Bill Freund a centré ses recherches sur l’histoire économique, économie politique et études de développement et les villes comme espaces révélateurs des transformations socio-économiques en Afrique.
Dans cet ouvrageTraduction de The African City, publié en 2007 aux Cambridge University Press, à l’occasion de la mort de l’auteur en 2020. Bill Freund est un historien américain en Afrique (Nigeria, Tanzanie et Afrique du Sud) il étudie la trajectoire des villes africaines de l’Antiquité jusqu’au début du XXIe siècle. La thèse défendue est que les villes portent en elles la trace de leur passé, individuel et collectif, et n’ont donc pas été créées par la colonisation.
Il est difficile de résumer cet ouvrage tant il regorge d’exemples; cependant même si la situation des villes africaines est aujourd’hui très variée, leur point commun est qu’elles ne changent pas complètement d’une époque à l’autre.
L’émergence de la vie urbaine
L’hypothèse de l’auteur est que l’apparition de la vie urbaine est liée à des facteurs environnementaux, rituels, politiques et économiques, et l’analyse s’appuie sur un modèle évolutionnaire qui intègre des éléments plus anciens dans le développement urbain.
Ainsi, en Afrique australe, les “agrovilles” (Shoshong, Kanye, Serowe et Molepole, Dithakong) de paysans bantous de l’actuel Botswana ont perduré plusieurs siècles à partir de 1500. Elles comptaient 10 à 30 000 habitants avant la colonisation: “ces villes étaient semblables à un rassemblement de villages, liés par la descendance et l’affiliation à un chef ou un aîné. Un élément commun les singularisait : le kgotla, un lieu de rencontre cérémoniel qui définissait le sens de la communauté pour les Tswanas.” D’autres éléments qui expliquent ces regroupements de population sont le potentiel défensif et la disponibilité de ressources, sans toutefois dégager un surplus agricole suffisant pour nourrir les populations ne se consacrant pas à l’agriculture, l’épuisement des ressources conduisant ces villes à se déplacer fréquemment. Bien avant, les sites de Mapunbugwe et Grand Zimbabwe, liés au commerce de l’or, ont connu le même destin.
Environ un siècle après la disparition du Grand Zimbabwe, le contact avec les Européens a conduit à la construction de sites urbains comme Mbanza-Kongo, la capitale d’un grand et puissant État situé au sud du fleuve Congo, dans l’Angola contemporain, qui faisait du commerce (principalement d’esclaves) avec les Portugais depuis le XVe siècle. Baptisée São Salvador par les Portugais, elle comptait plusieurs édifices chrétiens en pierre abritant moines et prêtres et des fortifications à l’intérieur desquelles on pouvait cultiver et garder le bétail, la ville et la campagne se mêlant l’une à l’autre.
Sur les plateaux éthiopiens, Gondar, s’est développée en construisant des palais et églises, et a acquis une importance économique croissante au XVIIIe siècle, à l’inverse d’Aksoum, qui pendant des millénaires a eu un rôle politique et religieux important sans pour autant être une ville.
L’autre présente aussi les premières villes d’Afrique de l’Ouest :
-Djenné-Djeno (Mali actuel) a précédé le développement de liens commerciaux transsaharien. En 800, environ 20 000 personnes y résidaient, et aucun bâtiment politique n’a été retrouvé;
-Al-Ghaba, capitale du Ghana, décrite en 1060 comme ville royale avec une composante musulmane et des dieux locaux;
-la concentration urbaine du Nigeria actuel était déjà initiée au XVIe siècle, avec plusieurs capitales au Nord, comme Kano et Zaria, sous le modele de “birni”, cité entourée de murs avec une mixité de populations, et au Sud un modèle de réseaux de villes et de cités yoroubas avec une géographie du pouvoir : Ibadan, ville cosmopolite de 200,000 habitants à la conquête anglaise, Oyo-Ile entourée de murs de 50 km2, Ife et ses 7 marchés, Ilesha, capitale politique et sacrée, avec citoyens et esclaves.
-Bénin et Kumasi.
L’auteur revient ensuite sur l’assimilation africaine des influences grecques, puniques et romaines à Alexandrie et Carthage.
L’islam enfin a permis l’essor des villes en Afrique, de par sa facilitation du commerce grâce aux liens de confiance basés sur la foi, son admiration de la vie urbaine sous l’égide d’un régime politique ordonné et pieux. Ainsi à partir du VIIe siècle, sont nées de nouvelles villes musulmanes, comme Keirouan (Tunisie actuelle) et Le Caire, implantation militaire suivie d’un succès économique, puis Harar (Ethiopie), et les villes marchandes côtières de l’Est de l’Afrique, comme Manda, Mombassa, Malindi et des villes de Zanzibar. D’abord tournée vers le commerce de l’ivoire et des denrées naturelles, c’est le trafic d’esclaves et le commerce de l’or qui ont conduit à l’essor de Kilwa au XIVe et XVe siècles. Avec une population maximale de 11 000 habitants, de langue swahilie et culture arabisée, elle battait sa propre monnaie. Les villes d’Afrique de l’Ouest se sont transformées en ajoutant des caractéristiques musulmanes : présence d’un Etat qui assure la construction de bâtiments pour la prière, l’étude et les rites de passage (cimetières, bains), et une vie économique complexe (commerce, artisanats organisés en guildes, agriculture commerciale).
Les villes africaines et l’apparition d’une économie de marché mondialisée
Les contacts avec l’Europe marchande ont ajouté une nouvelle couche d’activités et de vie urbaine à partir du XVe siècle (principalement avec le Portugal jusqu’au XVIIe siècle), alternant échanges variables entre confrontations violentes ou rencontres respectueuses et sans volonté de contrôle politique. Les Portugais ont construit des villes et villages sur la route commerciale entre l’Asie et le Portugal comme l’île de Mozambique, Luanda et Ribeira Grande au Cap-Vert et le long du Zambèze (pour le commerce de l’or, de l’ivoire et des esclaves), avec un urbanisme et des coutumes adaptées du Portugal, comme la tradition du Carnaval.
Cette période a été marquée par l’apparition d’une nouvelle classe sociale d’intermédiaires entre un puissant monde africain et des négociants étrangersL’émergence des villes-havres africaines atlantiques – Au temps du commerce des esclaves (vers 1470 – vers 1870, Guy Saupin, Presses Universaitaires de Rennes, 2023. De nouvelles villes sont apparues à cette époque, accueillant de nombreux esclaves: certains pouvaient accéder à un certain statut social avec la réalisation de tâches marchandes et posséder eux-mêmes d’autres esclaves, comme à Zanzibar, caractérisée par une forte densité urbaine, de nombreuses richesses et une grande diversité ethnique.
L’intensification du commerce a contribué à l’émergence de réseaux de villes, par exemple entre Kano et Le Caire. En Afrique de l’Ouest, tant chez les Yoroubas que les Gas, la séparation entre vie urbaine et vie rurale n’était pas très marquée, les familles habitant en ville conservaient un logement rural, ainsi qu’un maintien des rituels communautaires. La présence portugaise sur la côte a conduit à l’apparition d’une nouvelle élite d’origine mixte et éduquée en Europe comme à Lagos ou Accra, ou l’affirmation des femmes signares, seules chrétiennes africaines à faire du commerce dans la Sénégambie musulmane.
Seules les villes d’Afrique du Sud reposaient sur un système colonial organisé : Le Cap “la Taverne des mers”, avec son fort et la privatisation des terrains aux alentours du fort, a permis le développement d’une société civile avec un métissage au seins des classes populaires composées d’immigrants urbains, employés de la Compagnie néerlandaise des Indes et esclaves, au détriment des populations locales d’éleveurs khoisans. A partir de 1870, d’autres villes coloniales sont apparues en Afrique du Sud, comme Port Elisabeth qui s’est appuyée sur le commerce de la laine, Grahamstown et Pietermaritzburg autour du commerce du bétail et Durban.
Colonisation et urbanisation
Entre 1920 et 1969 le taux d’urbanisation en Afrique est passé de 4,8 à 14,2%, avec deux phénomènes majeurs: toutes les formes d’urbanisation n’étaient pas directement liées à l’expansion commerciale mais aussi à l’exploitation minière comme dans la Copperbelt, en Rhodésie du sud (Ndebele) et au Congo belge, ou à l’installation administrative coloniale. Cette domination des villes primatiales sur les villes provinciales a entraîné le déclin de certaines villes, lorsque les États ont été écrasées par le colonialisme ou concurrencées par de nouvelles routes et voies ferrées.
Pendant la colonisation, les anciennes villes africaines ont connu plusieurs degrés de changement. Pour les villes déjà solidement établies, comme Zanzibar et Ibadan, un processus de modernisation s’est mis en place, avec l’apparition de nouvelles infrastructures: “la colonisation a permis la formation d’une société plurielle où des groupes séparés et antagonistes se retrouvaient sur la place du marché, sous la protection du colon garant d’échanges non conflictuels”. Mais dans bien des cas, les autorités coloniales se sont lancées dans des projets de destruction de quartiers résidentiels africains, à Douala, Mombasa, Accra, DakarDakar dans les années 1950, Paul Mercier (édité par Jean Copans), Editions de CTHS, 2021 ou Lomé. L’opposition à ces mesures de racisme colonial peut expliquer le rejet des réformes urbaines postérieures – y compris justifiées.
D’autre part, de nouvelles villes ont été créées de toute pièce par les colons: Nairobi, Lusaka, Zombi, Elisabethville (actuelle Lubumbashi), Port-Soudan, Arusha… selon un modèle ségrégationniste lié à la peur des épidémies, qui a contribué au développement des bidonvilles, selon le modèle ségrégationniste sud-africain.
Dans certains cas comme Ibadan, la ville est devenue le lieu de la résistance à l’autorité ainsi que des revendications pour de meilleures conditions économiques.
Des villes en révolte : la longue crise de l’urbanisation sud-africaine
La ségrégation remonte aux premiers jours de la vie urbaine en Afrique du Sud. Les villes pionnières créées dans les années 1870 étaient conçues pour être blanches, avec un aménagement de logements rudimentaires et transitoires pour les Xhosa, les locations. Les populations ont ensuite étaient placées dans des logements privés insalubres ou dans les quartiers pauvres de la ville, chassant les blancs, puis les coloured. De nouvelles lois (Slum act de 1934, Group Areas Act de 1950) ont conduit à la destruction d’habitations occupées par les Noirs et la construction de logements sociaux réservés aux Blancs, et à l’institutionnalisation de la ségrégation, en construisant de grands townships (Soweto, Kayelitsha), de plus en plus loin des centres urbains, avec une multiplication des contrôles des populations à travers les passeports intérieurs et autres documents visant à limiter la circulation et les contacts. Les conséquences en sont connues: des émeutes urbaines des années 1970-1980 à l’explosion des taux de criminalité.
La ville africaine post coloniale
Bases factuelles pour l’analyse des villes africaines contemporaines : la croissance rapide des villes africaines s’est accélérée avec l’indépendance, à un rythme de 5 à 10% par an entre 1960 et 1970, beaucoup plus rapidement que la population générale. L’indépendance a conduit à la fois à baisser l’importance politique de Dakar et Brazzaville suite au démantèlement des vastes empires coloniaux, et à créer des villes entièrement nouvelles telles que Gaborone, Kigali et Nouakchott, où à déménager des capitales (Abuja, Dodoma et Lilongwe). Les capitales administratives ont eu une croissance particulièrement rapide, révélant la grande importance du gouvernement central comme source de revenus. La ville devient le signe d’une modernité africaine avec le démantèlement des restrictions raciales et attire des populations paupérisées sans leur offrir des emplois formels. Les autorités ont souvent procédé à des “politiques de deguerpissement”, avant d’encourager le “développement par le bas”. L’auteur met en lumière le travail des femmes et des organisations communautaires qui ont permis de réguler leur environnement de vie, comme à Lagos où elles se sont mobilisées pour paver les rues, nettoyer l’espace public et assurer la sécurité des quartiers, mais aussi au Cameroun, au Caire, ou à Dar-es-Salaam, dans un contexte d’échec du gouvernement central à assurer les services publics. Par ailleurs, “la ville du laissez faire à également crée un terrain propice à l’expression de sentiments hostiles aux étrangers et aux migrants de régions éloignées” dans la plupart des pays d Afrique de l’Ouest.
La mondialisation et la ville africaine : Touba, Abidjan et Durban
Le dernier chapitre est consacré à trois exemples d’adaptation à la mondialisation de villes africaines :
– Touba, au Sénégal, “la Jérusalem mouride”, qui montre le développement d’une ville post-coloniale grâce à la prise en compte de facteurs culturels et identitaires pour s’adapter au commerce internationalLa ville sénégalaise – Une invention aux frontières du monde, Jean-Luc Piermay et Cheikh Sarr, Karthala, collectif. Hommes et sociétés, 2007;
– Abidjan, “la Perle des lagunes” une grande ville qui s’est repliée sur elle-même;
– Durban comme reflet du laissez-faire étatique qui entraîne une redéfinition de l’espace au profit des privilégiés, avec la création de l’edge city d’Umhlanga Rocks et l’abandon de l’ancien township de Cato Manor Farm.