Les révoltes bretonnes de 1675 comptent parmi les temps forts des protestations populaires face aux pressions fiscales de la monarchie et face à l’oppression seigneuriale. Cette réédition décrit les principaux éléments de ces mouvements populaires.

Les éditions Privat rééditent sous un titre à peine modifié un petit ouvrage de 150 pages que deux historiens rennais, aujourd’hui professeurs émérites, Yvon Garlan, spécialiste d’histoire grecque et Claude Nières, spécialiste d’histoire moderne, avaient consacré à l’une des plus importantes révoltes populaires du règne du Roi-Soleil. Cette publication s’insérait alors dans le cadre commémoratif du tricentenaire de ces mouvements bretons (1675-1975). Dans leur préface, les auteurs soulignent qu’ils appelaient déjà de leurs vœux, il y a trente ans, à des études plus approfondies sur ces mouvements de contestation du pouvoir en Bretagne, alors que l’historiographie des années 1960-1970 avait beaucoup produit sur ce thème des révoltes et des révolutions avec la diffusion des travaux de l’historien russe Boris Porchnev (Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, 1967 dont la 1e édition en russe date de 1948), les études de Roland Mousnier (Fureurs paysannes, les paysans dans les révoltes au XVIIe siècle (France-Russie-Chine), Paris, 1967), d’Yves-Marie Bercé (Croquants et nu-pieds, Paris, 1974), ou de Madeleine Foisil (La révolte des nu-pieds et les révoltes normandes de 1639, Paris, 1970).

Force est de constater la postérité réduite de cette historiographie des mouvements populaires après les années 1980, à l’exception de la magistrale étude de Jean Nicolas (La rébellion française : mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Paris, 2002).

Cette réédition ne prétend pas réaliser un bilan sur l’histoire des révoltes bretonnes de 1675, puisqu’elle reprend dans son intégralité le texte écrit en 1975, à l’exception de l’introduction et de la conclusion ; la bibliographie n’est qu’à peine remaniée – certains ouvrages cités dans le texte n’y sont pas mentionnés et des études historiques sont classées comme sources (p.153). Déjà en 1975, les auteurs s’inspiraient d’études anciennes, et d’abord d’ouvrages édités à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Ils empruntaient aussi beaucoup aux mémoires et aux correspondances publiés dans diverses revues érudites de la province. Un des avantages de ce travail est de citer abondamment ces documents au point que, parfois, les auteurs s’effacent presque complètement pour laisser la parole aux témoins ; leurs commentaires tout au long des quatre chapitres du livre sont succincts et se limitent très souvent à des phrases de transition entre les différents paragraphes. Cela étonne puisqu’ils annonçaient dans leur introduction leur volonté de pratiquer une histoire utilisant des concepts marxistes c’est-à-dire en termes de classes sociales, pour mieux comprendre et mieux analyser les luttes qui opposèrent en Bretagne le peuple, les groupes privilégiés et l’Etat que la monarchie incarne. Cet ouvrage est surtout une description des mouvements bretons de 1675.

Dans un premier chapitre, les auteurs dressent un tableau de la situation de la Bretagne en 1675, à la veille des révoltes. Ils soulignent les spécificités bretonnes et insistent sur les libertés et privilèges hérités de l’ancien duché ; la Bretagne ne connaît pas encore le régime de l’intendance, et c’est un gouverneur, le duc de Chaulnes, qui y représente le souverain ; des états de Bretagne se réunissent tous les deux ans dans une ville choisie par le roi afin de discuter des affaires provinciales et, en particulier, des questions fiscales ; enfin, un Parlement est installé de manière permanente à Rennes depuis 1561 et il se présente comme le successeur des Grands Jours ducaux. Si les auteurs ne formulent pas clairement l’existence d’une situation privilégiée de la province en matière fiscale, ils rappellent cependant que la Bretagne n’était soumise ni à la taille, ni à la gabelle sur le sel, à la différence de provinces voisines. En revanche, depuis la fin du XVIe siècle, des “aides” (taxations sur des produits) étaient instaurées : les « Devoirs », depuis 1593, et des « fouages extraordinaires », à partir de 1643. Enfin, en 1674, le Parlement de Rennes enregistrait une taxe sur le papier timbré sans qu’il y eût un accord des états provinciaux.

La singularité socio-politique bretonne réside dans la pléthore nobiliaire pour laquelle Michel Nassiet a démontré l’existence d’une véritable plèbe dont les conditions de vie difficiles expliquent l’âpreté de l’attachement aux marques de distinction (M. Nassiet, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne, XVe-XVIIIe siècles, Rennes, 1993). L’existence d’un type de bail défavorable aux paysans en basse Bretagne – le domaine congéable – déstabilise le monde rural et exacerbe des tensions déjà très fortes entre paysans et seigneurs en basse Bretagne (et surtout en Cornouaille). En outre, les effectifs importants de nobles se heurtent aux exigences croissantes de la monarchie. En 1667-68, les « Recherches de noblesse », lancées par Colbert, s’efforcent de démasquer les prétendues usurpations nobiliaires pour faire entrer de nouvelles ressources fiscales dans les caisses de la monarchie alors qu’en 1672, l’instauration à Rennes d’une Chambre du domaine royal et d’une Chambre de justice seigneuriale pour lutter contre les abus seigneuriaux explique l’inquiétude croissante des nobliaux bretons, menacés dans leurs prérogatives.
Enfin, une situation militaire difficile se superpose aux mécontentements paysans et nobiliaires. Le commerce maritime, et notamment le négoce malouin avec le monde ibéro-américain, se trouve entravé par la guerre de Hollande, déclenchée par Louis XIV en 1672, ce conflit limitant fortement les conditions de navigation.

Les deuxième et troisième chapitres sont entièrement consacrés aux révoltes urbaines, dites du papier timbré, et rurales, dites des Bonnets Rouges (ou des torreben : c’est-à-dire en breton : « casse lui la tête », sous-entendu avec le bâton appelé Penn Bazh).

Le 3 avril 1675, des mouvements urbains éclatent à Rennes, en écho aux émeutes bordelaises ; la rumeur publique amplifie les mesures annoncées d’imposition sur le tabac et sur l’étain qui menaceraient les « libertés » de la province. La ville s’émeut une première fois le 3 avril, puis à nouveau le 18 de ce mois. Ces tumultes tournent aux pillages et le bureau chargé de la perception des Devoirs est saccagé ; même l’annonce de la suspension des édits ne suffit pas à rétablir l’ordre puisque, la semaine suivante, la population reporte son mécontentement contre les protestants des faubourgs de Cleunay. Au cours du mois de juin, des incidents de moindre ampleur, qualifiés de « coliques pierreuses » par les auteurs, se reproduisent à Rennes. A Nantes, des troubles similaires ont lieu ; si les édiles réussissent tant bien que mal à contenir la population en proclamant un moratoire sur les nouvelles mesures fiscales, il faut préciser que la milice urbaine reste totalement passive alors qu’une partie des révoltés s’en prend à l’évêque, retenu un moment prisonnier. A Rennes et à Nantes, des bruits de conspirations sont répandus du côté des rebelles comme du côté des autorités. Pourtant, la plus grande intensité de la contestation se produit en milieu rural, pendant l’été 1675.

Le 9 juin 1675, au son du tocsin, réservé en temps normal à la défense de la communauté, les paroissiens de Briec en Cornouaille s’arment et attaquent un manoir qu’ils pillent, et ils s’en prennent aux nobles et au curé. Quinze jours sont nécessaires pour que le foyer insurrectionnel s’étende, et le 23 juin, quatorze paroisses ont pris les armes. L’affrontement social est net : les insurgés attaquent des châteaux et des manoirs ; les correspondances citées confirment l’inquiétude croissante du second ordre devant la vague de révoltes qui embrase la basse Bretagne.
Ce n’est qu’au début du mois de juillet, à son retour de la Cour, que le duc de Chaulnes rassemble les forces nécessaires pour mâter la rébellion. Pourtant les attaques des insoumis se prolongent jusqu’à la fin du mois d’août. Les débats des historiens sur le but de la révolte et sur sa nature antiseigneuriale, antifiscale, autonomiste, voire révolutionnaire, sont évoqués par les auteurs. Pourtant, il est indispensable de lire les documents qui émanent des révoltés (publiés pp.71-77), car ils confirment la volonté législative et réformatrice du mouvement des Bonnets Rouges. En effet, certains articles refusent toute taxation, non seulement royale, mais aussi seigneuriale ; d’autres présentent des traits utopiques. Une volonté de revanche sociale transparaît par une formulation utopique et égalitaire, suggérant une fusion des classes sociales avec la noblesse locale que les insoumis voudraient imposer par le biais de mariages exogamiques. Appelé « le code paysan », le texte qui traite de ces projets est très étonnant par son contenu ; cela explique que son authenticité avait été mise en cause, mais les auteurs, eux, le considèrent véridique. Un autre aspect de la révolte renforce la thèse “révolutionnaire” défendue par les auteurs : l’expression d’un anticléricalisme populaire, puisqu’il existait une « chasse aux prêtres-suppôts-de-gabelle » (p.91). Ainsi à Plouguervénel, c’est l’annonce de l’arrivée d’une mission de la Compagnie de Jésus qui motive la rébellion, car elle est suivie de la rumeur de nouveaux droits sur les enterrements et sur les mariages…
Enfin, le chef de la révolte de Cornouaille, Sébastien Le Balp, était issu d’une fraction du peuple, puisque son père était meunier ; il ne provenait donc pas des élites comme dans le cas de nombreuses révoltes populaires, à l’instar des Nu-Pieds normands de 1639.

Au cours du mois d’août 1675, le duc de Chaulnes concentra des troupes ; les premières exécutions eurent alors lieu, et les paroisses révoltées durent faire leur soumission. La répression suivit un cheminement semblable à ce qu’on connut sous le ministériat de Richelieu, avec le désarmement systématique des milices urbaines, le logement des troupes, la taxation des habitants et l’exécution des meneurs. Les élites municipales et provinciales furent mises en cause par l’autorité monarchique, qui les sanctionna pour leur incompétence (ou leur mauvaise volonté) à réprimer les séditions populaires. Ainsi, le Parlement de Rennes fut exilé à Vannes à partir d’octobre 1675, et cela jusqu’en 1689. Or, à cette date, le souverain nommait le premier intendant pour la province. Les états provinciaux, réunis à l’automne dans la ville de Dinan, durent dorénavant voter le « don gratuit » dès le début de la session…

Cette nouvelle publication de l’étude de Y. Garlan et C. Nières offre l’occasion d’un réexamen du dossier des contestations sous l’Ancien Régime. Mais, plus que d’une réflexion, il s’agit en fait d’une relecture des sources, et, de cette relecture, de nombreuses questions non résolues surgissent : à propos de l’existence d’un iconoclasme populaire et rural, sur la place importante du vin et du tabac dans la vie quotidienne, maintes fois évoquées dans ce livre, ou encore sur les causes du maintien des états de Bretagne par la monarchie alors qu’elle aurait pu profiter de la répression pour les supprimer, ainsi qu’elle l’avait fait en 1657 pour les états de la Normandie.

Alain Hugon
C.R.H.Q / Université de Caen