Ian Kershaw, grand spécialiste d’Hitler notamment, s’attaque à une histoire du XX ème siècle prévue sur deux volumes. Dans ce premier opus, il se consacre à la période 1914-1949. C’est une histoire véritablement européenne et l’auteur multiple les éclairages sur les pays. Autant dire que l’ouvrage est ambitieux et invite à une relecture de l’histoire de l’Europe dans la première moitié du XXème siècle.

Analyser une époque bouleversée

Structuré en dix chapitres, le livre comprend deux encarts avec des documents, essentiellement des photographies, mais aussi cinq cartes, une bibliographie sélective et un index des noms. L’auteur précise dès son introduction que c’est de loin « le livre le plus difficile » qu’il a entrepris. Il met en avant quatre idées pour comprendre cette période : elle est marquée par « une explosion de nationalisme ethnico-raciste, des revendications âpres et inconciliables, de profonds conflits de classe…. et une crise prolongée du capitalisme ». A plusieurs reprises, Ian Kershaw glisse quelques formules qui disent aussi la difficulté à rendre compte par les mots des souffrances d’une telle époque.

Au bord du gouffre

Ce premier chapitre dresse un état de l’Europe avant la Première Guerre mondiale. L’auteur s’interroge tout d’abord sur l’existence d’un « âge d’or » avant guerre en donnant des arguments qui équilibrent le tableau. Il y eut certes l’Exposition Universelle de 1900 à Paris, mais c’est également le temps de profondes transformations économiques avec la montée de la classe ouvrière. Dans de nombreux pays on constate une rhétorique de plus en plus agressive pour désigner l’ennemi. Ian Kershaw rappelle que la vision d’une guerre courte était une vision très largement répandue dans la population. Selon une formule souvent employée, mais très juste, il conclut ce chapitre en disant que les armées « du XIXème siècle qui entraient en guerre en 1914 étaient sur le point de livrer une guerre du XXème siècle ».

La grande catastrophe

Au-delà des grands attendus, on lira que dans les neuf premiers mois du conflit, la Russie perdit presque 2 millions d’hommes dont 764 000 prisonniers. L’auteur revient aussi sur la bataille de la Somme et ce qu’elle représenta notamment pour la Grande-Bretagne. Une des sous-parties cadre parfaitement aux programmes actuels et s’intitule « Vivre la guerre ». Il invite à redonner de la pluralité : « les expériences étaient très variables, mais elle portaient aussi la marque du tempérament, de l’éducation, du rang, des classes sociales…et d’une myriade d’autres facteurs ».
Ian Kershaw dit la réalité de ce conflit en rappelant par exemple que les tirs d’artillerie furent responsables des trois quarts des victimes françaises entre 1914 et 1917. Il analyse également comment à l’époque l’Etat se trouve sous pression. On atteint des niveaux incroyables avec des dépenses militaires qui purent représenter à la fin du conflit 59 % du PIB allemand ou 50 % de celui de la Grande Bretagne. Il faut aussi penser au legs de cette période car le « nationalisme ethnique fut un des principaux héritages de la guerre ».

Paix agitée

La fin de la guerre ne signifia pas la fin des problèmes car dans une Europe affaiblie par le conflit s’ajouta l’épidémie de grippe qui fit deux fois plus de morts que la guerre elle-même. Il y a aussi les 8 millions d’invalides, conséquence directe de l’affrontement. Ian Kershaw revient ensuite sur l’expérience soviétique et sur les bouleversements de la carte de l’Europe. Il souligne les fragilités du modèle démocratique et évoque plusieurs cas comme la Pologne ou l’Autriche. Il développe ensuite la période du fascisme rappelant au passage quelques chiffres : de 870 membres fin 1919, le parti fasciste en totalisait 200 000 deux ans plus tard. Il s’interroge aussi pour savoir pourquoi le fascisme perça en Italie et pas ailleurs juste après guerre. Parmi les points qu’il souligne, Ian Kershaw pointe que c’est en Italie que se cumulèrent trois phénomènes : la crise de légitimité de l’Etat libéral, l’impact de la guerre et la peur de la menace révolutionnaire.

Les ombres s’épaississent

L’auteur souligne que dans les années 20, beaucoup de personnes avaient constaté une modeste amélioration de leur niveau de vie. Parmi les points à retenir, l’auteur revient sur l’existence de politiques eugénistes dans plusieurs pays d’Europe en Scandinavie, en Espagne ou encore en Union soviétique. Il rappelle que la stérilisation forcée ne fut pas l’apanage de l’Allemagne nazie. Il développe ensuite l’impact de la Grande crise en précisant bien que si les impacts furent variés, ils furent surtout généralisés et massifs au final. En 1932, les chiffres sont particulièrement impressionnants avec une chute du PIB de 10 % en Belgique et de 17 % en Allemagne. A cette date, 15 % seulement des chômeurs allemands touchaient intégralement l’indemnité de chômage et 20 % ne recevaient absolument rien.
La dégradation de la situation économique radicalisa la pensée sociale mais aussi l’action politique. Pour Ian Kershaw, la crise allemande équivalait à une crise complète de l’Etat et de la société. Il passe en revue les autres pays d’Europe pour voir comment chacun affronta cette période. A ce titre, l’Europe centrale et orientale apparait comme un terrain fertile pour la droite : « A la veille de la seconde guerre mondiale la démocratie se limitait à onze pays du nord ouest. » « Tous avaient été victorieux ou neutres au cours de la Grande guerre … L’échec de la démocratie dans les Etats successeurs fut l’indicateur le plus clair de la faillite du règlement d’après guerre ».

Vers l’abime

En 1939 donc, une majorité d’Européens vivaient sous des dictatures. Ian Kershaw évoque le stalinisme et précise que « jamais aucun gouvernement n’avait terrorisé tant des siens de manière aussi aléatoire et insensible ». Il livre plusieurs réflexions sur la nature de ces dictatures en soulignant par exemple que dans l’Italie fasciste le parti unique n’était pas le maitre de l’Etat, mais son serviteur. En 1939, près de la moitié de la population appartenait à une association fasciste. L’auteur revient sur cette question souvent débattue du rapprochement de ces régimes : «  des régimes très différents, …mais qui avaient en commun un certain nombre de traits structurels ». Le livre aborde ensuite la période qui précède la guerre en évoquant le « chaudron espagnol » puis le réarmement des régimes politiques, ainsi que les épisodes incontournables comme la conférence de Munich.

L’enfer sur terre

« Les chiffres ne disent rien des souffrances extrêmes ni du malheur qui frappa les familles, pas plus qu’ils ne rendent compte de la distribution géographique des immenses pertes humaines. » Ian Kershaw explique la guerre d’anéantissement qui se déroula à l’Est et fut marquée par son caractère génocidaire. Il rappelle aussi que plus de 2,7 millions de Juifs furent massacrés lors de la seule année 42, soit pratiquement la moitié de tous ceux tués durant la guerre. Si les chiffres ne peuvent suffire, l’auteur propose un pas de côté en citant un poème écrit en tchèque et qui a survécu à la mort de son auteur.

Et(nous) sommes toujours plus ici bas
Essaimant, croissant de jour en jour ;
Vos champs enflent déjà
Jusqu’à éventrer vos labours
Et en bande effroyable nous voilà
Crânes sur crânes, tibias avec tibias,
Et à la face du monde nous rugirons :
Nous, les morts, accusons !

On lira avec grand profit la suite du chapitre où Ian Kershaw restitue ce que signifie cette guerre pour un soldat russe, pour un soldat britannique en fonction du contexte dans lequel il vivait. Il développe ensuite cette liaison entre le front et l’arrière en soulignant bien que l’écart entre les deux se réduisit fortement durant ce conflit. Tout comme il s’est interrogé sur la façon de penser les combats selon les pays, il s’arrête ensuite sur la signification à long terme. Pour les Européens de l’Est qui avaient le plus souffert des six années d’embrasement, la guerre signifia le remplacement d’une tyrannie par une autre.

L’Europe renait de ses cendres

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur prend du recul pour considérer des phénomènes économiques et sociaux sur un temps plus long. En 1910, l’espérance de vie était de 55 ans en Europe de l’Ouest et, quarante ans plus tard, c’était plus de 65 ans pour cette partie de l’Europe. Il développe le cas de l’évolution de la condition féminine, le rôle de l’Eglise catholique et son poids ou encore se penche sur la question des intellectuels. Il évoque la période 1945-1949 en revenant aussi sur des faits comme la violence antijuive qui s’exerça en 1946 à Kielce. Il rappelle la difficulté de mettre en place un nouveau monde. Si l’on prend le cas de l’Allemagne, la dénazification fut très difficile à mener : plus de 6 millions de personnes furent entendues, les deux tiers aussitôt amnistiés. Ian Kershaw cerne les éléments qui pesaient sur ce monde qui devait se réinventer : « la fin des ambitions de toute puissance de l’Allemagne, l’effet des purges, la cristallisation de la division européenne, la croissance économique et la menace d’une guerre atomique ».

En un peu moins de 600 pages, Ian Kershaw livre donc une histoire totale de l’Europe entre 1914 et 1949. C’est un véritable tour de force de donner à lire ces trente-cinq années qui bouleversèrent le continent et le monde. Il aborde de multiples aspects, de multiples lieux tout en pointant toujours l’essentiel de façon très claire. Une lecture qui s’impose.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes