendant. Sur le plan littéraire, Pierre Grouix rappelle l’affirmation de l’identité Finlandaise depuis la rédaction de l’épopée du Kalevala au 19ème siècle. Or cette affirmation qui aurait pu signifier l’écrasement de la langue suédoise,celle des anciens maîtres et de l’élite, par le Finnois aboutit au contraire à la reconnaissance et à l’épanouissement culturel des deux langues.

Les îles Aland, étirées entre Finlande et Suède,forment un archipel qui contrôle le passage entre le sud de la Baltique et le Golfe de Botnie et constitue un pont entre les rives est et ouest. Cette situation stratégique source de tensions entre les puissances d’Europe du Nord au XIXème siècle a été l’objet d’intenses négociations dans l’entre deux guerres. Elles ont produit un compromis qui maintient ces territoires suédophones et très proches de la Suède sous souveraineté finlandaise moyennant une très large autonomie. Cette situation a favorisé l’émergence d’un sentiment d’appartenance et d’une culture spécifique à ce territoire frontalier de 60.000 habitants qui pourrait bien devenir indépendant suivant ainsi l’évolution groenlandaise.

En dehors du cas Finlandais, l’entretien accordé au journaliste et historien Nicolas Bénard par l’auteur de polars, mais aussi de romans historiques, Gunnar Staalesen montre l’importance de l’indépendance récente de la Norvège (1905) comparée au demi-millénaire lié au Danemark puis à la Suède, l’impact inégal de la révolution industrielle dans la construction de l’identité du pays.
Ces évolutions particulières permettent de comprendre en partie les contrastes nationaux que connaissent les différents aspects du « modèle nordique ». La politique de redistribution, que ce soit dans le cadre de l’aménagement du territoire ou dans celui de « l’État-providence » connait de sérieuses nuances évoquées dans les articles de Bernt Greve et Eric Gloersen même si celles-ci ne constituent pas le coeur de leur étude.

François Féliu, doctorant en science-politique, s’attaque à l’un des « mythes » les plus enracinés sur le modèle nordique: l’égalité homme-femme dans le domaine politique. Il ne s’agit pas pour lui de nier l’avance de ces pays dans l’accès des femmes aux responsabilités politiques, au terme d’une évolution « lente et progressive »: Suède, Finlande, Danemark et Norvège occupent 4 des 6 premières places du classement européen de la présence des femmes aux parlements. Mais il montre que les modalités de ces progrès varient sensiblement d’un pays à l’autre. S’appuyant sur un rappel historique qui part de la lutte pour le droit de vote au XIXème siècle, l’auteur souligne les différences concernant les rapports entre les mouvements féministes et les partis politiques. Dans certains pays, les femmes ont bénéficié de véritables sections autonomes dans les partis politiques. Ce sont ces rapports qui expliquent selon l’auteur la part et le rôle inégaux des quotas dans l’accession des femmes à l’égalité politique. Bref, la marche vers l’égalité oppose les pays qui l’ont obtenu par des pressions à l’intérieur ou venant de l’extérieur des partis politiques.

Une Suède délaissée par la géographie française.

Ces particularités des pays nordiques inciteraient donc à dépasser l’image d’unité de cet espace et à orienter les études vers d’autres échelles, notamment nationales. Tel est le sens de l’appel de Camille Hochedez (Lyon/ ENS) dans son article sur la Suède vus par les géographes français. Alors que le pays et le modèle qu’il est sensé illustrer intéressent beaucoup les français, les géographes de l’hexagone répondent peu à cette demande sociale. L’histoire de la littérature géographique passée en revue par l’auteur débute par les anciennes géographies universelles. Celles-ci offrent certes d’amusantes considérations sur les territoires et peuples nordiques – plus que sur les suédois eux-mêmes: le vide, la dimension finistérienne, les caractéristiques physiques du suédois grand-blond-aux yeux bleus, ses moeurs de buveur de lait (!). Cette géographie là a donc participé à la fabrication des clichés sur la Suède. Mais plus récemment, si l’on excepte la personnalité de Michel Cabouret, la Suède est rarement étudiée de manière indépendante comme le révèle l’analyse des sujets de thèses depuis 1995.

L’un des intérêts majeur de ce recueil est d’ailleurs de susciter l’envie d’en savoir plus sur ces états dont on estime bien connaître ce qui se révèle être davantage un mirage de clichés. L’approche pluridisciplinaire porte une fois de plus ses fruits: elle participe à l’agrément de la lecture et offre des facettes différentes mais complémentaires sur le Norden. Les articles sont par ailleurs pourvus de tableaux comparatifs lisibles et pratiques qui compensent largement la rareté des cartes thématiques. Il s’agit en tout cas d’un bon outil d’information et de réflexion pour l’enseignant du secondaire soucieux de donner à ses élèves une autre image de nos voisins nordiques que celle des pays-plus-riches-qui-ont de meilleures-performances-scolaires.