CR de Vincent Méry

Qui, aujourd’hui en France, connait le Bengali Jatindra Nâth Mukherjee mort les armes à la main à Balasore en 1915? Trop peu de personnes selon l’auteur de cet ouvrage, Prithwindra Mukherjee qui est par ailleurs le petit-fils de Jatindra Nâth Mukherjee.
Ce livre est la publication de la thèse de doctorat d’État entamée en 1955 et soutenue avec mention très honorable en 1986. Il s’agit donc d’un travail de recherche très précis et très fouillé s’appuyant sur des sources inédites judiciaires, personnelles et sur de le recueil, par l’auteur, de nombreux témoignages des principaux acteurs. Ce travail sur les sources a été particulier puisqu’il s’agissait d’écrire la vie d’un personnage dirigeant un mouvement clandestin.
Cette thèse de 450 pages, divisée en cinq parties, aurait pu être publiée en trois ouvrages distincts puisque s’y trouve principalement la biographie de Jatindra Nâth Mukherjee, leader du mouvement qualifié par les autorités britanniques et par les modérés du Parti du Congrès d’ “extrémiste” et de “terroriste”. L’auteur a pris soin de démontrer les ramifications, les extensions et les conséquences des actes et de la pensée de Jatindra Nâth Mukherjee jusqu’à l’accession de l’Inde à l’indépendance, 32 ans après sa mort. Avant cette biographie, l’auteur explique et justifie la création et le rayonnement de ce mouvement « extrémiste » par une histoire des grands penseurs du swaraj (autogestion). Enfin, un troisième axe à cette thèse s’intéresse aux péripéties du mouvement indépendantiste en dehors de l’Inde (États-Unis, France, Allemagne, Royaume-Uni, Japon…). Notons rapidement que l’auteur focalise essentiellement son récit sur le Bengale et les Bengalis.

Le personnage central de ce livre est donc Jatindra Nâth Mukherjee, né au Bengale en 1879 dans une famille brahmane. L’auteur dresse la légende s’emparant de ce leader charismatique décrit dès sa prime enfance et jusqu’à sa mort comme un être mystique, exemplaire, honnête et visionnaire. Cet homme de haute caste, ayant très tôt contesté les interdits de la société indienne du nord, fonctionnaire de l’État du Bengale, puis entrepreneur de travaux publics suite à un procès pour terrorisme lui interdisant de reprendre son service (malgré sa non-culpabilité) a mené et influencé un des mouvements d’indépendance défendant les moyens les plus radicaux pour atteindre ce but. Il reste très peu d’écrits de ce « penseur en action », mais l’auteur montre que le mouvement « extrémiste » lui doit son organisation (en « cellules » autonomes) et bon nombre de ses membres attirés par le charisme du personnage qui lui seront fidèles longtemps après sa mort, comme par exemple M.N. Roy, que l’
on retrouvera aux côtés de Lénine dans la Russie post-révolutionnaire. Traqué par les services britanniques, Jatindra Nâth Mukherjee trouvera la mort dans un affrontement armé malgré son apparent retrait des « affaires nationalistes » sous couvert de vie monacale. Dans la conclusion de son livre, l’auteur tente d’expliquer le jugement défavorable émis par Rabindranâth Tagore au sujet de l’utilisation de la violence prônée par Jatindra Nâth Mukherjee. De même, une mise en parallèle est faite entre les méthodes des « extrémistes » et celles de M. Gândhî. Ce dernier apparaît comme un personnage calculateur et modéré face aux changements sociaux (alors que l’auteur défend le conservatisme social de Tilak) et aux choix stratégiques inopérants (à contre-courant de ceux des « extrémistes » notamment concernant la Première Guerre mondiale).

Ce qui faisait la force du discours de Jatindra Nâth Mukherjee, selon l’auteur, était son inscription dans les messages indépendantistes précédents aussi bien ceux qui pouvaient paraître vus d’Occident comme « rationnels » que ceux qui pouvaient être qualifiés de « spirituels ». C’est l’objet de la très intéressante première partie de ce livre.

La figure de Gandhi a éclipsé les autres

Sont analysées les théories de personnages tels que Râmmohun Roy († 1833) admirateur de la Révolution française, fondateur d’une nouvelle religion, le Brâhmoïsme et défenseur du modèle védantique d’éducation (les védas étant les textes sacrés ancestraux de l’hindouisme, recueils du savoir divin). Ce personnage est particulièrement important puisqu’il pose les bases d’un regard critique sur la religion et l’éducation comme piliers de la nation indienne et outils d’émancipation. Sont abordés dans cette partie (en plus de Karl Marx) des moines hindouistes, des poètes comme Râjnârâin Basu et son petit-fils Sri Aurobindo, Swâmi Vivekânand
a, Bankim Chandra Chatterjee ou des militants comme Tilak. L’intérêt ici, est de montrer combien le culte de la Mère-patrie a été en Inde un véritable culte spirituel, très éloigné de ce que le nationalisme européen a pu produire au XIXe. Ainsi on trouve, tout comme Jatindra Nâth Mukherjee, des personnages dont les propres évolutions les ont mené du politique au spirituel, sans contradiction. Par exemple, Sri Aurobindo, n°1 du mouvement « extrémiste », dont l’adjoint était Jatindra Nâth Mukherjee, a fondé un ashram en territoire français (Pondichéry) après une captivité et n’a plus pris part à la vie politique que de très loin.

Enfin, l’auteur a véritablement dressé la cartographie de la diaspora indienne « extrémiste » à travers le monde dans tout ce qu’elle comptait de meneurs d’hommes en soulignant à chaque fois l’influence que Jatindra Nâth Mukherjee a pu exercer. L’adage selon lequel l’ennemi d’un ennemi devient un ami est ici vérifié puisque sont dévoilées les liaisons entre le mouvement « extrémiste » et l’Allemagne du Kaiser, ainsi que le Japon. L’opposition à l’impérialisme britannique rejoignait alors la volonté allemande d’ouvrir un nouveau front contre Londres. Ainsi une partie des troupes « extrémistes » forment le « Comité de Berlin » (septembre 1914) chargé de convaincre l’Allemagne de fournir des armes aux indépendantistes afin de monter une armée nationale et de lever une insurrection au Bengale. Cet accord prendra le nom de Plan Zimmermann. C’est d’ailleurs en Allemagne, suite à cet accord, que le projet d’une « République socialiste » en Inde voit officiellement le jour. Les relations avec la Russie soviétique sont abordées à travers le portrait de M.N. Roy. L’activisme internationaliste de ce dernier et de ses partisans seront à l’origine des relations complexes avec l’émirat d’Afghanistan et plus largement avec les pays musulmans comme la Turquie. Cette complexité n’est d’ailleurs qu’un reflet de ce qui se passe en Inde entre sujets de confession musulmane et la majorité hindouiste. La très importante diaspora « extrémiste » au Royaume-Uni et aux États-Unis est étudiée en profondeur. Il s’agit en partie d’étudiants ou de travailleurs manuels (aux États-Unis). Outre les différences sociales, le mouvement « extrémiste » devra aussi concilier les provenances géographiques et les diverses confessions (notamment les Sikhs des États-Unis) lors de son organisation. On y trouve des trajectoires particulièrement intéressantes comme celle de Târak Nâth Dâs, naturalisé étatsunien ce qui lui permettra d’échapper à une extradition en Inde et donc à la justice
britannique. L’auteur souligne d’ailleurs la collaboration très étroite entre services de renseignements britannique et étatsunien lorsqu’il s’agissait de la lutte contre les indépendantistes. Les divisions qui se font jour aux États-Unis sont en fait un écho lointain à ce qui se passe en Inde même. Par exemple, l’auteur insiste sur la division au sein même des « extrémistes » entre ceux du Yuguntar (progressistes et décentralisés, mouvance de Jatindra Nâth Mukherjee) et ceux de l’Anushîlam (centralisés et plutôt conservateurs du point de vue social, mouvance majoritaire au Bengale oriental).

Ce livre plutôt épais et très pointu, est sûrement d’un accès difficile pour un public lycéen. Par contre, il sera une lecture stimulante pour ceux qui portent un intérêt à la pensée indienne et aux nationalismes du XIXe siècle. L’approche qui consiste à parler de la pensée « radicale » qui a été éclipsée en Occident par le message et la figure de Gândhî, permet de démystifier certains poncifs sur l’accès de l’Inde au swaraj.

Vincent Méry