Pascal Cauchy, professeur agrégé d’histoire, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et chercheur au Centre d’histoire de Sciences-Po, est l’auteur d’un ouvrage sur la Quatrième République et d’un autre sur l’élection de François Mitterrand, L’Election d’un notable. Les coulisses de mai 1981, Vendémiaire, 2011. Il nous propose aujourd’hui chez le même éditeur une étude historique qui porte sur l’épuration, dans le contexte de la Libération. La démarche est originale dans la mesure où le point de départ est le récit d’une affaire qui conduit six miliciens au peloton d’exécution le 2 septembre 1944, et que l’étude est ensuite construite par des retours sur les quatre années d’occupation qui ont précédé, de manière à replacer l’événement dans son contexte, national et grenoblois et à en faire comprendre les enjeux. C’est donc à la fois un travail qui porte sur les modalités et le contexte de l’épuration, une réflexion sur ce phénomène, et une évocation précise de la situation de Grenoble et de se sa région entre 1940 et 1944.

Structure de l’ouvrage

Le premier chapitre, « La mort au crépuscule », est un récit de l’exécution publique de six miliciens le 2 septembre 1944 à Grenoble, et l’analyse de sa médiatisation par la publication de reportages dans la presse américaine et britannique. Les cinq chapitres suivants, « Dans l’oeil du cyclone », « Quand la guerre arrive », « Résister », « L’heure de la Milice », « Le chaudron grenoblois », qui constituent plus de la moitié de l’ouvrage, sont une étude du contexte politique profond, dans sa dimension nationale et locale ; la perspective locale se faisant de plus en plus précise et détaillée. Avec les trois chapitres suivants, « Le maquis à l’assaut d’Uriage »,  » Les Allemands sont partis », « Un jour pour mourir », nous revenons à l’événement, depuis les causes directes de l’arrestation des miliciens, jusqu’au procès et à l’exécution par laquelle le livre s’est ouvert. Dans un bref épilogue l’auteur livre ses réflexions sur l’engagement milicien et sur l’écriture de l’histoire de l’épuration. Il n’y a pas de bibliographie, mais on peut admettre qu’elle est fournie dans les huit pages de notes qui terminent l’ouvrage.

Une exécution qui fait la une de la presse anglo-saxonne

Grenoble a été libéré le 22 août 1944. Dix jours plus tard, six jeunes miliciens sont fusillés en présence d’une foule immense, sur les lieux où, un mois plus tôt, les Allemands avaient fusillé 23 résistants. Les miliciens ont été jugés par un tribunal militaire, et quatre de leurs camarades ont échappé à la peine de mort. Aucun d’entre eux n’avait exercé de responsabilité dans la Milice, il s’agissait de subalternes. Deux journalistes, un britannique et un américain, assistent à l’événement. Deux jours plus tard, dans son numéro du 4 septembre, le Times de Londres rapporte l’événement grenoblois. Le journaliste britannique rend compte des faits avec netteté, souligne le jeune âge des miliciens et précise que le jugement a été rendu par une cour martiale dont les membres ont été choisis par le nouveau préfet, lui-même nommé par le gouvernement d’Alger, ce qui prouve à ses lecteurs que, si le pouvoir en France est provisoire, il n’est pas arbitraire. Le magazine new yorkais Time publie sur deux pages l’article de son reporter, illustré d’une photographie, le 18 septembre 1944. Avec pour titre La mort sous la pluie, l’article insiste sur la foule hurlante qui vient au spectacle et sur la mobilisation de la population, préparée le matin de l’exécution par la presse locale. Le journaliste insiste sur l’âge des miliciens et en dresse des portraits sommaires. Un second article, accompagné de plusieurs photos, paraît dans le numéro de Life du 2 octobre 1944.  » Ce coup double des deux magazines appartenant au même groupe de presse démultiplie la diffusion d’un événement qui n’est pourtant pas au coeur de la guerre qui se joue en Europe et en Asie. Quand on sait que Life tire à près de quatre millions d’exemplaires, il est assez singulier qu’un épisode de l’épuration France ait pu retenir l’attention des rédacteurs des deux plus importants newsmagazines de la planète« .

Occupation, Résistance et Collaboration à Grenoble et dans sa région

Dans les 110 pages qui suivent, l’auteur analyse la situation grenobloise entre 1940 et 1944, sans faire l’économie des éléments nationaux de compréhension nécessaires. Ce n’est pas une démarche facile que d’analyser une situation locale tout en la replaçant dans le contexte national, de manière à pouvoir exposer ensuite un événement très précis dans tous ses détails. Pascal Cauchy évite l’écueil de la seule monographie locale, il fournit au lecteur non spécialiste tous les éléments nécessaires à la compréhension d’un événement local, mais il donne tout son sens à l’événement en l’enracinant dans son contexte.

Un chapitre présente la situation politique avant la guerre, les débuts de l’Occupation, l’adhésion à la Révolution nationale, les forces de l’ordre vichystes, la presse, les pénuries, la situation industrielle, les réfugiés, les persécutions antisémites.

Le suivant traite de l’occupation italienne à partir du 12 novembre 1942, puis de l’occupation allemande à partir du 8 septembre 1943. L’armée allemande s’installe à Grenoble et dans les environs, ainsi que les services de police, avec l’implantation du SD. Les partis politiques collaborationnistes font leur apparition, le PPF étant le plus important.

C’est ensuite de la Résistance qu’il est question, les premiers engagements individuels, la constitution de petits groupes essentiellement urbains, l’implantation des premiers réseaux et des premiers mouvements, les premières actions. » Durant les 10 mois d’occupation italienne, les groupes et les réseaux arrivent à maturité« . Les principales organisations sont le mouvement Combat, l’ORA et l’Armée secrète. Une caractéristique de cette résistance est l’action des groupes francs, qu’il appartiennent aux FTP ou à Combat.

Ce contexte étant tracé, un chapitre peut être consacré à la Milice, retraçant ses origines, présentant son idéologie, ses cadres et ses chefs, son organisation, son recrutement, sa composition sociale. Sans être trop long le développement est complet, incluant la genèse du terme de « milice », la signification de son symbole, le gamma, argent sur fond noir, « porté cousu sur le béret, en insigne sur la vareuse et sur un brassard en chemise« .

La Milice ouvre une école à Uriage, dans les locaux de la citadelle laissés libres par l’école des cadres de Dunoyer de Segonzac, officiellement fermée le 1er janvier 1943. L’école reçoit deux catégories d’élèves, les stagiaires et les aspirants de la Franc-garde. Les premiers sont les cadres ou futurs cadres des fédérations régionales ou des unions départementales, ce sont de petits notables, médecins, avocats, propriétaires fonciers. Les seconds sont plus jeunes, ce sont les futurs chefs des unités permanentes qui bénéficient pendant plusieurs mois d’une formation politique, technique et militaire poussée.

Atmosphère de guerre civile à Grenoble et dans sa région

La présence de la Milice à Grenoble et dans ses environs, son impopularité et les brutalités des miliciens déclenchent de nombreuses opérations de représailles de la part de la Résistance. En novembre 1943, la Milice compte déjà 76 victimes et des dizaines de blessés. Le 20 janvier 1944, Darnand instaure des cours martiales et engage la guerre contre la Résistance. Au moment où les maquis prennent de l’ampleur, ce sont bien de véritables opérations de guerre dont il s’agit.

A partir de novembre 1943, on peut parler de guerre civile à Grenoble. La Gestapo et ses supplétifs lyonnais du PPF ouvrent une période de terreur. Face à la pression qui la menace, la Milice renforce son caractère policier et violent. Le 25 novembre commence « une terrible série d’arrestations et de meurtres (…) Les réseaux patiemment montés est organisés depuis 1942 sont démantelés« . Arrestations et déportations se multiplient. Meurtres, enlèvements, pillages et arrestations brutales de famille se succèdent, avec toujours plus de férocité.

C’est dans ce climat qu’intervient l’affaire de Voiron, une famille entière de miliciens est exécutée par un commando de résistants. L’affaire fait grand bruit et embarrasse la Résistance car des femmes et un enfant ont été massacrés. Si cette affaire n’a pas changé l’image négative de la Milice, elle a écorné celle de la Résistance, et renforcé la détermination des miliciens. La Milice franchit un pas de plus dans l’engrenage de la répression en quittant les villes pour affronter directement le maquis des Glières en mars 1944. C’est son premier engagement militaire. En avril la Milice lance une opération de police contre les maquis du Vercors ; des fermes sont incendiées, des maquisards condamnés à mort. Mais le Débarquement a lieu peu après et les volontaires affluent sur le plateau. Les Allemands lancent leur grande offensive contre les maquis du Vercors en juillet, sans la Milice, engagée ailleurs. Grenoble assiste à l’agonie du maquis du Vercors. Dans la ville les groupes francs multiplient leurs attaques ; en réponse, les Allemands et leurs complices multiplient les exécutions par dizaines. C’est dans ce contexte que la Résistance va attaquer l’école de la Milice à Uriage.

Les maquisards capturent douze miliciens

Dans le sud du Grésivaudan, le « capitaine Stéphane », 25 ans, officier sorti de Saint-Cyr, contrôle une grande partie de la région. Sa compagnie jouit d’une totale autonomie. Il sélectionne ses hommes et constitue un groupe parfaitement entraîné et soudé. Le 9 juin 1944, il organise un coup de main contre l’école de la Milice à Uriage. L’équilibre des forces est de un contre sept en faveur de la Milice, ce qui suppose, pour que l’action réussisse, une parfaite préparation. Le groupe attaque au coeur de la nuit et réussit une action d’éclat : outre le fait d’avoir investi un des centres névralgiques de la Milice, Stéphane repart avec dix prisonniers dont deux chefs miliciens, des armes et des munitions. Un chef milicien a été tué. Les maquisards n’ont qu’un seul blessé.

Parmi les prisonniers figurent deux fils de notables du régime, aussi le chef de la Milice locale reçoit-il de Vichy l’ordre de négocier. Les discussions s’engagent tandis que la Milice fait arrêter 17 otages à Grenoble, tous pris parmi les notables ou des personnalités de premier plan, enfermés sous surveillance allemande. Les hommes de Stéphane capturent alors deux autres miliciens.

Doit-on négocier avec la Milice ?

Au sein des instances de la Résistance, les discussions sont vives, car les désaccords profonds. Compte tenu des propositions faites par la Milice dans le cadre de la négociation (informer la Résistance des opérations prévues par les Allemands) certains estiment qu’il est possible d’accepter ces propositions. Mais le Parti communiste, prépondérant au sein du Comité départemental de libération, s’y oppose absolument, et exige que les miliciens prisonniers soient fusillés. « Avec la Milice, les communistes tiennent concrètement la figure du traitre et de l’ennemi de classe sur lequel se concentre sur le moment le combat résistant. Elle associe la trahison patriotique, en s’alliant à l’ennemi extérieur, et le crime idéologique, en choisissant la lutte anticommuniste. » Le CNR est consulté et sa réponse longtemps attendue. Le temps passe. Les otages de Grenoble sont libérés au bout de 35 jours. Deux miliciens sont fusillés en représailles d’atrocités commises par la Milice. Les dix autres miliciens restent prisonniers quand la ville est libérée.

« Surenchère dans la répression et la violence« 

Ces faits étant désormais connus, les deux derniers chapitres exposent les conditions dans lesquelles les miliciens furent jugés, et, pour six d’entre eux, exécutés. Les autorités de la Résistance ont installé un pouvoir provisoire et légitime, puis les troupes américaines sont entrées dans la ville. L’heure est venue de l’épuration, qui doit se faire dans un cadre légal, dans toute la mesure du possible, et que les communistes exigent très dure :  » Cette surenchère dans la répression et la vengeance est au coeur de l’affaire des miliciens de Grenoble« . La presse communiste appelle à châtier les traîtres, à venger les martyrs de la Résistance. Chacun sait que des miliciens sont prisonniers de la Résistance et qu’ils sont étroitement surveillés. Leur jugement rapide est devenu inévitable : « La manière dont les choses se passeront pèse lourd sur la crédibilité du nouveau pouvoir, sur sa capacité à résister à la rue comme aux communistes qui en appellent à une justice populaire, c’est à dire expéditive« .

Une justice légale mais expéditive

Obéissant aux directives du commissaire de la République, une cour martiale est constituée. C’est une justice légale mais expéditive : l’arrêt est rendu sans recours et l’exécution doit avoir lieu dans les 24 heures. Le 30 août, la composition de la cour martiale qui doit juger les dix miliciens est publiée. La mort ne fait aucun doute, elle est attendue. L’instruction des dix hommes a lieu le 31 août. Deux avocats ont 24 heures pour prendre connaissance des minces dossiers des dix inculpés. L’audience publique est ouverte le samedi 2 septembre à 9h00 du matin. 20 000 personnes cernent le palais de justice. « A plusieurs reprises, la foule tente de forcer le barrage et d’envahir le palais et la salle d’audience. La tension est extrême, le danger d’une exécution sommaire est réel tant la colère est vive dans cette masse hurlante et en partie armée. » Selon la loi, l’appartenance à la Milice suffit à établir la trahison, et les avocats ne peuvent que plaider les circonstances atténuantes. Six hommes sont condamnés à mort, mais, et c’est inattendu, quatre d’entre eux y échappent. La colère éclate dans le public qui condamne cette mansuétude qu’elle juge coupable. Le recours en grâce n’étant pas envisagé, l’exécution est prévue le jour même. Un convoi se forme : l’automobile transportant le préfet ouvre la marche, suivi du fourgon cellulaire, le véhicule des pompes funèbres ferme le cortège. Tout se passe très vite. La description de l’exécution et l’évocation des photos prises par les journalistes anglo-saxons a été faite dans le premier chapitre.

 » Parce qu’elles se situent à la charnière de l’exécution sommaire (un procès expéditif, une fusillade publique) et de la procédure épuratrice (la caution des autorités, un jugement dans un tribunal, des sentences différenciées), les exécutions du 2 septembre à Grenoble sont à la confluence de l’épuration sauvage et de l’épuration légale. Les deux répressions cohabitent, au reste, pendant de nombreuses semaines encore. »

© Joël Drogland