Un ouvrage majeur de référence sur un sujet original !
Comment introduire un sujet des sciences sociales dans le monde médiéval ? Une tentative passionnante par un médiéviste reconnu de développer le thème des rythmes dans un long Moyen Age de l’Antiquité tardive au XVIe siècle. Un gros ouvrage qui se lit avec un plaisir certain !

Jean-Claude Schmitt est un médiéviste reconnu, ancien élève de Jacques Le Goff. Il est actuellement directeur émérite à l’EHESS et responsable de collection chez Gallimard. Chercheur original, il a évolué durant sa carrière vers l’anthropologie et s’intéresse à l’ensemble des sciences sociales. Il est aujourd’hui au sommet de sa carrière durant laquelle il s’est largement ouvert à l’international, notamment par son excellente connaissance du monde germanique, comme le montre son CV et l’origine de nombre des illustrations de l’ouvrage.

La qualité de reproduction des œuvres iconographiques et leur grand nombre est à remarquer ; l’éditeur est à remercier pour l’effort qui a été fait et l’auteur par le choix exceptionnel loin des illustrations habituelles ; le lecteur fera probablement des découvertes surprenantes parmi les nombreuses pleines pages illustrées magnifiques de l’ouvrage.

Chez Gallimard donc, dans la prestigieuse collection de la Bibliothèque illustrée des histoires, J.-Cl. Schmitt nous propose aujourd’hui un ouvrage exceptionnel « Les rythmes au Moyen Age ». Résultat d’un travail de recherche de plusieurs années (plus d’une dizaine d’années dit-il) et d’une rare érudition sur l’histoire des images et leur représentations, ce très beau livre aborde l’héritage du Moyen Age dans un thème qui est très peu étudié par les historiens (davantage depuis le XIXe siècle par les sociologues et les anthropologues). Au-delà de ce sujet médiéval, il interroge sur les legs de cette période et sur nos propres rythmes actuels, J.-CL. Schmitt rappelle que l’historien est toujours l’homme (ou la femme) de son époque et qu’il interroge aussi son propre temps. Ainsi, cet ouvrage peut s’adresser à tous, par la réflexion qu’il suscite sur notre propre période. Il est à la croisée de l’histoire, de l’anthropologie et de l’histoire de l’art de l’Occident médiéval chrétien.

L’auteur a choisi de composer et d’organiser son livre de manière originale. La quantité de connaissances accumulées au fil des années posait en effet un problème d’organisation et J.-Cl. Schmitt a donc choisi un découpage particulier, en utilisant un rythme fondamental du Moyen Age que nous utilisons d’ailleurs toujours aujourd’hui, celui de la semaine, celui donc de la création du monde par Dieu que l’on trouve dans la Genèse durant six jours. L’ouvrage compte donc six grandes parties, l’épilogue représentant le septième jour.
Le 1er jour est une réflexion davantage conceptuelle, sociologique et anthropologique sur les rythmes en commençant par les rythmes modernes à partir de l’âge industriel et en interrogeant également les auteurs comme Rousseau ou les poètes allemands du XVIIIe siècle. La dimension artistique est notamment présente avec les références à Paul Klee « Traces de pieds dans la neige ». Remontant le temps, l’auteur entreprend une réflexion étymologique sur le terme de « rythmus » dans l’antiquité et au Moyen Age qui sert avant tout à qualifier une poésie rythmée et chantée, elle évolue vers la musique comme celle du chant grégorien et la musique est l’un des arts du Quadrivium. L’auteur interroge de nombreuses images qui ne sont pas ici de simples illustrations pour retrouver ces rythmes médiévaux et notamment les rythmes du corps. Il met en évidence le rapport entre le « rythmus » et la musique qui sont mis en résonance avec l’ensemble du cosmos et donc le mouvement divin.

Le 2e jour montre le rapport du rythme avec les pieds, éléments fondamentaux de l’appréhension de l’espace pour la plupart des hommes du Moyen Age ; ainsi l’étude des déplacements pédestres des hommes mais aussi le thème de la danse (c’est d’ailleurs ce qui illustre la couverture du livre) sont abordés, suivis par le rythme de la main pour l’écriture du copiste dans le monastère, de la voix pour la lecture à voix haute… Rythmes également des régimes alimentaires, des jeunes ou des pratiques sexuelles.

La 3e journée propose une réflexion sur la division du temps, organisée par l’Eglise et les clercs. Temps de la journée, divisé en heures scandées par les cloches, mais qui ne sont pas les mêmes heures que les nôtres jusqu’à l’invention des horloges mécaniques. Temps des prières des moines dans les monastères, temps de la semaine, mais aussi temps annuel avec le recours au calendrier liturgique qui mêle les fêtes fixes (Noël) et les fêtes mobiles (Pâques) puisque le calendrier religieux dépend à la fois du calendrier solaire et du calendrier lunaire. Le temps scolaire est abordé également avec le rappel de l’invention des grandes vacances par l’Université au XIIIe siècle…

Le 4e jour nous montre le rythme des voyageurs, celui des pèlerins, des marchands notamment. Rythme des processions mais aussi rythmes du déplacement des moines chargés d’informer les abbayes voisines ou éloignés de la mort de personnages prestigieux et de demander leurs prières pour ces morts, les éléments sont inscrits sur des parchemins cousus les uns aux autres pouvant dépasser les trente mètres de long… Un rapport à l’espace-temps médiéval qui ne peut plus être le nôtre !

Le 5e jour est celui du rythme narratif, comment raconter l’histoire ? Ce chapitre, nourri des réflexions de P. Ricoeur, particulièrement passionnant pour tout historien évoque la conception du temps selon saint Augustin et les six âges du monde, celui des chroniques mais aussi la vision de l’histoire du monde de Joachim de Flore. Une partie substantielle de cette partie est consacrée à l’étude de la tapisserie de Bayeux et à sa représentation du rythme des deux années qui permettent au duc de Normandie de devenir roi d’Angleterre.

La 6e et dernière journée se consacre aux changements de rythmes, tout d’abord les nouveautés, comment un nouveau rythme s’impose à un moment, comme celui des jubilés à partir de 1300 ou celui de l’apparition de l’assolement triennal au XIIIe siècle. Une réflexion est faite sur l’individuation, à partir d’une pratique religieuse plus individuelle à la fin du Moyen Age et l’utilisation du chapelet. La rupture des rythmes est aussi un élément de réflexion lors des catastrophes comme lors de la peste noire ou les tremblements de terre. Nouvel élément qui se développe, c’est celui de la célébration de l’anniversaire, d’abord célébration de la mort puis plus tardivement de la naissance. L’arythmie par excès ou par défaut est le contrepoint nécessaire au rythme : charivari, grève, interdit ecclésiastique et catastrophe modifient le rythme…

Un rythme peut-il disparaître ? Non, le rythme se transforme ; seule la fiction utopique de Cocagne ou de l’abbaye de Thélème peut abolir la notion et le sens du rythme…

Ouvrage de référence, c’est une évidence au terme de cette lecture passionnante, mais ouvrage qui ne peut être définitif car le terme même de « rythme » montre qu’il ne peut être épuisé, le sujet se renouvelle sans cesse tant qu’il y a de la vie ! L’auteur conclut que ce livre ne peut être un ouvrage de synthèse, qu’il s’agit d’une « histoire transversale », c’est-à-dire « qu’à différents moments d’une très longue durée historique (entre le IVe et le XVIe siècle) [il] procède à des coupes qui traversent et de ce fait mettent en relation de nombreuses strates de la réalité sociale, culturelle, idéologique, animées les unes et les autres de rythmes divers, qui entrent en résonance ou en contradiction ». En tout cas, une réussite certaine et une lecture qui nourrit la mémoire du lecteur