Pourtant, Jean-Louis Crémieux-Brilhac n’avait guère publié sur sa propre vie spécifiquement, « par modestie naturelle », comme l’indique Pierre Nora dans la préface qu’il a rédigée pour la présente autobiographie. Celui-ci précise aussitôt qu’ « il estimait qu’avec les livres, où il revenait, en historien, sur les événements dont il avait été l’acteur et le témoin, il s’était acquitté de la part publique de son existence, la seule qui comptait » (p. 9). Une série d’entretiens qu’Aurélie Luneau avait eus avec J.-L. Crémieux-Brilhac avait été diffusée en 2010 sur France Culture, dans l’émission À Voix nueUne rediffusion a eu lieu du 13 au avril 2015, au lendemain de sa mort, que l’on peut encore écouter. Émission 1 ; Émission 2 ; Émission 3 ; Émission 4 ; Émission 5.. L’autobiographie met l’accent sur quelques éléments fondateurs qui éclairent grandement le parcours de l’auteur, et sa conception des choses.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac évoque son éducation, dont il ne cherche pas à masquer le fait qu’elle a été bourgeoise et élitiste. En référence à une expression de Jean Moulin rapportée par Daniel Cordier, il dit avoir eu « une enfance républicaine ». Il veut dire par là qu’il a été constamment entouré par sa famille, et nourri d’histoire et de politique dès son plus âge. C’est l’occasion pour lui de retracer le portrait de son grand-oncle, avocat de renom et député en 1898, et surtout de son oncle paternel Benjamin Crémieux, critique littéraire aux profondes convictions européennes, qui lui permet d’être inséré dans la génération intellectuelle de l’entre-deux-guerres. C’est cette « mémoire familiale de presque cent cinquante ans » dans laquelle il est élevé, qui l’introduit dans une longue histoire de la France qui se confond avec celle de la République. Il en acquiert la conviction que ce que l’on peut faire de mieux, c’est de servir la collectivité. Par bien des points, son portrait présente des ressemblances avec les « fous de la République » qu’avait étudié Pierre Birnbaum, voici une vingtaine d’annéesPierre Birnbaum, Les Fous de la République. Histoire politique des juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Fayard, 1992, 512 p. Rééd. Seuil, coll. « Points », 2000..
Sur cette base, Jean-Louis Crémieux-Brilhac développe une précoce conscience politique. Elle se caractérise par un pacifisme viscéral, qui passe par une admiration pour Aristide Briand, au cortège funéraire duquel il se joint.
Éclairé par la presse politique (qu’il suit depuis ses huit ans) et la culture de son oncle Benjamin, il s’engage résolument dans le Front populaire : il donne à voir l’enthousiasme qui le porte lors des Quatorze Juillet 1935 et 1936. Il éprouve bientôt un sentiment d’indignation quand le gouvernement doit abandonner la République espagnole à son sort. Cette étape lui permet de concevoir que la résistance est le seul moyen de lutter contre le péril nazi. Il suit alors une préparation militaire pour devenir élève-officier de réserve, ce qu’il est quand l’invasion se produit. Sa description de la campagne de France résonne comme un écho du témoignage de Marc Bloch : la référence à L’Étrange défaite ne doit évidemment rien au hasard. Outre l’impéritie du commandement militaire, il le rejoint dans une certaine mesure dans sa description de la droite française : Jean-Louis Crémieux-Brilhac estime que les sentiments pro-fascistes qu’une fraction éprouve révèle une désaffection pour la République, jugée incapable de tenir le rang de la France. C’est l’origine d’un certain esprit de soumission qui va jusqu’à estimer préférable une alliance avec l’Allemagne nazie, pour se débarrasser de l’URSS et du bolchevisme (la phrase de Tixier-Vignancourt qu’il rapporte est terrible).
Enfin, Jean-Louis Crémieux-Brilhac s’attache à l’antisémitisme. Issu d’une famille de culture juive, sa conscience de l’antisémitisme naît vers l’âge de dix ans, quand un « camarade de classe dont [il n’a] jamais oublié le nom » lui lance : « Sale juif !» (p. 34). Mais ce sont les séjours en Allemagne, entre 1931 et 1937, qui lui font percevoir ce qu’est l’antisémitisme d’État, sans qu’il mesure alors (qui pouvait l’imaginer ?) les extrêmes auxquelles le nazisme parviendra. À Londres, il n’ignore rien des persécutions antisémites qui sont exercées, et la part qu’y prend le gouvernement de Vichy. La France libre n’a cessé ses prises de position officielles depuis 1940. Outre l’information qu’elle délivre sur les ondes de la BBC (dont le témoignage de Jan Karski (p. 173), en français, avec l’objectif d’extermination), elle impose au général Giraud de rétablir le décret Crémieux, accordant la nationalité française aux juifs d’Algérie, dont celui-ci maintient l’abrogation décidée par Vichy. En janvier 1944, une note (p. 178), renseignée par la Résistance polonaise, précise les exactions commises en Europe occupée à l’encontre des Juifs, et parle d’ «abattoir humain » pour qualifier Treblinka, où l’on extermine «dans des chambres asphyxiantes» : le total des victimes est de trois millions. Subsiste l’un des grands regrets, sinon l’un des profonds remords, de J.-L. Crémieux-Brilhac : « Nous savions et nous n’avons rien fait » (p. 174). Ce qu’il tempère aussitôt par un « certes, les moyens d’action dont nous disposions étaient limités», dont on sent bien que cela n’atténue en rien son sentiment de culpabilité.
Pour terminer, cette autobiographie est écrite sur un mode distant, comme si Jean-Louis Crémieux-Brilhac ne pouvait faire autrement que de se détacher de l’époque qu’il raconte, sans fausse modestie. Son propos est relaté avec un ton parfois assez badin (cf. son échec à l’agrégation). De surcroît, il préfère s’effacer derrière des personnages dont il lui semble qu’ils ont été injustement oublié ou mal traités par la mémoire collective. Outre Benjamin Crémieux, il évoque ainsi Pierre Billotte, André Philipp, Georges Boris (auquel il a consacré un ouvrageGeorges Boris. Trente ans d’influence : Blum, de Gaulle, Mendès-France, Gallimard, coll. « La Suite des temps », 2010, 460 p.), Madeleine MichelisDont il a assuré la préface de la correspondance. Julien Cahon, Marie Claude Durand et Charles-Louis Foulon, Madeleine Michelis. Correspondance d’avant-guerre et de guerre, Le Félin, coll. « Résistance», janvier 2015, Jacques Bingen, Daniel Mayer, Jean Pierre-Bloch (député de l’Aisne), Émile Laffon (auteur du premier programme commun de la Résistance), et bien d’autres encore., qui ont contribué puissamment à l’organisation de la France libre aux côtés des figures plus prestigieux de Jean Moulin, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Pierre Brossolette…
On ressent également une certaine quiétude dans les expressions et les mots choisis par Jean-Louis Crémieux-Brilhac, qui correspond à la façon qu’il avait de parler, mais qui contraste fortement avec la violence de l’époque qu’il relate. Il n’exprime pas de rancune, sinon, parfois, le sentiment de n’avoir pas fait assez.
En somme, si on voulait résumer, L’Étrange Victoire est l’itinéraire d’un homme ordinaire, mais dont le caractère extraordinaire (qu’il refuse d’admettre) est révélé par un contexte particulier.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes®