Au troisième trimestre 2011, est paru le treizième tome de l’histoire de France consacré à la monarchie absolue. La collection nous a habitué à remettre en cause, à juste titre, les bornes chronologiques. C’est pourquoi la première partie du livre présente l’absolutisme « extraordinaire » lié à l’Extraordinaire des guerres, entre 1629 et 1660 avant de montrer, dans une seconde partie, le fonctionnement entre 1661 et 1715 du régime politique dont le déterminant n’est plus mentionné. Une dernière partie d’historiographie, l’atelier de l’historien, toujours passionnante, conclut la réflexion de chaque livre de cette collection.

Pourquoi 1629 est-elle une date décisive ?

En 1629, alors que l’Édit de Nîmes confirmant la paix d’Alès met un terme définitif aux guerres de Religion, le code Michau qui prévoyait une réforme de l’État envisagée par les États généraux de 1614, est enregistré par le Parlement au moment même où Louis XIII décide une expédition militaire dans le duché de Mantoue, choix de la guerre qui anéantit la réforme des corps constitués. «L’administration, la justice et les finances furent ainsi placées sous le régime de la nécessité et de ses urgences » (p 11). Commence également à s’éroder l’édit de tolérance, cette possibilité qu’Henri IV avait trouvé pour que catholiques et protestants vivent ensemble puisque la tranquillité des protestants dépend désormais de la seule volonté du souverain. 1629 débouche sur la déclaration de juillet 1656, début du processus de réexamen de la question protestante qui aboutit à 1685. Le mirage italien clos un siècle de rêve de conquêtes (depuis 1515) puisque les terres de Mantoue et Montferrat des Estre-Gonzague passent aux mains du duc de Nevers, vassal de roi de France faisant naître un nouveau rapport de force, l’opposition active contre les Habsbourg qui oriente la période qui s’ouvre. Ce raccourci de faits à cette date témoigne des choix possibles, résiliés au profit d’une soumission devant « l’Etat de guerre » qui commence. Le régime de l’Extraordinaire dégrade les systèmes de relais encore faibles dont disposait le roi dans ses provinces et impose un régime de fer.
Cet éclairage qui justifie la date de 1629 donne le ton aux chapitres suivants : La guerre détermine le système politique. Les analyses de la politique guerrière, militaire et diplomatique de Louis XIII donnent un éclairage nouveau sur l’évaluation des effectifs, la création de l’administration civile de l’armée et la pensé politique qui intègre l’idée de guerre. Le chapitre très documenté réunit les recherches nouvelles sur la guerre, les formes de violence dans le domaine social, dans celui des mentalités en mettant en évidence l’administration de la guerre, les levées, les « montes » mais aussi la « picorée » des guerres sur le pays avant que ne se constitue une armée permanente avec ses cadres. L’Etat de guerre se constitue en passant de moins de 20 000 soldats permanents (les autres étant difficilement mobilisables dans les vingt premières années) à plus de 400 000 hommes sous les armes à la fin du siècle.
Le choix de la guerre contre l’Espagne détermine également l’affrontement bipolaire entre l’intransigeance catholique et une éventuelle laïcité d’État en construction (p 67), le tout dans un profond renouvellement spirituel et pastoral. Sur ce point, l’ouvrage renouvelle la problématique en ne présentant plus « le temps des cardinaux ministres », ni celui de l’impossible Contre-Réforme en France face à la raison d’État, soit une laïcisation du politique. Il présente des aspects de ce qu’il nomme un climat de réforme(s) catholique(s) grâce à la monarchie française et fait l’hypothèse de la politisation de la religion par l’action en éclairant les questions doctrinales et confessionnelles. Ainsi l’intention pieuse (le motif de charité) devient un élément d’action politique (l’ordre de police et de sûreté) dans le choix du roi d’instituer l’Hôpital Général de Paris (1657) et le culte marial dans le royaume. La grandeur royale fait ainsi preuve d’œuvre publique (d’action de grâce), comme une application concrète de l’élection divine, pour renouveler le pacte du sacre, du toucher des écrouelles.

Le triomphe de la raison et de la science

La publication du Discours de la méthode de Descartes en 1637 étend son empire sur les lois du gouvernement et modifie le rapport du prince à ses sujets. A la conception de la raison d’État, Richelieu préféra la recherche d’une rationalité d’État susceptible de s’imposer au prince lui-même et de définir une pratique de gouvernement (p 105). Il devient possible de réduire un domaine d’étude (lois, État, physique, musique…) à des lois invariables qui ne doivent rien à la volonté divine, humaine ni à celle des princes. Ainsi la science, la politique, la raison entrent dans les usages sociaux et les formes de la rhétorique se modifient. Les réunion d’amateurs anticipent la création des Académies royales. L’empire du Discours alimente une abondante littérature pamphlétaire et contribue à créer un journal périodique, la Gazette tandis que la querelle du Cid par laquelle Corneille prétend revendiquer le premier droit d’auteur est arbitrée par la toute jeune Académie française qui tranche en définissant les canons de l’art dramatique pour un public qui s’est constitué en un nouveau pouvoir potentiel, l’opinion publique qu’il faut séduire et influencer. A juste titre, l’analyse place ce point en parallèle avec la perte de pouvoir du Parlement qui se voit retirer son pouvoir de remontrance, sa puissance d’éloquence civique. L’analyse des salons, les circuits de l’information, l’usage de l’expertise, de la validation des savoirs prouvent ici combien les travaux d’historiens, d’historiens des sciences et des littéraires ont enrichi ces sujets depuis une vingtaine d’années.
L’État de guerre, passant par un État de l’extraordinaire qui justifie la création des Intendants et remet en cause les privilèges, mène à un État de finance. Les revenus de l’État passent de 20,4 millions de livres tournois en 1600, à 143 en 1647. La croissance des deniers extraordinaires de L’État est imputable à une meilleure collecte mais surtout à une mobilisation rapide grâce au crédit et à l’impôt exceptionnel. L’officier royal devient un « traitant » participant au système fisco-financier de la monarchie.

Violence légitime contre violences souveraines

L’État de guerre remet en cause la légitimité des tribunaux ordinaires et inaugure une certain nombre de grands procès politiques : Biron, Chalais, Montmorency, La Valette duc d’Epernon, l’affaire de Loudun….
Face à ce Léviathan, les émotions s’enflamment. Pas moins de 282 révoltes explosent entre 1635 et 1660. Le pouvoir monarchique n’est pas contesté mais ses manifestations le sont : crue fiscale, détournement de la puissance royale par les hommes du roi… Se soulèvent des exclus du système de représentation politique mais également des élites urbaines, des bourgeois, des seigneurs, avant de mener à la Fronde, convergence des couches populaires et des corps intermédiaires et nobiliaires. Le récit et des tableaux explicatifs très clairs, sont rendus plus démonstratifs par l’analyse socioculturelle du lien naturel avec les clientèles nobiliaires, réaffirmant la conception de la société moderne fondée sur un ordre hiérarchisé régi par le don et l’attribution de grâces. Hervé Drévillon, spécialiste des questions de violence et d’affrontement par le fer et l’épée, réévalue le duel qui, de violence nobiliaire devient une forme de protestation politique. Il montre comment Condé portait l’espoir d’un actualisation politique de l’utopie chevaleresque dans les années 1650 (p 208) au moment de la naissance au théâtre du Cid et de Matamore, avant que le droit de révolte, cette violence légitime de la noblesse ne soit récupérée avec une aspiration à l’ordre, dans les guerres légitimes de la royauté.

L’héritier Louis XIV devenu le seul maître

Les années du début du règne personnel de Louis XIV sont paradoxalement celles de la pacification politique du royaume, une autre forme d’absolutisme dans lequel Hervé Drévillon interroge les formes, les usages, les pratiques et les instruments. La monarchie d’incarnation institue un État administratif. L’auteur s’intéresse plus aux manifestations de la domination et au consentement des sujets, qu’aux fondements théoriques ou à la nature du lien du roi à ses sujets. La guerre est le canevas de base de cette période, occupant 25 ans du règne et mobilisant plus d’un million de personnes sur 20 millions d’habitants. Un état de fait mobilisateur que la propagande justifie par l’image, les chansons, légitimant alors la renommée du roi et son ambition territoriale face aux peuples voisins. Un mobile que défendent des particuliers qui bénéficient de la collusion d’intérêt dans les affaires de la guerre. Rappelant les termes et la forme exacts du « pré carré », il apparaît que les frontières du territoire s’imposent comme la limite à l’exercice de la souveraineté de police tandis que le dehors est voué à la souveraineté guerrière (p 225). S’inspirant de la critique du mythe du roman national, Hervé Drévillon réexamine la politique d’annexion et de détermination des frontières « naturelles » (Pyrénées, Conflans et Cerdagne : « ces monts qu’on prétend faire passer pour des montagnes, ce qui n’est à proprement parler que des collines » Mazarin), juridiques mais surtout cohérentes pour assurer la pérennité des territoires nouvellement soumis. Ce n’est pas le prétendu destin multiséculaire de l’avènement territorial de la France, pas plus que la quadrature du pré, mais bien plutôt sa pragmatique viabilité qui justifia la politique de domination française.
A partir de 1661, l’État se met à fonctionner : la révolution administrative est en marche. Les pratiques de gouvernement s’installent et se normalisent : courrier administratif, travail de la liasse, ordres ministériels, haute administration, commis s’organisent et s’installent dans leur rôle. La machine est conduite par des procédures réglées (p 277) et administrée par 45 780 officiers propriétaires de leur office (soit un officier pour 422 habitants).
La réforme achoppe sur le plan financier. Depuis les travaux de Daniel Dessert, il est admis contre les Mémoires rédigées par Louis XIV, que le surintendant Fouquet fut le bouc émissaire d’un désordre financier d’origine privée, auquel Louis XIV se devait mettre fin, masquant ainsi le désordre systémique et structurel de la monarchie française. La fiscalité ne suffit pas devant les besoins financiers de la monarchie qui fait appel à l’emprunt dont les billets furent rapidement dépréciés de plus de 50%. Colbert tenta la réforme du marché des offices, supprimant jusqu’à 20 000 offices en 1670, mais dans le contexte des guerres, il se heurta à la nécessité budgétaire et fit fonctionner la planche à offices… alors que la réforme de l’armée rendit certaines charges gratuites selon la logique du mérite. L’office qui attire l’investissement pour monter dans la hiérarchie des honneurs, devint le nouvel objet de spéculation comme le montre le tableau page 133. La guerre apparaît comme un facteur considérable d’interaction entre intérêts privés et l’État, qui organisa une bonne part du tissu social, financier et industriel de la France après l’édit de 1673 (p 301 : voir la carte de l’État, l’industrie et la guerre au temps de Louis XIV). Cette organisation économique repose sur une association originale, l’octroi de privilèges et de monopoles aux Métiers associés à la création de manufactures dans une nécessité de production à forte valeur ajoutée, sous-tendu par des modalités réglementaires imposées par l’État que l’auteur nomme « l’économie du privilège ». Cette nouvelle économie politique fut critiquée par les jansénistes dès 1660, discutant cette notion de privilège, critique portée en 1695 par Boisguilbert notamment, qui contribua à l’établissement de la Capitation « égalitaire » et l’édit instituant une noblesse commerçante en 1701 comme la tentation libérale du tournant du siècle. Réforme qui n’empêcha pas « la relégation aux Invalides » de plusieurs milliers d’officiers qui n’avaient de fortune que l’honneur d’avoir servi le roi.

« L’avantage que Sa Majesté fait remporter à son Siècle sur tous les siècles »

L’étude porte ensuite sur le modèle culturel et ses institutions académiques royales et provinciales en insistant bien sur la notion de rupture : Louis XIV a fait entrer le royaume de France dans la modernité en remettant en cause l’autorité des auteurs grecs et romains qui prévalaient depuis la Renaissance grâce à la raison cartésienne progressivement admise. Cette rupture, perceptible à la fin du XVIIe siècle est mise en œuvre par les Académies est visible au château de Versailles par la rupture entre l’appartement des sept planètes et la grande Galerie (Versailles auquel l’auteur ne consacre que quelques planches photographiques), perceptible encore dans l’établissement du dictionnaire qui réglemente l’usage du français parlé à la cour qui devient la norme contre l’usage populaire. Il y a des pages passionnantes sur l’institutionnalisation des académies à vocation d’exploration des savoirs et d’expertise, et d’autres sur l’établissement des normes entre art, sciences et artisanat. Institutionnalisation par la prise en charge policière et judiciaire qui frappe également l’astrologie et les empoisonneuses. Institutionnalisation de la discipline ecclésiale dans le but d’étendre l’emprise du roi sur son clergé, soumettre l’Église pour assurer la paix de l’État (p 379). Tout aboutissait à imposer aux sujets français un nouvel ordre judiciaire et policier en même temps qu’une civilité contrainte par l’usage de la cour.
« L’âme du souverain est un moule qui donne forme à toutes les autres » Montesquieu
L’étude se porte ensuite sur le rapport entre la société de cour et les différentes formes d’apparition et de représentation du roi, la cour étant le lieu de médiation avec la majesté royale. La cour est présentée comme un lieu de communication royale, de vecteur politique prolongé par les statues sur les places royales dans les provinces. C’est aussi le lieu de conjonction entre les vertus de la nature aristocratique et les acquis d’une éducation qui débouché sur une société policée dans tous les sens du terme (p 399). Au regard de la rénovation des idées présentées dans l’ouvrage, sur le politique et les affaires militaires, on pouvait s’attendre à une rénovation de la présentation de la question curiale, à une présentation moins théorique qui se serait appuyée sur les travaux récents des usages quotidiens et le foisonnement social de la cour .
Suit un chapitre très intéressant sur la diffusion dans le royaume de la gloire du roi laissant place à une critique de la personne royale tandis que se mettrait en place le sentiment d’appartenir à un royaume, et bientôt à une nation. Sans doute l’armée qui aurait mobilisé en 1690 par exemple, 400 000 de ses sujets aurait-elle contribué à la création du sentiment que le royaume devenait une entité autonome. Cette idée de la substitution de roi héros mythologique en la personne du souverain puis la séparation de la personne du roi et de l’État qui se construit, court tout au long de l’ouvrage et mérite d’être soulignée.

Le prisme programmatique de la guerre, de la raison, de la science donne un ton nouveau à la présentation de cette période. C’est une riche synthèse qui reprend l’orientation des ouvrages de Hervé Drevillon. Un des intérêts en est la remise en cause de la chronologie, comme d’ailleurs, dans le reste de la collection et la proposition de nouvelles dates-charnières, favorisant les réflexions historiques.
L’ouvrage permet aux professeurs de renouveler les textes sur les régimes politiques, textes théoriques ou informatifs. Les citations qui ponctuent l’ouvrage sont choisies pour leur intensité, et leur relecture avec une mise en contexte claire confère un éclat singulier à cette époque. Il offre également de très belles illustrations, une iconographie parfaitement analysée par des textes courts mais explicatifs, ce dont il faut remercier l’éditeur tant pour la qualité de reprographie que pour la lisibilité des cartes de localisation.
L’équilibre est trouvé entre l’histoire du militaire, l’histoire sociale, l’histoire économique et l’histoire culturelle, recherches qui ont contribué à enrichir la présentation de cette période. Ainsi l’absolutisme n’existe plus, ni même un grand siècle considéré comme un isolat, mais les rois absolus, chacun à leur manière, ont retrouvé une personnalité nouvelle et leurs projets pour la France se répondent établissant une filiation d’un règne à l’autre.

© Pascale Mormiche