Christian Schülke, Les usages politiques du passé dans les relations germano-polonaises (1989-2005), L’Harmattan, 2010, 219 p., 21 euros.

Entre l’Allemagne et la Pologne, il y a l’Oder et la Neisse… et bien des soucis, qui passent souvent au dessus de la tête des Français. Le livre de Chistian Schülke, directement écrit dans la langue de Molière par ce jeune chercheur allemand passé par Sciences Po-Paris, peut donc aider à voir plus clair dans une relation complexe et chargée des deux côtés d’incompréhension et de préjugés, relation de plus asymétrique, les Polonais étant, à leur grand dam, globalement bien plus attentifs à l’actualité de leurs voisins germaniques que ceux-ci à leur égard. A cette asymétrie s’ajoute la différence de richesse, et le « complexe d’infériorité » marqué des Polonais, dont le PIB en 2005 était encore 9 fois inférieur à celui de l’Allemagne.
Christian Schülke s’est donc attaché, pour son étude, à la période la plus contemporaine, celle de l’après-chute du mur, qui transformait complètement la donne. Cette période courte est dominée par le retour de la mémoire, une mémoire surtout douloureuse, après un premier temps où la bonne volonté a nettement prévalu de part et d’autre. Sous l’expression d' »usages politiques », terme qu’il emprunte aux historiens François Hartog et Jacques Revel (Les usages politiques du passé, collectif, EHESS, 2001), l’auteur précise qu’il englobe aussi bien les utilisations légitimes qu’illégitimes. Le passé resurgit, surtout en périodes électorales et en périodes de crises, parfois agité comme un chiffon rouge par les partis populistes. Les médias jouent leur rôle aussi, grossissant certaines interventions autrement passées inaperçues.

L’apogée de la réconciliation

Juste après la chute du mur, à ce moment que les Allemands appellent communément la « Wende » (le Tournant), domine la volonté d’aller de l’avant, de « faire communauté » entre les deux peuples, au nom du respect des souffrances vécues, au nom du futur européen commun qu’on veut construire. Ainsi les années 1994-1995 sont celles de l' »apogée » de la réconciliation, avec notamment l’important discours du président allemand Roman Herzog en 1994, demandant pour la première fois pardon aux Polonais « pour ce que les Allemands (leur) ont fait subir » ; un an plus tard, le ministre polonais Wladyslaw Bartoszewski s’adressait solennellement au Parlementaires allemands dans leur propre langue -une première là aussi- et évoquait explicitement « les souffrances d’Allemands innocents qui ont été affectés par les conséquences de la guerre et qui ont perdu leur terre natale » : cette reconnaissance du sort des expulsés fut alors très remarquée et unanimement saluée.
La volonté politique était donc très forte des deux côtés en ces temps de refondation mais, dès 1998, le climat se refroidit nettement, avec la « guerre des résolutions », des deux côtés de la frontières, concernant la place des expulsés : réagissant à une résolution votée au Bundestag à l’initiative de quelques députés la CDU/CSU, et qui prétendait défendre les « intérêts légitimes des expulsés » sans plus de précision, la diète polonaise s’enflamma alors que le texte avait eu très peu d’écho en RFA : le texte révélait « des tendances dangereuses » et semblait remettre en cause les conclusions du Traité de Potsdam sur la frontière germano-polonaise, question sur laquelle le droit allemand reste effectivement très ambigu, considérant ces dispositions comme contraires au droit international. Pour une grande partie des Polonais, la crainte est alors celle d’un retour d’anciens expulsés allemands vers l’ouest et le nord de la Pologne, pour « regermaniser » ces régions. En effet, parmi les thèmes de friction qui divisent Polonais et Allemands, figure celui des « déplacés », ces millions d’Allemands forcés après la guerre de quitter les anciens territoires allemands dont beaucoup étaient devenus des provinces polonaises. Ces « expulsés de l’est » (« Ostvertriebene » ou « Vertriebene » en allemand) n’ont cessé, pendant toute l’histoire de la RFA, unis dans des associations selon leur origine, de dire la nostalgie de leur pays perdu et, appuyés par la CDU/CSU, de demander des réparations qu’il était clairement impossible de satisfaire du temps de la Guerre Froide. Après sa disparition, leurs revendications se font davantage entendre, en particulier à propos de la restitution de leurs anciennes propriétés ou de dédommagements financiers en leur faveur, sujets bien sûr explosifs en Pologne.
En 2004, alors que la Pologne entre dans l’Union Européenne, et a de fait bien moins besoin du « patron » allemand pour appuyer sa candidature, la crise est relancée à propos d’un autre sujet délicat, les demandes d’indemnités pour les Polonais ex-travailleurs esclaves du Reich. Une indemnisation totale aurait un coût gigantesque que l’Allemagne ne peut et ne veut se permettre, alors que les Polonais estiment qu’elle doit payer le prix, comme elle l’a payé pour les rescapés de la Shoah.

Une époque de « victimisation » ?

Enfin, un troisième dossier surtout attise les incompréhensions entre deux pays : celui de la construction d’un futur « centre des expulsés et déplacés » prévu à Berlin, qui retracerait les destins de tous les peuples déplacés du XXe siècle, y compris bien sûr ceux des Allemands de Pologne ou de Tchécoslovaquie. Lancé dès 1999, le projet de ce centre, plutôt bien accueilli au départ, commença à faire polémique à partir de 2002, l’année justement où paraissait « En Crabe », le livre de Günther Grass. Venant d’un écrivain très marqué à gauche, proche du SPD et non suspect de mauvaises intentions, ce roman témoignait des souffrances vécues par les populations de l’est expulsées en 1945, et légitimait en quelque sorte qu’on évoque largement en Allemagne cet épisode longtemps tabou. Mais beaucoup ont souligné le risque de « victimisation » des Allemands se préoccupant de leurs propres souffrances, très inférieures au mal infligé par le régime nazi. S’exprimait de plus la crainte que ce centre pour les expulsés devienne un pendant, voire un concurrent du Mémorial de l’Holocauste, inauguré depuis peu. Côté polonais, la méfiance était et reste très forte, face à un projet qui pourrait entraîner l’oubli des victimes polonaises, et soutenir des demandes de dédommagements d’expulsés ou de leurs descendants.. Et cela d’autant plus que la présidente du « Bund der Vertriebenen » (Union des expulsés), Erika Steinbach, candidate à un poste au conseil d’administration du futur centre, fait largement figure de repoussoir en Pologne. Considérée comme une extrémiste, et souvent représentée là-bas en habit nazi par les caricaturistes, elle y cristallise toutes les angoisses par rapport au grand voisin allemand. A l’été 2006, deux expositions à Berlin sur la fuite et l’expulsion des Allemands de l’Europe centrale (Flucht und Vertreibung) avaient fait polémique, et au printemps 2008, la publication du concept du futur centre, encore loin de se concrétiser pourtant, la ravivait encore.

la Pologne en retard dans sa réflexion sur le passé

Outre la différence dans le degré d’intérêt pour le voisin et la peur des Polonais, Christian Schülke note une autre forte divergence entre les deux pays : ils n’en sont pas au même stade de la réflexion sur leur propre histoire. Les Polonais n’ont entrepris ce travail que depuis 1989, après des décennies d’interprétation communiste imposée. Et au moment où ils acceptent de se pencher sur des aspects particulièrement dérangeants pour eux de la période de la Guerre (par exemple les massacres de juifs par des Polonais à Jebwabne en 1941, mis en lumière par le livre de Jan Tomasz Gross, les Voisins, 2000), ils reprochent aussi aux Allemands, qui ont accompli depuis longtemps leur propre « Vergangenheitsbewältigung », (un terme traduisible à peu près par « effort pour maîtriser le passé »), d’insister sur les culpabilités polonaises, et les soupçonnent de vouloir ainsi diminuer d’autant leur propre responsabilité dans l’extermination.

On le voit, les relations polono-allemandes sont complexes et à tout instant piégées. Arrêtant sa réflexion en 2006, Christian Schülke souligne la nouvelle donne, plutôt inquiétante, inaugurée par les frères Kaczynski : les Polonais « utilisent désormais l’histoire de manière agressive en politique étrangère », dans un contexte général marqué par les difficultés économiques et une plus grande hostilité envers l’Allemagne.

Une très abondante bibliographie, (surtout en langues allemande et polonaise), et une chronologie détaillée complètent utilement cet ouvrage.

Nathalie Quillien ©