Cette bande dessinée publiée au format 25 X 18, séduit par son titre provocateur « les pieds noirs à la mer » qui rappelle les banderoles placées sur le port de Marseille lors de l’été 1962. L’action est distanciée puisque l’histoire se déroule en 1984 comme le rappellent opportunément les bulles qui reprennent les ouvertures de titres des journaux de 20 heures de la période. 22 ans après la fin de la guerre d’Algérie, le personnage qui sert de fil conducteur à l’histoire, le jeune Daniel, découvre à Marseille la trajectoire de ses grands-parents sur fond d’histoire familiale qui rencontre quelque part la grande histoire.

Le propos de l’auteur associe des souvenirs personnels et des trajectoires historiques avec des personnages emblématiques de cet épisode qu’a constitué la guerre d’Algérie. Les grands-parents du jeune Daniel forment un couple assez représentatif de cette population de petits blancs qui ont été broyés par les convulsions de la décolonisation. Broyés également par leur aveuglement et par leur suivisme à l’égard de ceux qui ont voulu instrumentaliser cette tragédie.

Ce récit se déroule également au cœur de la ville de Marseille à une époque où l’on ne parlait pas encore beaucoup des quartiers nord et des règlements de comptes à la Kalashnikov entre dealers. Le milieu marseillais est représenté dans cette histoire par un membre de la famille qui associe amour des belles voitures, frime et proxénétisme.

Dans cette ville où les populations de tous les horizons se croisent et s’entrecroisent, des Arméniens dans les années 20 aux rapatriés dans les années 60 sur fond d’immigration nord-africaine, tous les stéréotypes se retrouvent. La grand-mère de Daniel et une juive d’Afrique du Nord tandis que son grand-père est représentatif de ces jeunes métropolitains que les hasards de la vie ont amenés à faire carrière dans un des départements d’Algérie. Ce sont ces deux personnages qui constituent les deux piliers de cette histoire. Et au fil du récit on découvre leurs histoires secrètes. Mais elles ne seront pas dévoilées ici.

Un fond de racisme ordinaire

Sur fond de racisme ordinaire, décliné à la fois sur le thème : « des bougnoules qui nous ont foutu dehors », avec un arrière-fond « d’inégalité des races », les personnages s’opposent parce qu’ils sont finalement très proches. Khadidja, l’amie du cousin de Daniel, renié par sa famille parce qu’il veut épouser une Arabe, est en réalité kabyle, et finalement très proche de la grand-mère de Daniel juive d’Afrique du Nord. On rappelle d’ailleurs l’existence de kabyles judaïsés bien avant la conquête arabe. Curieusement on n’ évoque pas Saint-Augustin mais on aurait pu le faire aussi.
Le Front National n’apparaît qu’en contrepoint dans ce récit avec la cousine de Daniel qui conserve sur son cœur la lettre « personnalisée » que Jean-Marie Le Pen envoyait alors à tous les adhérents de son parti. Il est vrai qu’en 1984, même si les municipales de Dreux avaient été le premier signe de la montée du Front National, les idées de ce parti étaient déjà largement diffusées dans les villes du sud de la France, en raison de l’importance de la communauté pied-noir. 30 ans plus tard, il faut dire que cette communauté, en dehors de quelques nostalgiques militants de l’Algérie française qui se manifestent régulièrement à l’occasion de la commémoration des accords d’Évian, il n’existe plus vraiment comme des études ont pu le montrer de spécificités du comportement électoral ou politique des rapatriés. C’était le cas beaucoup plus largement jusqu’au milieu des années 80.

Diffusé au delà des pieds noirs

En fait, et c’est peut-être l’enseignement de ce récit, ces idées de rancœur et de revanche, ce sentiment qu’il faut en terminer avec « la repentance coloniale », se sont largement diffusées dans l’ensemble de la société française. Ceux qui trouvaient dans les convulsions de l’histoire dont il se considéraient comme les victimes des raisons de haïr disparaissent progressivement au fil des années, et à ce rejet de l’autre, « ordinaire », se substitue une xénophobie diffuse, partagée, parfois justifiée au nom de « valeurs » comme la laïcité ou l’égalité hommes femmes.

Le dessin de Fred Neidhardt est incisif et les personnages sont traités sur le mode « mi – humains – mi-animaux », ce qui pourrait se justifier par une volonté de distanciations par rapport aux personnages et aux situations. J’avoue ne pas partager ce point de vue, mais ces quelques réserves sur le dessin, n’enlèvent rien à l’intérêt que l’on éprouve en découvrant cette bande dessinée ou l’on découvre même une langue en train de mourir, «le pataouete », parlée par les européens d’Algérie qui associaient des mots d’arabe, d’espagnol, de maltais, de dialecte sicilien avec une base de français métissé de provençal.

DE façon plus prosaïque, et si l’on veut rester dans le cadre des programmes de lycée, cette bande dessinée qui pourrait se trouver dans un CDI, servirait sans doute pour illustrer le thème des «mémoires de la guerre d’Algérie». De quoi donner des idées d’exercice pédagogique à l’auteur de ces lignes…

Bruno Modica