Si la littérature de jeunesse constitue une ressource très utilisée dans le monde de l’enseignement primaire, son usage dans les disciplines qui ne concernent pas spécifiquement l’étude de la langue n’est pas aussi répandu. Ce constat est valable pour la géographie et la structuration de l’espace qui voient, ponctuellement, certains albums étudiés du cycle 1 au cycle 3.
Aguerri à l’utilisation de ce support à l’école, Christophe Meunier, formateur à l’ESPE Centre Val de Loire, a souhaité dépassé ce cadre opérationnel de la classe pour faire de la question de l’espace dans les albums un véritable objet de recherche inséré dans le champ de la géographie culturelle.
C’est ce que cet ouvrage retrace autour de trois hypothèses : l’album fabrique de l’espace par le discours iconotextuel (spatiogénèse) ; il transmet un message spatial pour former le regard de l’enfant à sa future action d’adulte (transfert de spatialité) ; il peut amener une modification (partielle ou totale) des perceptions initiales de l’enfant sur l’espace (transaction spatiale).
L’étude porte sur un vaste corpus de 312 albums paru entre 1919 et 2013 et nous en apprend tant sur le fond (l’état de l’intérêt pour telle ou telle question relative à l’espace durant cette période) que sur la forme (le contexte éditorial mobilisé pour mettre en lumière ou non ces questions).
Il est intéressant pour notre communauté d’enseignants mais également d’auteurs de comptes-rendus et d’annonceurs de nouvelles parutions de comprendre la structure de l’offre éditoriale en la matière : un oligopole avec franges en somme où des grandes maisons proposent des « long-sellers » comme Martine, Caroline, Babar…et où d’autres éditeurs, plus petits, offrent davantage de variété. Ces petits éditeurs s’engagent d’ailleurs souvent plus pour coller aux réalités spatiales de la société que les grandes maisons qui préfèrent s’en tenir à des « stéréotypes rassurants »p 41: S’il existe une intentionnalité « spatiale » de la part des auteurs et des illustrateurs à travers leurs productions, il existe également une intentionnalité spatiale de la part des éditeurs, liée à une intentionnalité commerciale qui les conduit souvent à s’appuyer sur des stéréotypes rassurants qui peuvent garantir l’achat. : Martine et Caroline offrent des paysages naturalo-patrimoniaux fantasmés et font volontiers l’impasse sur la ville et sa croissance.
L’album est un réel témoin de l’intérêt porté à tel ou tel type d’espace : un intéressant graphique, p 86, montre qu’au fil du temps, la ville se réaffirme, la montagne décline, la maison croît progressivement.
Les graphiques et autres figures sont une vraie force de l’ouvrage, peu nombreux pour ne pas lasser mais toujours percutants. On cerne très bien, p 108, comment se répartissent, dans les albums du corpus, les « conduites spatiales » (à savoir ce qui motive un déplacement comme une visite, un retour à domicile, la réalisation d’une tâche…) au travers des espaces connus et inconnus et ce, de l’échelon domestique à l’échelon global.
De même, on perçoit souvent avec grande clarté comment s’établissent les parcours spatiaux des protagonistes d’un récit (p 260, le plan de l’album « Caroline à la mer » montre par exemple, au fil des pages, son déplacement sur les différents espaces de la côte).
Toute cette production d’un discours spatial étudiée sur le gros de l’ouvrage est mise en perspective dans les derniers chapitres où l’auteur affiche sa conviction au sujet du fait que l’album peut modifier, intégrer les représentations du jeune lecteur. A nouveau, un bon schéma montre, p 292, que la transaction spatiale peut se faire par assimilation (et gomme les représentations initiales), par accommodation (les représentations initiales sont conservées mais juxtaposées avec de nouvelles données) ou par intégration (là, le mélange produit une nouvelle information).
Finalement, l’album est présenté comme un outil doté d’un fort pouvoir sur l’enfant. S’il génère le rite de passage, le franchissement de seuils, qu’il peut parfois être reçu comme un « médicament », (rôle de « l’enchantement ») il exercerait une forte influence sur la vie du futur adulte et constituerait une base d’un « capital culturel spatial »p 297: Ainsi, pour être tout à fait clair, les albums pourraient être des lieux où la communication entre l’auteur et le lecteur ferait émerger un certain nombre d’informations qui, une fois incorporées puis réunies, constitueraient un capital culturel spatial dans lequel l’enfant, puis l’adulte, puiserait tout au long de sa vie pour « résoudre des problèmes » et « passer des tests » spatiaux que lui imposerait la pratique quotidienne de l’espace. précieux pour appréhender le monde. De quoi inviter à la lecture pour nos jeunes enfants donc !
Un précieux outil donc qui permettra de saisir l’offre d’albums traitant de l’espace pour les utiliser en classe, notamment dans le cadre du nouveau programme centré sur l’habiter, d’affiner notre connaissance du système éditorial de jeunesse mais surtout de montrer que ces livres remplissent un rôle majeur dans le développement intellectuel de nos élèves.