Laurent Carroué, Didier Collet, Claude Ruiz, L’Europe, éditions Bréal, 2006, 302 p.

Compte-rendu de François da Rocha Carneiro, professeur au Lycée Jean-Moulin, Roubaix

Les géographes Laurent Carroué, professeur à l’Institut d’Etudes Européennes (Paris VIII) et Claude Ruiz, professeur en Classe préparatoire économique et commerciale (lycée Clémenceau, Reims) et l’historien Didier Collet, professeur de chaire supérieure à Louis-le-Grand, continuent leur coopération avec les éditions Bréal. Ils livrent cette fois un manuel sur l’Europe, à destination première des classes préparatoires. Le sujet est évidemment d’actualité tant sur un plan politique intérieur, un an à peine après le refus français et néerlandais d’entériner le projet constitutionnel de l’U.E., qu’international, peu avant l’entrée de deux nouveaux pays dans cette même U.E. et alors que le débat sur l’adhésion de la Turquie est loin d’être achevé. On pourra lire sur le même sujet, également à destination des classes préparatoires, chez Nathan, l’ouvrage de B. Ellissalde, Géopolitique de l’Europe, paru cette année.

L’ouvrage est divisé en six chapitres très équilibrés. Les auteurs souhaitent ainsi étudier leur sujet sous trois angles successifs, angles qu’ils définissent dans leur introduction générale : l’Europe en tant que continent restant un objet non identifié, ils se donnent pour but de cerner les critères d’une possible identité européenne caractérisée par sa diversité, avant de s’attarder sur les étapes et les enjeux des constructions depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et enfin d’étudier les dynamiques politiques et stratégiques de la région à la fois au sein de l’Europe et à l’encontre du reste du Monde.

Le premier thème fait l’objet du premier chapitre. Les aspects physiques sont étudiés en préambule, le trio d’auteurs insistant sur l’impossibilité de fixer des frontières « naturelles » incontestables et sur les atouts du territoire européen. Ainsi, les risques naturels seraient minimisés par des sociétés qui ont su ici maîtriser ces aléas pour qu’elles ne prennent pas de dimensions catastrophiques. La complexité de la civilisation européenne résulte du double mouvement de diversité des peuples et de dominations culturelles, « de la matrice grecque et romaine à la chrétienté », et triomphe par son sens de l’innovation intellectuelle et scientifique à partir de la Renaissance. Enfin, l’Etat moderne, après s’être confronté aux différents impérialismes, fait l’originalité de l’espace continental, autant par la construction de structures anciennes et solides que par la prégnance de la question nationale.

Trois chapitres sont consacrés au seul deuxième aspect, celui de la construction européenne sous ses différentes formes. L’approche géopolitique et géoéconomique des différentes phases de ce thème permet de mettre en place ce que les auteurs qualifient de « contradiction permanente », c’est-à-dire l’hésitation entre approfondissements et élargissements, dans un contexte croissant de crises. C’est l’occasion d’analyser très rapidement la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne et le refus du projet de constitution, « texte complexe et confus » (p.73). En absence d’une construction politique aboutie, pourtant attendue d’un très grand nombre, la problématique de la géométrie variable se traduit par l’apparition de marges plus ou moins intégrées à partir d’un « noyau dur » continental. D’appréciables approfondissements sur la politique agricole, les politiques régionales et l’euro peuvent servir de bases à des dossiers pointus.
Le troisième chapitre offre une analyse géographiquement plus classique de la question de la construction européenne puisqu’il est l’occasion d’une présentation démographique, économique et sociale, avec en outre un zoom sur la question urbaine. C’est l’occasion de dresser un tableau relativement positif de l’Europe qui apparaît comme un foyer démographique attractif de premier plan, avec des nuances justement signalées, et comme un des pôles de l’économie mondiale. Les zones d’ombres de l’Europe du travail, placée sous le signe de profondes et rapides mutations, et plus généralement de l’Europe sociale, révèlent de très fortes inégalités interrégionales qui pourraient entrer en compte dans la définition d’une Europe à géométrie variable. Le système s’achève par un riche dossier d’une dizaine de pages sur l’Europe urbaine.
L’analyse des espaces et systèmes productifs et de leur intégration dans une économie mondialisée clôt cette étude de la construction européenne. La question agricole en est absente, étudiée sous le seul angle de la P.A.C. dans le 2e chapitre et sous celui de l’industrie agro-alimentaire (p.175-179). Après une rapide mise au point sur le système énergétique, les auteurs s’attardent sur un système industriel qui est étroitement lié aux inégalités soulignées précédemment. On retiendra plusieurs rapides analyses thématiques pouvant être utilisées comme autant d’études de cas (Ikea, la métallurgie, Airbus,…). Les services sont retenus comme constituant un véritable secteur de pointe de l’Europe.

Le dernier aspect de la problématique générale, celui des dynamiques politiques et stratégiques, est abordé dans les deux derniers chapitres. Les auteurs abordent dans un premier temps la question des dynamiques internes à une Europe découpée en quatre zones. L’Europe du Nord-Ouest constituerait le véritable pôle central pleinement adapté à la mondialisation et faisant figure de moteur pour le reste du continent. L’Europe du Sud reste un espace périphérique au regard de son niveau de richesse mais connaît de profondes restructurations industrielles qui placent cette vaste région parmi les aires d’autant plus dynamiques que l’histoire coloniale de l’Espagne, du Portugal et de la France fait de ces marges littorales une véritable interface vers l’Amérique du Sud et l’Afrique. Depuis l’effondrement du bloc communiste, les « Europes centrale, orientale et balkanique » traversent difficilement « une nouvelle bifurcation séculaire », la troisième après l’effondrement des empires après la Première Guerre Mondiale et la constitution du bloc « de l’Est » sous l’égide de l’Union Soviétique après la Seconde Guerre Mondiale, bifurcation suffisamment incertaine pour que les 18 Etats de cet espace trouvent dans la partie occidentale de l’Europe une accroche indispensable à leur développement, d’autant que ces « Europes » doivent dans le même temps faire face aux inégalités régionales les plus fortes. Enfin, la Russie, « puissance régionale à mutation », constitue à elle seule la quatrième zone européenne.

Enfin, la place politique et économique de l’Europe dans le monde fait l’objet du sixième et dernier chapitre. Les auteurs soulignent les limites respectives des cinq puissances occidentales : une France et son passé de « petits propriétaires surprotégés », capable d’apparaître comme une puissance motrice à condition de pas être isolée de ses partenaires européens ; une Allemagne et sa délicate « césure Ouest-Est », géant économique désormais à la recherche d’une reconnaissance politique ; un Royaume-Uni et son orientation atlantiste, qui doit aujourd’hui affronter de vives inégalités régionales et la « déliquescence » des services publics, héritée des années Thatcher ; une Italie modernisée et stratégiquement essentielle mais en proie à de véritables ruptures interrégionales, non seulement entre le Nord et le Mezzogiorno, mais aussi, à plus grande échelle, avec l’apparition de « microrégions » aux développements excessivement différenciés ; l’Espagne, modèle démocratique en proie aux « forces d’éclatement » internes mais disposant toujours d’une carte sud-américaine aujourd’hui en réserve. Les auteurs terminent par un rapide tour d’horizon des rapports entre l’Europe et chacun des autres continents, ce qui tend à faire de « notre vieux continent » le pivot du monde de demain.

On regrettera le choix éditorial des cartes bicolores, le vert rendant évidemment leur reproduction difficile. On pourra également émettre des réserves sur le peu de place laissée à ce qui n’est pas Union Européenne, en particulier la Suisse ou la Turquie. Ce sont là deux petits points bien minimes par rapport à l’intérêt général de cet ouvrage. Il pourra rejoindre les étagères des C.D.I. où il servira de manuel de base, voire de référence, sur l’Europe. Sa lecture agréable et aisée, y compris sur des questions très pointues, la diversité des dossiers, son extrême sérieux dans les arguments et sa prudente objectivité dans ses analyses sont les qualités premières de l’ouvrage.

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