Le Centre de Recherche sur l’Allemagne moderne dirigé par Françoise Knopper, publie aux Presses Universitaires de Bordeaux, sous la direction d’Alain Ruiz, professeur de littérature et civilisation allemande à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux III, les actes d’un colloque datant de 2002 intitulé « Les voyageurs européens sur les chemins de la guerre et de la paix, du temps des Lumières au début du XIXème siècle ».
Cet ouvrage, qui rassemble près d’une trentaine d’articles, regroupés en quatre grandes parties, est organisé autour d’une problématique centrale: Quel lien existe entre la littérature de voyage et la guerre ou la paix au XVIIIe siècle? Une préface de Françoise Knopper et Alain Ruiz rappelle les sources des contributions du colloque (le voyage imaginaire, les correspondances, les descriptions de champs de bataille, relations de voyages, mémoires de diplomates, journaux de guerre…). Trois grandes périodes apparaissent propices aux relations de voyage: à partir de 1715 après les guerres de Louis XIV, en 1763 à la fin de la rivalité entre la Prusse et l’Autriche, et enfin de 1795 à 1802 pendant les guerres de coalition et la période de paix qui suivit.

La première partie est intitulée « Guerre, Paix et Voyages dans la réalité et la pensée ».

Dans un premier article François Moureau fait un point intéressant sur les différents types de voyageurs au XVIIIe siècle. En effet, le voyage ne concerne qu’une infime partie des Européens, car la majorité de la population rurale est totalement exclue de ce concept. Même pour les écrivains français le voyage reste peu fréquent, à l’image du tour européen de Montesquieu entre 1728 et 1731. La guerre donne l’occasion aux princes de voyager, mais les situations sont diverses. Pour beaucoup le voyage d’éducation ou « Grand tour » fait partie de la formation des princes et aristocrates. Il existe encore d’autres types de voyage comme la visite des universités européennes. François Moureau date également la naissance du tourisme ou voyage « par plaisir » au début du XVIIIe siècle, avec notamment le tourisme montagnard par les Anglais.
Dans cette première partie Jean-Marie Vaysse expose l’approche conceptuelle du voyage par Kant et Leibniz, qui élabore son système philosophique à travers ses voyages. Dans les articles suivants ce n’est pas de voyage philosophique dont il est question, mais de voyage imaginaire à travers l’étude d’ouvrages de références comme Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift paru en 1726. Le voyage imaginaire en effet n’exclut jamais la guerre qui est un thème central du voyage comme le montre encore l’article suivant de Geneviève Espagne sur Le Journal de bord de l’aéronaute Giannozzo de Jean Paul.

La deuxième partie intitulée « Tourisme et lieux de mémoire » fait le point sur l’approche de la guerre par les touristes européens.

Ainsi des aristocrates anglais effectuent leur « Grand Tour » dans une Allemagne alors en guerre. Il est surprenant de constater que la guerre en soit n’est pas perçue comme un danger pour ces touristes, mais comme un simple désagrément du fait des auberges bondées, des contrôles… En effet les officiers traitent souvent avec respect les personnes de même rang social qu’eux. La guerre est souvent considérée comme une aventure, voire un spectacle. Un tourisme de guerre se développe même dans les années 1790, mais l’armée révolutionnaire issue du peuple inquiète cependant la bourgeoisie européenne.

Dans ces relations de voyage les affaires militaires sont souvent présentées comme un objet de savoir pour l’honnête homme.

Les garnisons sont indiquées comme des lieux à visiter dans les guides de l’époque.

Avec le principe de cantonnement des soldats chez l’habitant, on n’est pas loin d’un tourisme de guerre. De plus les unités militaires étaient souvent accompagnées de civils qui espéraient se divertir, comme le prouve la citation d’un marchand de Berlin en 1813: « Le sol était jonché de cadavres, de boulets, de pièces métalliques, de chevaux morts, et il y avait là réunie une foule immense, attirée par la curiosité».

Un article sur le conflit dans les Cévennes montre comment à partir d’un affrontement se développe un pélerinage et un tourisme littéraire et historique.

Dans une troisième partie nommée « De la guerre en dentelle aux guerres de la Révolution » sont abordés les récits de guerre, souvent vus par les protaganistes eux-mêmes.

En effet les récits d’officiers constituent souvent de véritables récits de voyageurs. De nombreux textes paraissent immédiatement en feuilletons dans les journaux, comme le fit Goethe pour son ouvrage Campagne in Frankreich en 1792.
Les voyages ont également une influence sur les gouvernants car, en transmettant des informations, les récits de voyageurs contribuent à la naissance d’une opinion publique.

La quatrième partie de l’ouvrage « Voyage et Guerre sous le signe de la Révolution de 1789 » s’intéresse à la relation entre le voyage et les guerres révolutionnaires.

1789 fait naître un type de voyageur nouveau, le « pèlerin de la liberté » comme le surnomme Alain Ruiz. La revue Frankreich, constitue un organe d’information sur la situation en France et contribue à populariser les idées des révolutionnaires français. Dans cette partie un article de Pierre-André Bois sur Friedrich Christian Laukhard, s’avère particulièrement intéressant. Auteur de nombreux ouvrages biographiques, Laukhard qui passa une importante partie de sa vie comme soldat, à la fois de l’armée prussienne, puis de l’armée française, contribue à démythifier la guerre. Il montre des troupes qui marchent sans relâche, dont le seul souci est le ravitaillement. Les soldats sont désobéissants, si bien que même le duc de Brunswick ne peut se faire obéir de ses propres troupes. Pour lui la guerre en dentelles n’existe pas, les troupes sont mal soignées, dans des conditions sanitaires difficiles. Il attribue ainsi la victoire de Valmy du 20 septembre 1792, entre autres, à la dysenterie qui frappa les troupes prussiennes.

L’article sur la mobilité des princesses et princes lors des guerres napoléoniennes montre un aspect original du voyage motivé par la fuite, particulièrement entre 1796 et 1806.

Un article sur l’Espagne en 1808 montre comment la guerre modifie la perception de l’autre, par la relation de ses us et coutumes… Le récit de voyage par les soldats engendre même une réflexion sur les violences subies par la population occupée. Enfin, dans le dernier article de cet ouvrage, les relations de voyage sont présentées comme un récit à la mode de l’époque qui remédie au manque de véracité de la presse périodique. Uwe Hentschel, auteur de cet article, nuance malgré tout ce propos en montrant que souvent ne sont mentionnées que les actions de guerre les plus effroyables. Elle insiste également sur la subjectivité de ces différentes sources.

Au final, même si certains articles ont un aspect quelque peu monographique, ou se centrent plus sur l’analyse littéraire qu’historique, cet ouvrage, de par la variété des articles dresse un panorama complet et original des relations entre conflit et voyage au siècle des Lumières à travers le point de vue des différents protagonistes de l’époque. D’un point de vue géographique même si la France et l’Allemagne moderne sont le sujet central de nombreux articles, les autres pays d’Europe ne sont pas oubliés puisque sont traités les conflits et voyages dans des espaces aussi variés que l’Espagne, la Turquie, l’Ecosse, la Tartarie et même Saint-Domingue.

CR de Fabien Vergez est professeur d’histoire géographie à Tarbes