Lancé depuis 13 ans, l’euro s’est installé dans la vie quotidienne de la majorité des ressortissants de l’union européenne. Il a sur la circulation et la fluidité des échanges économiques dans l’union et affirme son identité internationale. Mais l’euro est bien plus qu’une monnaie, il est aussi le symbole politique, économique, d’une union européenne en devenir même si elle est largement remise en question. L’éditorial de Serge Sur qui ouvre ce numéro dresse un état des lieux de la signification de l’euro qui n’est pas simplement une monnaie.
Les billets offrent l’image d’un patrimoine culturel commun, représenté par des abstractions. Les pièce de monnaie qui pouvaient faire éventuellement référence à une victoire pour les uns, et donc à une défaite pour les autres sont soigneusement écartées des frappes monétaires.
L’auteur évoque aussi la dimension sociétale de la monnaie commune dont la diffusion ne coïncide pas exactement avec les limites de l’union européenne. Les pays qui ont fait le choix de ne pas adopter l’euro comme monnaie ont une attitude particulière par rapport au processus de construction. Il considèrent que le processus ne doit pas remettre en cause leurs spécificités, d’ancienne grande puissance comme le Royaume-Uni ou se situant plutôt à la marge comme le Danemark et la Suède.
D’autres états ont fait des efforts considérables pour adopter l’euro, comme les pays baltes, et même le Kosovo qui n’est pas membre de la zone euro ni même de l’union européenne a adopté en 2002 la monnaie commune.
Un dessein collectif
L’euro traduit sur le plan politique une volonté collective, une décision d’homme d’État qui, avec l’approbation plus ou moins consciente de leur population, l’ont conçu comme un instrument de la construction européenne. C’est surtout un moyen de lier structurellement l’Allemagne à l’union faisant sorte que sa prépondérance économique ne devienne pas hégémonie ou porte de sortie. La gestion de l’euro apparaît comme dépolitisée pourtant la banque centrale européenne est rigoureusement indépendante. Mais, contrairement à la réserve fédérale américaine, elle n’est pas en charge du pilotage économique d’un pays en particulier.
Les dimensions économiques de l’euro sont aussi les plus controversées. L’euro pourrait être responsable d’une subordination de l’économie réelle à la monnaie. L’objectif primordial assisté à la banque centrale européenne, sous la pression de l’Allemagne, qui est de contenir l’inflation n’imposerait-il pas des politiques d’austérité incompatible avec la croissance ?
Aujourd’hui les adversaires de l’euro reprennent très largement ces arguments.
La question de la sortie de la zone euro pour un certain nombre de pays se pose, même si rien n’a été véritablement prévu tout en étant théoriquement possible. La sortie de l’euro pourrait être unilatérale soit en raison de la puissance d’un État membre, soit à l’inverse en raison de sa faiblesse. L’Allemagne peut choisir de revenir au Mark et refuser d’accepter plus longtemps les charges de la solidarité. Elle peut exiger une union plus restreinte, l’hypothèse d’un euro à deux vitesses a été envisagée.
La sortie impossible ?
En raison de sa faiblesse économique la Grèce a envisagé un temps la sortie de la zone euro et à utilisé cet argument comme une menace lui permettant d’obtenir un allégement de sa dette et un soutien des autres pays membres. En réalité, jusqu’à présent, malgré toutes les crises, l’euro a davantage étendu et renforcé son emprise que l’inverse.
L’euro est surtout fragilisé comme bouc émissaire des tribulations de la construction européenne, subissant des reproches contradictoires comme celui d’aller trop loin dans l’intégration ou à l’inverse de ne pas la mener jusqu’au bout. Pour une partie de ceux qui critiquent la gestion de la banque centrale européenne, l’euro serait responsable de l’accroissement des inégalités. Ce n’est pourtant pas le cas et différentiel de croissance entre pays tienne à des divergences de compétitivité économique et aussi de gestion privée des économies nationales.
L’accroissement des inégalités est d’abord le fruit de la mondialisation économique, du recul de la puissance publique, de l’évasion fiscale, d’innovation technologique qui limite le recours à la main-d’œuvre, de nouvelles formes d’exploitation humaine débridée et sans complexe.
Si les états nationaux connaissent une certaine dislocation, avec le désir de certaines régions, culturellement homogène, de jouer seul leur destin, l’euro n’y est pas pour grand-chose. Ces aspirations traduisant refus de la solidarité nationale, voire de l’identité nationale, au profit le plus souvent d’une solidarité européenne fantasmée. Les indépendantistes écossais, avant de perdre le référendum de 2014, affirmaient à qui voulait l’entendre, leur désir d’intégrer l’union européenne après l’indépendance.
On oublie trop souvent, et l’éditorial de Serge Sur a l’immense mérite de le rappeler que l’euro est le fruit d’un long effort entrepris à la suite de la destruction unilatérale par les États-Unis du système monétaire international issu des accords de Bretton-Woods et reposant sur le dollar. Lorsque le 15 août 1971 les États-Unis ont renoncé à la convertibilité du dollar en or monétaire, ils ont fait de leur monnaie la seule référence et ont ainsi abouti à des taux de change flottant. Le dollar est resté la monnaie des États-Unis mais le problème de tous leurs partenaires. C’est pour remédier à cette situation et pour créer en Europe une zone de stabilité monétaire que l’idée d’une référence commune s’est développée, par limitation de la variabilité des monnaies européennes entre elles.
Une construction ancienne
C’est le moment du système monétaire européen et de ce que l’on appelait avec une certaine poésie : «le serpent monétaire».
Le serpent monétaire européen permettait une certaine flexibilité, 2,25 % en moyenne, qui assurait une certaine souplesse et donner aux états et à leur Banque Nationale une certaine marge de manœuvre. L’euro dérive de ce mécanisme mais toute variation individuelle des états membres est devenue impossible, ce qui introduit dans le système de rigidité structurelle. C’est bien dans la relation avec le dollar que l’euro doit se définir en permanence. Le dollar est une monnaie nationale qui est en même temps monnaie internationale, et monnaie dominante pour la plupart des échanges mondiaux. Reste à savoir d’ailleurs combien de temps la Chine, avec d’autres pays émergents, acceptera cette situation. L’euro est à l’inverse une monnaie internationale qui est dans le même temps monnaie nationale de plusieurs pays ce qui complique fragilise sa gestion. La réserve fédérale américaine est bien plus puissante que la banque centrale européenne car ne s’y limite pas à maîtriser l’inflation. Elle s’attache également à la croissance de l’économie américaine dans son ensemble.
Aujourd’hui l’euro est devenu un satellite du dollar, liée à ses évolutions. La question qui est posée désormais est bien celle d’un pilotage économique de la zone euro, mais cela conduit inévitablement au fédéralisme, une hypothèse qui est pour l’instant rejetée par la majorité des pays membres. La solidarité organique qui existe dans le système fédéral Étatsunien n’existe pas au sein de la zone euro et les inégalités entre les membres sont compensées par des crises à répétition qui amène les pays les plus riches à consentir à des aides en faveur des pays les plus pauvres. Le problème est la sensibilisation de l’opinion à ces inégalités, assez mal ressenties, dès lors que les pays vertueux payent pour les tricheurs.
Le rôle de la Banque centrale européenne
Au-delà des questions monétaires qui ne peuvent être traitées indépendamment de la somme des politiques nationales, il convient sans doute d’aller vers plus d’intégration, et donc de mettre en œuvre des disciplines budgétaires communes, mais aussi des systèmes fiscaux identiques, des normes sociales convergentes. C’est donc bien un gouvernement politique de l’euro qui est attendu mais la plupart des états sont loin d’y être prêt. Le renforcement de l’euro suppose la recherche d’une convergence croissante entre états membres qui pourraient commencer par un rapprochement des systèmes. L’union bancaire a été un progrès de ce point de vue mais l’euro reste un dessin inachevé.
Emmanuel Mourlon-Druol, Docteur en histoire de l’institut universitaire européen revient par un rappel historique sur la création de la monnaie unique.
Il écarte d’un revers de main l’explication traditionnelle de création de la monnaie unique, résultat d’un deal franco-allemand au terme duquel les Français auraient poussé à la création d’une monnaie unique en contrepartie de leur assentiment à la réunification allemande. En réalité la création de l’euro se trouve déjà en germe dans le rapport Delors, présenté en avril 1989, alors que la réunification allemande et même la chute du mur de Berlin n’étaient pas envisageables. La création de l’euro est principalement venue répondre aux besoins d’apporter une solution de problèmes persistants, les excédents commerciaux allemands et la stabilité monétaire internationale.
L’historien revient donc sur les quatre étapes qui se distinguent dans la construction monétaire européenne, comme le rapport Werner de 1970, le système monétaire européen mise en œuvre en 1919, le rapport Delors de 1989 et finalement la crises du système monétaire européen entre 1992 1993. Le rapport Werner du premier ministre luxembourgeois envisageait déjà la création d’une monnaie unique européenne. Cette perspective a été abandonnée lorsque le serpent monétaire est venu limiter les fluctuations des monnaies entre elles.
Le système monétaire européen mis en œuvre en 1979 a permis une stabilisation des taux de change et c’est pour pouvoir rester en son sein que la gauche, en 1983, a opté pour une politique de rigueur.
Le rapport Delors a repris les trois étapes de la mise en place d’une monnaie unique qui était déjà contenue dans le rapport Werner de 1979.
La crise du système monétaire européen a touché l’ensemble des monnaies européennes entre 1992 1993. Des monnaies comme la livre sterling, la peseta et la lire, le franc français également, ont été touché par des attaques spéculatives. Les états membres ont décidé d’élargir les marges de fluctuation des monnaies entraînent de 2,25 % à 15 %, ce qui a signifié la mort du SME. La crise illustre la puissance régulatrice des marchés financiers internationaux et la faiblesse des états incapables de réaligner leurs parités et de les défendre lorsqu’elles étaient attaquées.
C’est de ce constat d’échec que date l’accélération du processus de construction de la monnaie commune dans un contexte d’urgence économique et politique, et notamment la réunification de l’Allemagne. Pour l’historien de l’économie l’avenir de l’euro se joue dans la convergence du couple franco-allemand. Mais celle-ci est difficile à réaliser : les Allemands estiment que seule une union politique donneraient la légitimité démocratique nécessaire au développement d’un système fédéral de transfert des ressources et de coordination des politiques macro-économiques. La conception française de la priorité à l’union économique qui seule serait capable de rendre viable l’union monétaire européenne. Cette position conditionne encore de nos jours les débats sur l’avenir de la zone Euro.
L’indépendance de la BCE en question
On appréciera également dans ce dossier l’encadré de Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences à l’université Paris I Panthéon Sorbonne. Elle présente le rôle de la banque centrale qui s’est considérablement renforcé à la faveur des différentes crises, et notamment celle de 2007–2008. La banque centrale européenne n’avait qu’une seule marge de manœuvre, qui était l’abaissement de ses taux directeurs, permettant une baisse des taux de crédit favorisant l’investissement. Depuis la crise de 2007–2008, elles permettent aux banques de se refinancer dans des conditions plus favorables, le taux de l’EURIBOR n’a jamais été aussi bas, tout en leur imposant une surveillance plus large dite macroprudentielle.
La stabilité des prix de la zone euro est demeurée le principal objectif de la banque centrale européenne mais il a fallu le choc financier de 2008 pour que le gouverneur de la BCE de l’époque, Jean-Claude Trichet, abaisse le taux directeur. La réserve fédérale américaine avait déjà ramené son taux directeur au plancher proche de zéro et jusqu’en 2014, la Fed n’a eu de cesse de conduire des vagues d’achats d’actifs, pour plus de 3500 milliards de dollars, permettant de maintenir le système. La banque centrale européenne a été obligée de suivre ce qui apparaît tout de même comme une nouvelle bulle dont on peut se demander à quel moment elle éclatera. La banque centrale européenne est aujourd’hui tiraillée entre deux exigences contradictoires, celle du politique qui souhaite que les obstacles à une éventuelle croissance soient levés et en même temps l’action des banques qui créent de la monnaie et qui exige un accès plus favorable à des liquidités. L’indépendance de la banque centrale est donc en question.
- L’Allemagne et la monnaie : au nom de la démocratie et de l’Europe (Alain Fabre)
- La zone euro et les autres États de l’Union européenne (Étienne Farvaque)
- Vers la fin d’une certaine naïveté monétaire européenne (Entretien avec Christian de Boissieu)
- Un rôle international accru dans un système monétaire en voie de multipolarisation (Olivier Marty)
- Zone euro : la souveraineté budgétaire en question (Jean-Claude Chouraqui)
- Avenir de la zone euro : la preuve par la Grèce ? (Noëlle Burgi)
- Sortir de l’euro : un spectre ou une menace crédible ? (Jean-Paul Betbeze)
Les principaux encadrés du dossier
- L’euro : quelques éléments chronologiques (Questions internationales)
- La Banque centrale européenne : plus de pouvoirs, plus de devoirs (Jézabel Couppey-Soubeyran)
- Les enjeux de l’union bancaire (Céline Antonin)
- L’adoption de l’euro dans les pays d’Europe centrale et orientale : du symbole aux doutes (Sandrine Levasseur)
- Monténégro, Kosovo : un euro hors zone (Alexandre Sokic)
- Le long chemin vers l’harmonisation fiscale en Europe (Alain Trannoy)
Questions européennes
- La laïcité en France et aux États-Unis : perspectives historiques et enjeux contemporains (Amandine Barb)
- La nouvelle Ostpolitik de l’Allemagne unifiée : la quête de stabilité en Europe et au-delà (Stephan Martens)
Regards sur le monde
- Vulnérabilité et pauvreté en Haïti (Romain Cruse)
- Les questions internationales à l’écran
- Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker (Joël Bouvier)
Documents de référence
- Deux tentatives d’union monétaire : l’Union latine et le rouble transférable (Extraits de Félix Esquirou de Parieu et d’Anita Tiraspolsky)
- Les questions internationales sur Internet