A la question « quel est le meilleur secrétaire d’Etat du siècle ? », 36 % des membres de l’association des professeurs de sciences politiques des universités américaines répondirent Henry Kissinger. Gérard Araud, qui a été ambassadeur en Israël et représentant permanent de la France au Conseil de sécurité et auprès des Nations unies à New York, ne cache pas son admiration pour le personnage sans non plus verser dans l’hagiographie. Le portrait qu’il propose est organisé chronologiquement en quatorze chapitres et l’ouvrage contient quelques photographies.

 La méthode Araud

L’auteur précise d’emblée qu’il n’est ni historien, ni journaliste. Pour lui, Kissinger est un modèle, c’est à dire un « praticien qui réfléchit au sens de son action et tente de dépasser le flot quotidien des informations ». Le personnage suscite les passions et l’auteur souhaite le présenter dans sa complexité. Il faut aussi surtout relever qu’il a conservé, bien après son départ de la vie politique, une influence. « Henry Kissinger n’est pas toujours sympathique, il s’est trompé, il a souvent réussi, il a parfois échoué ».

De l’enfance à l’installation aux Etats-Unis jusqu’en 1947

Henry a vécu une jeunesse heureuse dans la chaleur d’une famille juive attachée à la fois aux traditions et intensément allemande. Mais l’arrivée au pouvoir d’Hitler provoque le départ de la famille pour les Etats-Unis. Régulièrement interrogé sur cette période, il ne la commenta jamais vraiment, tout comme son rapport au judaïsme. La famille doit donc s’insérer dans ce pays qui les accueille. En 1940, Henry intègre le City College de New York où il se révèle un élève brillant. En 1943, il reçoit la nationalité américaine et est mobilisé. Repéré par ses supérieurs pour son intelligence, il étudie les sciences de l’ingénieur. Il rencontre un premier personnage essentiel, Fritz Kraemer,  brillant professeur chargé de l’éducation des conscrits. Ils se croiseront souvent tout au long de leur vie. Kissinger participe à la dénazification de l’Allemagne mais en faisant toujours une différence entre le pays et le nazisme.

1947-1954 : Harvard et la thèse

Henry est admis à Harvard où son image de travailleur forcené et solitaire se renforce encore. Ensuite, c’est William Yandell Elliott III, professeur de sciences politiques, qui le prend sous son aile. Le jeune homme brillant se caractérise, dès ses premiers écrits, par sa clarté. Il est marqué comme tous ceux de sa génération par la Guerre froide qui sera une clé de lecture essentielle des différentes situations qu’il rencontrera. Kissinger devient consultant pour le département de la Défense. Il produit alors une thèse de doctorat, à la fois éblouissante, par l’ampleur des thèmes qu’il embrasse, et peu orthodoxe. En effet, il n’hésite pas à y inclure ses opinions. Pour lui, le désordre c’est le mal absolu.

1954-1969 dans l’antichambre du pouvoir

Il dirige le CFR un groupe de réflexion qui se penche sur l’articulation entre politique étrangère et dissuasion nucléaire. Dans son livre  « Armes nucléaires et politique étrangère », il se fait l’avocat de la guerre nucléaire limitée et ce livre devient un    best-seller. Nelson Rockfeller fut ensuite son troisième mentor. A cette époque, Kissinger écrit de nombreux articles et se sert de l’université comme d’une base arrière. Il évite de se lier à un camp politique.

 Kissinger et le Vietnam

Il devient le conseiller à la sécurité nationale de Nixon. Avec lui, il partage une obsession du secret. Kissinger travaille seize heures par jour, sept jours sur sept. Au final, il se montre très secret vis-à-vis du reste de l’administration, mais très ouvert avec la presse. La guerre du Vietnam fut ensuite sa grande affaire à gérer. A partir de 1969, il commence à négocier avec des émissaires nord-vietnamiens. Kissinger se révèle être le meilleur atout de Nixon pour sa réélection. Pour la majorité des Américains, la guerre s’est achevée en janvier 1973 grâce à un Kissinger devenu héros national comme le reconnait Nixon à contrecoeur.

 Kissinger : 1969-1973

Henry Kissinger devient un bon client des médias. Mais, à la même époque, c’est l’épisode du Chili où il est rétrospectivement accusé d’avoir organisé le coup d’état. Il faut mettre à son crédit le rapprochement des Etats-Unis avec la Chine. Il s’entend à merveille avec Chou En-lai et les deux dirigeants partagent une même vision des relations internationales. Gérard Araud évoque ensuite la visite de Nixon à Pékin en 1972.

 A l’ombre du Watergate

Kissinger réussit l’exploit à ne pas être éclaboussé par le scandale qui emporta Richard Nixon. Il est « l’homme fort d’une administration à la dérive ». L’auteur raconte aussi les passes d’armes entre Kissinger et le ministre français des affaires étrangères Michel Jobert. Cela montre que le Français n’avait pas tout à fait les moyens de ses ambitions. Il explique aussi les rapports entre Kissinger et l’Europe. Il entretient aussi d’excellents rapports avec Brejnev et en 1973 il est nommé secrétaire d’Etat tout en restant conseiller à la Sécurité nationale.

Kissinger reçoit le prix Nobel de la Paix avec le Duc Tho. Kissinger développe aussi un nouveau type de diplomatie, la diplomatie de la navette pour rapprocher les positions de l’Egypte et d’Israël. Gérard Araud souligne ainsi les qualités de négociateur de Kissinger. Il conclut en disant que, derrière les succès de la politique étrangère de ces années-là, se trouve un tandem Nixon-Kissinger que la fin ignominieuse du premier ne doit pas permettre au second de s’approprier.

 La présidence de Ford

Personnalité incontournable, Kissinger n’en connait pas moins un irréversible déclin, subissant de multiples attaques. Le climat change et il subit les assauts de ceux qu’on appellera ensuite les néo-conservateurs. En 1975 Phnom-Penh tombe aux mains des Khmers rouges. Les accords d’Helsinki en 1975 sont lus comme une trop grande concession vis-à-vis de l’URSS. Peu à peu, Kissinger devient le symbole de tout ce que la droite conservatrice déteste et de tout ce que la gauche morale méprise. En 1977, il quitte le pouvoir et, sans le savoir, il ne le retrouvera jamais.

 Kissinger après Kissinger

Il a toujours été invité par tous les présidents. Gérard Araud détaille ensuite comment il tissa sa toile dans de nombreux domaines. Il fait des conférences, fournit aide et conseil à des entreprises. En 1994, il fait paraitre « Diplomatie » qui revient sur l’histoire des relations internationales pour en dégager la logique sous-jacente et éternelle. Il n’est jamais revenu au pouvoir, sans doute parce qu’on se méfiait de son intelligence. L’administration le ménage pour ne pas l’avoir contre elle. Ses derniers combats portent sur le désarmement nucléaire et sur l’intelligence artificielle.

 Kissinger fut donc, à la fois, un penseur et un acteur des relations internationales. Fils de la guerre froide, il eut comme boussole de gérer la superpuissance des Etats-Unis. Gérard Araud propose donc une biographie très agréable à lire qui, si elle est marquée par l’admiration de Kissinger,  n’en est pas pour autant une hagiographie.