Patrice Arnaud, chercheur associé au Centre d’histoire sociale de l’Université de Paris-I et au Centre de recherche et d’histoire quantitative (CNRS/Université de Caen), livre avec ce livre une version abrégée de sa thèse dirigée par Jean-Louis Robert et soutenue en 2006 à Paris-I. Elle porte sur les requis, c’est-à-dire trois groupes principaux de Français partis en Allemagne, dans des conditions très différentes. Cette étude repose sur des archives riches, tant françaises qu’allemandes, sur des entretiens et des témoignages très nombreux, et sur des sources très variées.
Le premier groupe de requis est constitué par les travailleurs volontaires en Allemagne: aucun Français en Allemagne parmi ces travailleurs en septembre 1940, 80% de Français en août 1941 dont 17% de femmes. Le deuxième groupe pour combler les besoins de main d’œuvre de l’Allemagne apparaît avec la nomination de Fritz Sauckel, plénipotentiaire général à la main d’œuvre en mars 1942. Chargé d’accélérer le recrutement (en le multipliant par 17), il met en place la politique de la Relève, qui organise le départ en Allemagne de 150 000 ouvriers spécialisés en contrepartie du retour de 50 000 prisonniers de guerre. Enfin, et parce que la Relève est un échec, les lois du Service du Travail Obligatoire (STO) sont édictées: la première en septembre 1942 (relative à l’utilisation et à l’orientation de la main d’œuvre) à l’initiative de Laval, vise les hommes de 18 à 50 ans et les femmes de 21 à 35 ans, le recrutement s’opérant sur une base professionnelle. Une nouvelle demande de Sauckel provoque la loi de février 1943 sur le STO, qui repose désormais sur un critère démographique (les jeunes nés de 1920 à 1922). Suivent encore la loi d’avril-juin puis décembre 1943 puis celle de 1944 qui s’adresse à la classe d’âge 1925. D’autres Français, moins nombreux, partent aussi travailler en Allemagne : quelques femmes de prisonniers de guerre, des droits communs également.
Ce livre constitue la première étude complète sur ces 600 000 Français en Allemagne. Il montre la différence entre les trois groupes : 47% d’ouvriers sont travailleurs volontaires en Allemagne contre 18% d’artisans et 17% d’employés, pour une moyenne d’âge de 33 ans pour les hommes et 27 ans pour les femmes; le recrutement essentiellement ouvrier de la Relève à la différence du STO qui symbolise tout l’éventail professionnel des jeunes Français. S’il est possible, jusqu’à l’automne 1942 d’échapper aux réquisitions en intégrant la police, l’Armée d’armistice ou la zone libre, la traque aux réfractaires s’engage à partir de 1943.
Le plan du livre, divisé en 10 chapitres, permet de suivre le parcours des requis.
État des lieux complet
Après avoir présenté les lois de réquisitions et les différents groupes concernés, l’auteur montre que la décision du départ a fait l’objet de négociations familiales au regard de menaces sur la famille, sur l’avenir professionnel (par exemple le Ministère et le Rectorat menacent un jeune qui se préparait à passer l’agrégation de lettres classiques, de devoir renoncer à l’enseignement s’il ne part pas ! Mais a contrario, Jérôme Carcopino, directeur de l’École Normale Supérieure a globalement réussi à protéger ses élèves). Les entreprises affichent les noms des requis dans les usines pour accentuer la pression. Arrivés en Allemagne, les requis travaillent dans des conditions très différentes : on pense spontanément aux usines (cela concerne 75 à 80% des requis), mais un danseur de l’Opéra de Paris est affecté à l’Opéra de Berlin, des acrobates sont affectés au cirque de Berlin, un requis devient adjoint au facteur….
Au fur et à mesure de l’avancée de la guerre, les Allemands deviennent minoritaires dans les usines. Les requis logent pour l’essentiel dans des camps (les volontaires chez des particuliers), où les nationalités se mélangent peu, si ce n’est une séparation nette entre les travailleurs de l’Est et ceux de l’Ouest de l’Europe. Entre nationalités, l’hostilité est réelle entre les requis et les volontaires. D’autres thèmes importants sont évoqués : les loisirs organisés à la fois par les autorités allemandes, les autorités françaises, mais aussi laissés à la liberté des requis dont certains vont à l’Opéra quand d’autres préfèrent la piscine; les rapports avec les femmes, allemandes ou non; les punitions pour vols, braconnage, dépassement illégal de la frontière du Reich, marché noir. Outre le fait que la Gestapo n’est pas toute puissante, l’auteur montre que la répression est très variable, très violente dans les AEL- camps de rééducation par le travail- qui se transforment peu à peu en camps de concentration, la différence tenant dans la durée courte de la détention : le taux de mortalité atteint néanmoins 18%. 185 000 requis français sont morts en Allemagne, en incluant également les accidents, les bombardements et les violences lors de la fin de la guerre. Enfin, les difficultés liées à l’arrivée des Soviétiques et des Alliés en Allemagne sont bien montrées.
Une description nuancée
Comme en France, les requis furent parfois des collaborateurs, parfois des résistants (allant du sabotage individuel du travail au réseau organisé pour faire du renseignement ou aider aux évasions des prisonniers de guerre), mais les plus nombreux s’accommodèrent de leur situation. L’auteur a observé un rejet massif de Vichy, mais beaucoup plus de Laval que de Pétain, a mis en évidence le fait que les codes de la sociabilité ouvrière (60% des requis sont des ouvriers) ne sont pas très différents de ceux qui régissent le travail en période de paix : ceux qui ont un travail pas trop pénible maintiennent un niveau de production satisfaisant, mais néanmoins faible pour ne pas favoriser l’économie allemande.
Ce livre, on le voit très riche, nous permet de travailler sur une mémoire différente des mémoires habituelles dans nos classes de terminale. En cassant de nombreuses idées fausses, il montre les difficultés de reconnaissance de ces requis. Ils ne sont pas partis en obéissant aveuglément à Vichy et ils ne se sont pas enrichis en travaillant pour l’Allemagne; leurs déplacements en Allemagne n’étaient pas libres, même si leurs camps n’étaient pas entourés de barbelés, ils devaient respecter des couvre-feux ; le travail en usine était difficile à la fois physiquement et psychologiquement pour les jeunes du STO qui n’appartenaient pas au monde ouvrier. La lutte contre les préjugés que réalise Patrice Arnaud n’est pas toujours en faveur des requis : l’auteur montre bien par exemple que le STO n’a été qu’à hauteur de 10% le pourvoyeur du maquis; que les ouvriers effectuaient pour l’essentiel correctement le travail demandé et ne sabotaient pas systématiquement ; que le salaire était un élément important de l’attitude des requis en Allemagne, notamment pour les hommes mariés qui envoyaient ainsi des fonds à leur famille; que les rapports avec les femmes allemandes n’étaient pas interdits.
L’auteur montre aussi les difficultés dans l’organisation, après la guerre de la défense des requis. La FNDT (Fédération nationale des déportés du travail) est créée dès novembre 1944 mais depuis 1952, elle représente moins de 50% des requis: les ouvriers se reconnaissent peu dans une association dont les présidents, issus du STO, sont agent commercial, commerçant ou journaliste. Comme toujours, les changements de dénomination de la Fédération montrent bien les combats de mémoire face au résistancialisme: en 1951, la FNDT accepte le statut de «Personne contrainte au travail en pays ennemi», pensant que l’appellation « déporté du travail » sera obtenue ultérieurement. En 1978, la Cour d’appel de Paris oblige la Fédération à s’appeler « Fédération nationale des rescapés et victimes des camps nazis du travail forcé ». Il faut attendre le 16 octobre 2008 pour qu’une carte de « personne contrainte au travail en pays ennemi » soit créée, sous-titrée « victime du travail forcé en Allemagne nazie. La parole des requis -d’autant plus rare que les ouvriers, 60% des requis, écrivent peu- commence à se libérer à la fin des années 1970. Ils arrivent alors à l’âge de la retraite –phénomène courant observé aussi pour la mémoire des prisonniers de guerre-, la Cour d’appel de Paris réserve le terme de «déporté » aux concentrationnaires et le livre de Cavanna, les Russkoffs, paraît en 1979.
© Evelyne Gayme