« Djihad : du Coran à la guerre en Syrie » : pour son 20ème numéro, Moyen-Orient propose un dossier complet sur la question, et toujours avec autant de contenu brillant et complémentaire. Cartes, infographie, panel des mouvements armés islamistes syriens, tout y passe, et en détail. Il faut d’abord lire l’entretien entre Anne Lohéac et Makram Abbès sur le mot « djihad ». L’auteur de nombreux cours filmés sur l’Islam et ses relations avec la guerre et la paix (disponibles sur le site internet d’Iqbal) distingue trois « combats » : un premier combat, personnel, se mène contre inaction, la léthargie et la passivité de l’Homme. Puis vient le « grand jihad » (on voit que les deux orthographes du mot peuvent coexister, « jihad » et « djihad ») qui est le combat contre les mauvaises pulsions humaines et enfin le combat le plus médiatisé, celui qui se rapproche du terme harb(la guerre) contre un ennemi prédéfini par une appartenance religieuse différente de l’Islam.
Vers des djihads intermusulmans ?
On peut aussi lire que, d’après Abbès, le djihad est interdit aux chiites tant que l’imam caché ne s’est pas révélé, ce qui n’empêche pas pourtant les chiites du Hezbollah libanais de mener, en quelque sorte, leur propre version du djihad en Syrie contre les brigades salafistes et wahhabites sunnites (voir l’article de Didier Leroy sur ce mouvement très populaire au Liban et qui s’est engagé aux côtés de Bachar El Assad). Car la « guerre sainte » s’adapte à tous les adversaires, y compris musulmans. Haounès Seniger, auteur du Petit précis d’Islamisme aux éditions l’Harmattan, montre comment le maître à penser des islamistes sunnites, Youssef al-Qaradawi, critique des Alaouites (« plus mécréants que les Juifs et les Chrétiens ») et le Hezbollah chiite, rebaptisé pour l’occasion « Hezboshaytan », « parti de Satan ». Le rôle de ce mufti égyptien affilié au Qatar est devenu incontournable depuis une quinzaine d’années, même si son nom est peu médiatisé.
Les nouveaux visages du djihadisme
C’est Dominique Thomas, de l’EHESS, qui se charge de faire un tableau du « néodjihadisme » en 2013, notamment après deux événements majeurs pour ce courant : la mort d’Oussama ben Laden et les printemps arabes. A partir du commandement général d’Al-Qaïda situé dans les montagnes entre l’Afghanistan et le Pakistan s’essaiment des « franchises » du mouvement : AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique), AQPA (Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique ) et EIIL (État Islamique en Irak et au Levant) qui fonctionnent de manière autonome. S’y rajoute les courants néodjihadistes dont le plus connu est Ansar al-Charia, présent en Tunisie et au Yémen, mais on pourrait citer aussi les Shebab en Somalie, Ansar Eddin au Mali, Boko Haram au Nigeria ou Jabat al-Nousra en Syrie. Tous ces mouvements profitent de la déliquescence des États, le cas d’école étant l’Afghanistan où, depuis 1979, le djihadisme a le vent en poupe (article de Marjane Kamal). Comme les guérillas communistes ou anticommunistes du temps de la guerre froide (je pense notamment à l’Amérique du Sud) ces mouvements ont besoin d’argent. Les fonds peuvent être directement issus des monarchies pétrolières du golfe persique, ou alors venir de trafics divers (armes, drogue) comme cela se passe au Sahel.
Djihadisme et médias
Enfin, le djihadisme ne serait rien sans les médias. C’est ce qu’affirme Abdelasiem el Difraoui dans un entretien avec Guillaume Fourmont où il montre que les islamistes ont construit leur propagande sur les médias de masse, passant de la K7 vidéo au site internet en passant par les chaînes câblées privées, ce qui leur donne une capacité d’influencer de nombreux jeunes en grand désarroi partout dans le monde. Des jeunes qui seront séduits par une nouvelle eschatologie qui promet aux martyr, et à eux seuls, un accès au paradis, un paradis magnifié et décrit de façon très précise, en contradiction totale avec les idéaux sunnites où il est impensable de voir « des quasi-prophètes décidant qui a le droit d’aller au paradis, un pouvoir que même les messagers de Dieu n’avaient pas », ce qui engendre une nouvelle cosmologie propre aux islamistes.
Football et Égypte
Il est, comme d’habitude, impossible de vous rendre compte de l’intégralité du numéro fourmillant de Moyen-Orient, mais deux thèmes ont retenu mon attention ce trimestre : un excellent article sur la géopolitique du football au Moyen-Orient et deux apports sur l’Égypte. Dans le monde arabo-musulman, le football, très populaire et très médiatisé, cristallise les passions, que ce soit au niveau des villes (clubs de la bourgeoisie contre clubs prolétaires comme à Istanbul), des pays (clubs libéraux contre clubs salafistes en Égypte) et des continents (la question épineuse et hallucinante de la coupe du monde de football au Qatar).
Pour l’Égypte, on notera la contribution de Hallali Mesbah et de Clément Steuer sur le rôle des juges dans la lutte contre Moubarak d’abord, puis contre Morsi dans un second temps, et le point de vue tranché de François Burgat, de l’IREMAM, sur le sort des Frères musulmans en Égypte et sur la façon dont les militaires ont entrepris de « rayer de la carte la composante du paysage politique qui, avec ou sans allié, s’était imposée plusieurs fois de suite par les urnes depuis la chute de Hosni Moubarak en février 2011 ». Autant dire que son point de vue diffère de celui qui se félicite de la répression qui frappe les Frères musulmans dans le pays depuis le printemps 2013.
Mathieu Souyris, collège de Plum, Mont-Dore, Nouvelle-Calédonie