L’année 2005 a été marquée par les débats politiques sur l’insertion de l’Europe communautaire dans la mondialisation et sur le rôle du libéralisme économique dans l’Union. Même si l’on se souvenait alors de l’ancienneté de la construction européenne, ces débats ne portaient guère que sur brève période, celle des traités de Maastricht à celui de la Convention. Quant à la vision internationale, elle se limitait au plombier polonais et à l’ouvrière du textile chinoise.
La recherche historique permet de replacer l’évolution récente de la construction européenne dans un ensemble complexe de trames historiques plus longues. C’était justement un des objectifs de la table ronde tenue en septembre 2005 à Paris 1 quelques mois après le naufrage du référendum sur le Traité Constitutionnel. Celle-ci était organisée par le CICC (Civilisations et identités culturelles comparées des sociétés européennes et occidentales), un centre de recherche de Cergy-Pontoise qui associe linguistes et historiens et l’UMR IRICE (Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe) qui croise, autour de l’objet Europe, histoire du long terme et histoire du temps présent.
Cette table ronde réunissait des chercheurs venus d’horizons variés, deux articles sur huit étant publiés en anglais. Les auteurs ont retracé ces histoires économiques en effectuant un véritable retour aux sources, c’est à dire en exploitant massivement les archives de la Communauté situées à Florence. La publication de leurs communications qui constitue cet ouvrage a été dirigée par Gérard Bossuat, historien de la construction européenne, mais aussi des rapports entre celle-ci et l’histoire récente de la France ou des liens transatlantiques.
Les articles peuvent être répartis en deux groupes correspondant à deux périodes distinctes: la première est celle de l’insertion de la CEE dans les échanges mondiaux dans les années 60, la seconde est celle de l’insertion de l’Europe dans la vague libérale et monétariste des années 80-90.
L’émergence d’un acteur économique mondial
Les années 60 sont celles de l’émergence de la CEE en tant qu’acteur économique mondial; la Communauté entre dans le jeu des négociations commerciales internationales et dans les commissions économiques de l’ONU avec une volonté d’ouverture des échanges inscrite dès le traité de Rome. Mais elle va devoir prouver son attachement au libre-échange face à des partenaires inquiets de ce qu’ils perçoivent comme une forteresse potentielle; il s’agit notamment des américains du nord comme du sud.
L’article de G. Bossuat sur le projet de la Commission pour les relations extérieures, celui de Lucia Coppolaro sur le Kennedy round montrent la bonne volonté de la Commission qui n’écarte à priori aucun sujet de négociation avec les anglo-saxons et fait même des propositions, que ce soit dans le cas de la création de la Zone de Libre Echange proposée par les anglais, le Dillon Round (61-62), les négociations agricoles du Kennedy round (64-67) et les suites de la non-convertibilité du dollar en or. Elle n’hésite même pas à mettre la Politique Agricole Commune sur la table. Mais elle se heurte à l’incapacité des américains à honorer certains de leurs engagements, malgré une volonté de compromis au sommet; cela conduit à l’échec de ces négociations et donc à la préservation de protections coté européen, comme la PAC par exemple. Il ne s’agit bien sur que d’échecs partiels car l’Occident se doit de montrer son unité face au bloc de l’est.
Celui-ci, et particulièrement l’Urss, n’a de cesse de dénoncer la Communauté, qu’elle ne reconnaît pas, alors que, comme le montre G. Bossuat, la CEE négocie avec les pays du CAEM. Contrairement aux Etats-Unis qui pratiquent l’embargo, la Communauté estime en effet que la prospérité des pays de l’est est favorable à la paix.
La Communauté se dégage donc comme un acteur régional original, surtout après l’échec des Atlantistes européens et de l’administration Kennedy dans leur volonté de fondre la jeune CEE dans un ensemble transatlantique; la communication de Valérie Aubourg sur Pierre Uri, l’un des acteurs du traité de Rome, proche de Jean Monnet passé au service d’un Think tank atlantiste, montre que des projet organisés d’association existaient, mais arrivèrent trop tard pour avoir une influence, notamment du fait du veto gaullien à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE. Plus généralement, les articles de la première partie soulignent le partenariat difficile entre l’Europe communautaire et les Etats-Unis.
Dans le contexte de la décolonisation, les rapports avec les pays africains ne sont guère plus simples: Guia Migani analyse les débats au sein de la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU: la CEE y est accusée de freiner l’émancipation des territoires associés et de gêner la réalisation de l’unité africaine, voire de compromettre le développement des pays africains qui ne bénéficieraient pas des tarifs préférentiels.
Le mythe d’un modèle européen menacé par le modèle américain.
Les années 80-90, les années Delors et leur suite naturelle, sont abordées comme une époque où l’Europe Communautaire se réforme dans le contexte de la vague libérale; mais les auteurs veulent également montrer l’illusion d’un modèle européen plus étatiste ou Keynésien que le modèle capitaliste libéral américain et qui céderait progressivement sous la pression de ce dernier.
Deux articles analysent le contexte et les facteurs des grandes réformes de l’ère Delors: la réforme de la PAC par le commissaire Mac Sharry en 1992, qui remplace les mécanismes de soutien aux prix par des aides directes est replacée par Ann-Christina Knudsen dans le cadre d’une triple pression: celle des dérèglements monétaires qui ont conduit aux montants compensatoires, celle de la surproduction qui avive les conflits commerciaux, celle, enfin, de l’Uruguay round ouvert en 1986. Mais ces pressions ne permettent d’expliquer que le moment de la réforme; celle-ci devenait incontournable du fait du coût de plus en plus lourd de son maintien; elle n’avait été retardée que par la complexité technique croissante de la PAC et par le souhait de ne pas abandonner ce qui avait été conçu comme un système d’état-providence au service des agriculteurs. A.C. Knudsen fait donc apparaître les pressions extérieures comme une sorte de catalyseur d’une remise en ordre: la PAC avait été créée sans considération pour ses conséquences extérieures, situation particulière pour un bloc commercial régional comme l’Europe communautaire. Désormais, la Pac était intégrée au Gatt, tout en maintenant sa fonction de protection sociale au service des agriculteurs.
De même les réalisations majeures de l’ère Delors, à commencer par l’Acte Unique, sont pour Régine Perron la mise en application des quatre libertés prévues par le traité de Rome, mais elle furent portées par un contexte favorable: le retournement de tendance économique du milieu des années quatre-vingt. La fin des années soixante-dix et le durcissement de la crise avait provoqué un retour du protectionnisme déguisé (normes…) qui faisait craindre pour le maintien d’un système commercial ouvert; de nombreuses décisions du Tokyo Round (1979) étaient restées lettre morte. Dans une ambiance d’optimisme économique porté par la reprise de 1984, le Livre Blanc de 1985 et l’Acte Unique de 1986 suivent au contraire la libéralisation définie dans le Gatt du Tokyo round et les recommandations de l’OCDE. En d’autres termes, la CEE est libérale, au moins sur le plan commercial, dès le début, et les décisions des années 80 et suivantes ne font que lever les ambiguïtés nées de restrictions comme la CECA et la PAC, fondées sur la notion d’autosuffisance au départ.
Les deux derniers articles s’en prennent plus frontalement encore à la notion de modèle économique européen sur les plans monétaire et des services publics. Si la BCE est accusée aujourd’hui de pratiquer un monétarisme dogmatique et importé, au point d’en freiner la croissance, il s’agit d’un mauvais procès selon Dimitri Grygowski. L’Europe n’a pas importé son monétarisme des Etats-Unis, puisqu’après beaucoup de résistance, la réserve fédérale américaine a imité…la Bundesbank qui pratiquait le monétarisme depuis le milieu des années soixante-dix. L’indépendance de la BCE n’est pas davantage copié sur le modèle de la réserve fédérale américaine: celle-ci n’a été réellement obtenue que bien après celle de la Bundesbank. Quoiqu’il en soit la pratique des deux banques est aujourd’hui comparable dans la mesure ou toute les deux ont abandonné le monétarisme dogmatique: mais dans son discours, la BCE fait comme si ce n’était pas le cas.
Maxime tourbe fait une démonstration similaire en ce qui concerne la notion de service public: la démonstration est audacieuse puisqu’elle place les états européens au même niveau que les états des Etats-Unis et les institutions de l’Union à celui de l’état fédéral américain. A ce prix, et si l’on ne considère que les services d’intérêts généraux qui fonctionnent en réseau (eau, électricité, poste), Union européenne et Etats-Unis se comportent d’un façon similaire: on constate des deux cotés la coexistence d’opérateurs publics et privés et l’existence de systèmes de contraintes sur les opérateurs privés pour maintenir les exigences du service public. De même, le basculement historique entre la constitution de monopoles puis l’ouverture des marchés est comparable des deux cotés de l’Atlantique: il n’y aurait donc pas deux modèles qui s’affrontent.
Des perspectives neuves pour les cours de terminale.
Pour les enseignants de lycée, l’intérêt de ce livre est de fournir des perspectives différentes, utiles dans la préparation des cours de Terminale.
L’intérêt des articles est de mettre un instant de coté les démiurges de la construction européenne depuis les années soixante: les de Gaulle Adenauer, Schmidt-VGE, Mitterrand-Kohl pour observer le rôle de la commission et des commissaires; il est vrai que l’exploitation des archives de l’Union à Florence favorise sans doute ce prisme. De même les négociations commerciales sont vues de l’intérieur ce qui fait bien comprendre les mécanismes. Surtout, ce livre inscrit l’évolution de l’Europe communautaire dans des temps longs, qui dépassent souvent ceux de la construction européenne: ainsi les politiques agricoles sont elles retracées depuis l’ouverture d’un marché agricole mondial dans le dernier quart du XIXème siècle, les unions douanières depuis l’entre-deux guerres. Cela permet de saisir les tendances lourdes et longues qui dépassent le saucissonnage de la construction Européennes en courtes périodes.