L’ESCLAVAGE – IDEE RECUES – Gilles GAUVIN,
Editions du Cavalier bleu, Paris, août 2010, 125 p.

« Les Européens sont à l’origine de l’esclavage des Noirs ; Tous les esclaves africains ont été déportés à partir de Gorée ; c’est grâce à la République que l’esclavage a été aboli en France ; le créole, c’est du français déformé. ». Autant d’assertions abruptes qui viennent scander l’ouvrage de Gilles GAUVIN, docteur en histoire contemporaine, membre du Comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME) de 2004 à 2009 et qui fut, jusqu’en 2010, référent national des écoles associées de l’UNESCO (réSEAU) pour le thème des droits de l’homme. S’il est un sujet historique encore brûlant, un « passé qui ne passe pas » pour emprunter la formule à Henry ROUSSO, c’est bien le sujet de l’esclavage colonial qui demeure encore, malgré son introduction en 2002 en classe de primaire puis dans les manuels scolaires, en marge du récit national. Difficile en effet que de conjuguer un tel objet historique avec les principes affichés par la République.
Les idées reçues ont la vie dure. Elles mêlent souvent vrai et faux, sont dans toutes les têtes, sous-jacentes. C’est donc tout à l’honneur de Gilles GAUVIN de les prendre pour point de départ afin d’apporter un éclairage novateur sur les connaissances actuelles. Ou, tout du moins, sur ce que l’on croit savoir. L’histoire ne s’écrit pas pour autant de façon aussi tranchée. Certes, depuis 1998, les travaux sur ce sujet sont en constante augmentation. Cependant, mémoire et histoire de l’esclavage sont souvent instrumentalisés, ouverts aux polémiques. Bref, un passé encombrant dont les ramifications surgissent, comme on a pu le constater, lors des violences urbaines de novembre et décembre 2005 puis suivies par la création, en 2006, du le Conseil représentatif des associations noires. On retrouve encore ces prolongements lors des émeutes de février 2009 en Guadeloupe, lorsque les médias se sont échinés à exhumer, dans le passé colonial de cette ancienne colonie, des clefs de lecture au conflit social alors en cours : la pauvreté endémique des Noirs et descendants d’esclaves et les Blancs, descendants des colonisateurs, donc exploiteurs et riches.
Le livre se décompose en quatre parties équilibrées où plusieurs thèmes viennent décaper à grande ligne nos idées reçues.

UN ESCLAVAGE UNIVERSEL

C’est vrai, qui dit esclavage pense aussitôt à la traite négrière, un peu moins à celle que connut le monde occidental. Pourtant, l’Europe elle aussi connut l’esclavage. A ce titre, la première représentation que l’on possède représente celle d’un homme, les mains liés, battu par son maître à Sumer (actuel Iraq) et date de 3200 av J.C. La Grèce ne fit pas exception à la règle et les mines du Laurion, par exemple, ont renfermé dans leurs entrailles de nombreux esclaves qui permirent aux citoyens grecs de se consacrer à la vie politique qui phosphorait alors dans les cités. A Rome, qui supplanta au IIème siècle le rayonnement grec, la masse d’esclave ne passe pas inaperçue, que ce soit dans les campagnes ou bien les cités romaines. En fait, près du tiers de la population aurait été composée par les esclaves. D’ailleurs, cela ne fut pas sans conséquences majeures comme les révoltes ne manquèrent pas d’émailler l’histoire de la République romaine et tout particulièrement celle de Spartacus (73 – 71 av J.C.) qui faillit bien la renverser. L’esclavage au Moyen-Age reste plus méconnu car il n’est pas aisé de distinguer esclavage de servage car les serfs n’étaient pas nécessairement descendants d’esclaves. La transition s’est donc faite graduellement, en fonction des espaces géographiques. En France l’esclavage est aboli au XIème siècle et une ordonnance royale vient, en 1315, affranchir tout individu entrant dans le royaume. En fait, c’est le message chrétien qui, progressivement amené l’Occident, à considéré comme humains à part entière les esclaves de l’Antiquité. Les seigneurs féodaux saisirent également cette distinction en préférant prélever le fruit du travail des paysans que d’entretenir des masses d’esclaves. On peut donc parler au XIème siècle, de lourdes contraintes pesant sur la population servile qui doit fournir un travail gratuit au seigneur. Mais à la différence des esclaves, les serfs n’étaient pas enfermés et ne vivaient quasiment pas sous surveillance et même parfois, eurent la possibilité de posséder quelques biens. Mais l’esclavage ne disparaît pas pour autant, les rois saxons continuant de s’approvisionner par exemple chez les Slaves, ce qui explique d’ailleurs l’emploi du mot sclavus – d’où est tiré esclave – . La chute démographique due à la peste de 1348 eut même pour conséquence d’augmenter et de soutenir le trafic. Cependant, le robinet de l’esclavage européen se tarit vers les XVème siècle lorsque catholiques et orthodoxes durent s’entendre à des fins politiques. La prise de Constantinople par les Turcs en 1453 acheva de boucler les marchés orientaux d’esclaves. Et c’est à peu près à cette même époque que la traite négrière se mit en marche Ce ne sont désormais plus les Italiens qui sont aux manettes de ce lucratif commerce, mais des Espagnols, des Portugais, puis des Français, des Anglais…Or, à ce niveau là et au-delà des polémiques liées aux concurrences des mémoires ou aux critiques d’ordre scientifique, il faut également retenir la traite négrière des empires musulmans évoquée par l’universitaire Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU comme des traites « oubliées », parlant même d’un tabou. Ce commerce débuta vraisemblablement au VIIème siècle, avec la mise en place des empires musulmans. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Coran ne justifiant en rien la traite, les historiens évitent d’évoquer des « traites musulmanes », mais préfèrent parler de « traites orientales ». La loi islamique ne permettant pas de réduire en esclavage des croyants, il fallut donc se rabattre en Afrique noire, mais aussi chez les populations blanches slaves et du Caucase. Razzias méditerranéennes jusqu’au XVIIème siècle – 1 million d’hommes et de femmes capturés – ; traites transsahariennes distinctes des pratiques esclavagistes de la côte est de l’Afrique ; traversées du désert ver les pays du Maghreb organisées en fonction des points d’eau, telles furent ces redoutables traites orientales. A l’Est, c’est la fantasmatique Zanzibar qui joua le rôle d’une véritable plaque tournante de l’esclavage. Les esclaves déportés depuis ce point furent souvent capturés très loin à l’intérieur des terres, dans la vallée du Zambèze et jusque dans la région des Grands Lacs, en passant par le bassin du Congo ! Si les chiffres des traites orientales sont sujets à caution du fait du manque de sources incontestables – environ 8 millions pour Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU – , les historiens s’accordent en revanche sur la traite négrière mise en œuvre par les Européens : entre 12 et 15 millions d’Africains furent déportés entre le XVème siècle et le XIXème siècle. La Sénégambie, où se trouve l’île de Gorée est cependant, outre sa médiatisation, loin d’être la première région de départ. Les zones majeures de déportation furent la côte du Bénin – un peu plus de 2 millions d’esclaves – mais également les côtes d’Afrique centrale, avec près de 5 millions d’esclaves déportés. Pour renforcer ce dispositif commercial, de nombreux forts négriers installés le long du littoral, défendus par des garnisons de soldats, venaient compléter ce dispositif de captage d’esclaves.

Seulement, l’histoire de l’esclavage et de la traite négrière ne se cantonne pas à l’Afrique. L’océan Indien ne fut pas épargné non plus. Pourtant, des idées reçues demeurent toujours. Est-ce la prégnance dans les esprits du fameux schéma du commerce triangulaire entre Europe – Afrique – Amérique ? Ou bien est-ce dû au fait que l’esclavage dans les colonies de l’océan Indien aurait eu un visage plus « doux » ? Il est vrai que le système esclavagiste mis en place par la France dans l’océan Indien par rapport à celui de l’atlantique présente des particularités. Tout d’abord, le peuplement des îles fut différent. Tandis qu’aux Antilles les esclaves sont venus d’Afrique de l’Ouest, aux Mascareignes, les esclaves provenaient, en grande majorité, du Mozambique, de Madagascar et, en moindre proportion, de l’Inde. L’isolement géographique, la diversité du peuplement, une hiérarchisation plus complexe de la société entre Blancs et Noirs ont véhiculé l’image d’un esclavage plus « humain ». Pour autant, comme nous le démontre l’auteur, l’esclave dans cette zone géographique n’eut rien à envier à l’Atlantique. Ici aussi, des révoltes, des soulèvements eurent lieu, notamment entre 1750 et 1848 avec, comme particularité, une grille de lecture qui, depuis plusieurs années appliquée aux révoltes serviles à La Réunion ont contribué à forger l’image d’un esclave « plus docile »

MAIN D’OEUVRE

L’esclavage demanda une main d’œuvre abondante. Aux Antilles, les premiers colons doivent se débrouiller seuls et en font l’amère expérience comme lors de la première étape de mise en valeur de la Guadeloupe et de la Martinique. On commença alors par cultiver du tabac, adapté aux conditions écologiques locales. On fit appel à des engagés, sorte de volontaires acceptant de travailler pour un colon en échange du transport vers les Amériques. Généralement pauvres, ces gens se louèrent par contrat pour une durée variant de trois mois à sept ans. Durement exploités, subissant mauvais traitements et conditions de vies désastreuses, ils furent eux aussi, des esclaves temporaires. Mais la plantation du XVIIIème siècle diffère radicalement de celle des deux siècles précédents. A Cuba par exemple et à Saint-Domingue, colonie française, l’espace a été rigoureusement organisé. Les esclaves y travaillent la canne à sucre, introduite par les Espagnols vers 1517. Le travail étant pénible, il faut pour cela une main d’œuvre nombreuse et surtout, enrégimentée. On découvre alors que la demande des colons est toujours plus grande, les « engagés » ne pouvant palier le manque de bras et surtout, il faut les rémunérer ! On ne put également compter sur les populations indigènes,totalement anéanties. A partir des années 1660, la traite négrière s’intensifie au point de devenir, le seul lien entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. L’Etat royal français, par exemple, libéralisa le commerce avec les îles, réduit les taxes sur la valeur des produits de retour vers la métropole. Et très vite, des villes portuaires donnent le ton : Bordeaux, La Rochelle, Saint-Malo dominent le commerce triangulaire ou « direct », c’est-à-dire directement vers les îles « à sucre ». Spécificité administrative royale permettant de contrôler l’activité des colons, le Code noir vit le jour en 1685. Il s’agit là d’un texte où l’esclave apparaît à la fois comme un « bien meuble » et comme un homme. C’est à partir de ce moment que l’on commença par associer, en Europe – ce qui n’était pas le cas jusque là – l’esclavage et les populations noires. Puis, dans un second temps, les relations sociales et de travail vont progressivement s’organiser en fonction des différences de couleur. Bref, plus la couleur de peau est foncée, plus le travail est dur. Les créoles – nés sur place – peuvent parfois obtenir des fonctions d’encadrement. On peut estimer que, entre 1713 et 1791, près d’un million d’esclaves débarquèrent aux Antilles provenant pour la majeure partie d’entre eux de l’Afrique centrale avec une sureprésentation des hommes sur les femmes. Les colons préférant toujours importer de nouveaux esclaves que de compter sur les enfants de ces derniers qu’il fallait former. Sans parler des femmes enceintes, donc moins productives. A la veille de la Révolution française, 89 % de la population est composée par les esclaves à Saint-Domingue, 83 % à la Martinique et en Guadeloupe.

LE SIECLE DES ABOLITIONNISTES

Ce sont les philosophes qui, à l’instar de Montesquieu, se penchèrent sur le problème de l’esclavage. La lente montée du mouvement contre l’esclavage est décrite en Grande-Bretagne puis en France comme une lente montée des consciences éclairées et l’historiographie, a longtemps joué un rôle en reproduisant les clichés jusqu’au cours du XXème siècle. Chaque puissance coloniale va ainsi encenser ses propres pourfendeurs de l’esclavage. Singularité française, l’esclavage fut aboli par deux fois, la première le 4 février 1794 et qui résulta directement de la révolte des esclaves de Saint-Domingue qui débuta en 1791.
On aurait pu penser que la date du 27 avril 1848 allait être retenue, date de l’abolition conduite sous la IIème République par Victor Schoelcher, « l’émancipateur blanc ». Mais cette date rencontra une forte hostilité, notamment aux Antilles. C’est vrai que les Antilles n’ont pas attendu les commissaires de la République pour se soulever. Des révoltes éclatèrent le 23 mai en Martinique et le 27 mai en Guadeloupe. L’intérêt économique, autre grille de lecture, tend à montrer l’agonie de l’économie esclavagiste. C’est vrai pour l’Angleterre qui, en phase d’industrialisation à la fin du XVIIIème siècle, amorçait alors un décollage vers le libre-échangisme. Pire même, la Grande-Bretagne ayant perdu ses 13 colonies, celle-ci n’aurait pas supporté que d’autres puissances, en particulier le royaume de France, puissent posséder d’autres colonies. Ce serait donc pas pur intérêt que les Anglais auraient interdit la traite en 1807, puis l’esclavage en 1833. Près d’un siècle plus tard, dans les années 1980, on assiste à une transfiguration de l’esclave. De l’esclave docile, on passe à l’image d’un esclave résistant. Cependant, l’abolitionnisme vient de loin. Malgré les pamphlets, livres et articles de journaux n’ont pas été suffisants. Paradoxalement, c’est au moment où l’économie coloniale s’accroissait que les idées abolitionnistes furent les plus virulentes. La France n’a pas été un moteur de ce mouvement abolitionniste, malgré un Condorcet affirmant qu’un esclave devait être aidé afin de redevenir pleinement homme. Or, gagner sa liberté impose de remettre en cause un ordre établi. N’oublions pas que ce mouvement abolitionniste s’inscrit au XVIIIème siècle, dans une société d’ordre où les hommes et le femmes sont des sujets. L’individu va cependant peu à peu commencer à s’affranchir de cette société. L’abolition de l’esclavage l’a été après d’âpres débats, arbitrée par un Etat devenu de plus en plus régulateur à un moment où la démocratie parlementaire européenne balbutiait. On retrouve également cette dynamique aux Etats-Unis, avec le célèbre ouvrage mondial d’Harriet Beecher-Stowe, la Case de l’oncle Tom.

Pour conclure, l’ouvrage de Gilles CAUVIN est d’une grande clairvoyance. Il faut découvrir ce livre qui nous permet d’aborder par ailleurs des sujets très peu évoqués, comme la culture des esclaves longtemps occultée ou ignorée, ou bien qu’il s’agisse des langues parlées par les différents esclaves venus des quatre parties du monde. Les colonies esclavagistes, en particulier dans les espaces insulaires, ont donné naissance à des langues vernaculaires : les langues créoles.
Cependant, d’autres débats, de nature politique, sont venus interférer dans le travail des historiens avec notamment l’émergence des lois mémorielles : la loi Gayssot contre le racisme en 1990 ou bien encore la loi Taubira de mai 2001 du nom de la députée dénonçant la traite négrière comme étant un crime contre l’humanité pour ne reprendre que les plus emblématiques. Ces interventions politiques qui sont intervenues dans le champ historique ne firent que brouiller les pistes. Finalement, di l’ouvrage d’Harriet Beecher-Stowe, la Case l’oncle Tom, fut, selon le fameux mot de Lincoln « un petit livre qui déclencha un grande guerre », l’on peut alors affirmer sans crainte que l’ouvrage de Gilles CAUVIN est un petit livre par la taille mais grand par l’ouverture d’esprit.