Théophile Pennequin, s’il a laissé peu de traces dans la mémoire de l’aventure coloniale, a joué un rôle pacificateur à Madagascar puis en Indochine. C’est l’enquête minutieuse de Jean-François Klein qui est rapportée dans cet ouvrage : l’itinéraire d’un soldat, ouvert aux populations qu’il côtoie, qu’il respecte et dont il apprend la langue. C ‘est aussi un théoricien de la pacification, une approche pionnière des guerres asymétriques, à contre courant des idées de son époque, un indigénophile conscient des limites de la politique coloniale.
Jean-François Klein, spécialiste de l’expansion française publie ici une version remaniée de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, soutenu en Sorbonne en 2014.
L’ouvrage, construit en trois parties chronologiques, mêle le récit précis et documenté de l’homme, la présentation de la situation militaire, politique à chaque étape de sa vie et les approches théoriques de la stratégie mise en œuvre et pensée par Pennequin ainsi que le contexte local et français.
Cette recension respecte les choix orthographiques de l’auteur pour les noms locaux.
Aux racines de l’homme et du soldat
Né en 1849 à Toulon dans la petite bourgeoisie Théophile Daniel Noël Pennequin ne semblait pas destiné à la carrière militaire. Élève studieux le jeune homme entre à Saint Cyr en 1868 dans la même promotion que Galliéni. Il en sort sous-lieutenant du 4e Régiment de l’Infanterie de Marine en pleine guerre de 1870.
L’auteur retrace en détaille des débuts de carrière laborieux. Il relate les combats de 1870 et notamment le récit que fait Pennequin de la bataille de Bazeilles (p. 46-48), une occasion d’aborder les oppositions tactiques entre l’État-major et les troupes coloniales, la « grande » et la « petite » guerre. On suit Pennequin dans ses premières affectations : Guyane, Antilles puis à partir de 1877 en Cochinchine. Le récit des premiers commandements est précis, analytique.
Après une présentation de la colonie d’extrême-orient : les inspecteurs des affaires indigènes, la place des différentes ethnies et pouvoirs locaux, les intérêts économiques des Français, on suit le soldat qui apprend le vietnamien sur le terrain : envoyé à Hanoï il est confronté à la complexité des alliances entre Chinois et Vietnamiens puis à Saïgon où il doit diriger la milice indigène. C’est ce dernier rôle qui amorce sa réflexion sur l’utilisation militaire des autochtones (tirailleurs annamites).
Cette première expérience convainc, le désormais capitaine Pennequin, de l’attrait d’une carrière outre-mer.
Le tacticien
Madagascar, le maître de la guerre
Comme dans la première partie l’auteur mêle la description de la situation locale, les choix politiques et le récit de l’action de Pennequin qui est chargé de la formation des tirailleurs Sakalavas. A Madagacar comme en Asie la faiblesse des forces coloniales impose de s’appuyer sur des troupes indigènes pour conquérir ou pacifier une région.
Comme en Asie Pennequin apprend la langue de ses soldats. S’il les forme, il apprend d’eux les techniques locales de la guerre, ce que montre le récit de sa campagne. Il défend l’idée d’une violence nécessaire mais contrôlée tout en épargnant le plus possible les vies humaines. Il fait preuve de tactique dans les combats contre les Mérinas.
Politiquement il soutient l’autonomie des Sakalavas, propose un protectorat sur leur royaume face à la domination Mérina (Tananarive) et voit les Sakalavas en soutien de l’administration française dans la Grande Île. Si pour Pennequin l’indigène est au centre, pour Galliéni c’est le contraire, il est lâché par la hiérarchie malgré le soutien du député de la Réunion François de Mahy. Les négociations avec le royaume Mérina débouchent sur la reconnaissance de la souveraineté sur toute l’île en échange du protectorat français et de la base de Diégo-Suarez ; les royaumes du nord comme les Sakalavas sont soumis à Tananarive.
L’imbroglio de la Haute-Région tonkinoise 1887-1888
Pennequin est confronté à la résistance du Cân Vuong, des Pavillons Noirs et des « pirates chinois » qui combattent les lourdes colonnes coloniales du protectorat qui sèment la terreur dans la population et sont décimées par les fièvres. L’auteur évoque en en parallèle les œuvres des sinologues comme Léon de Rosny ou des explorateurs comme Hervey de Saint-Denys (Mékong) ou Francis Garnier (Fleuve Rouge). Il rappelle la situation aux marges de l’empire de Hué et les difficultés à établir des relations commerciales avec la Chine, une situation géopolitique rendue encore plus complexe par la concurrence avec les Anglais installés en Birmanie.
Jean-François Klein décrit en détail les différentes influences, vassalités, oppositions et résistances dans les années 1880 à partir notamment des rapports des militaires français, la rivalité franco-siamoise entre Mékong et Rivière Noir (carte dans l’encart central). On voit aussi le jeu des autorités françaises : diplomatique du Vice-consul à Luang Prabang Auguste Pavie et militaire de Pennequin à Son La, au carrefour entre la Haute-Birmanie, la frontière chinoise, le delta du Fleuve Rouge et le royaume Lao.
La stratégie Pavie / Pennequin vise à conquérir les cœurs par la persuasion plutôt que par les armes pour défendre cette région contre les prétentions siamoises. Pour celui que les méandres de cette histoire intéresse il faut lire les pages qui consacre l’auteur.
Fin 1888 c’est la prise d’un site plus connu comme défaite majeure de la décolonisation : Diên Biên Phû.
Le stratège
Précurseur de la « guerre des races » ?
Fort de son expérience malgache Pennequin poursuit sa manière plus diplomatique que militaire d’exercer son commandement sur les Haates Terres tonkinoises, les Douze Châu : connaissance des langues locales, monographies des villages attendues de ses officiers de renseignement, organisation des tirailleurs montagnards qui permet le ralliement des Muongs. Il appuie aussi sa politique sur l’économie.
Malgré des succès et le soutien de Jules Ferry, l’officier est diversement apprécié par sa hiérarchie.
Son idée d’une pacification est fondée sur un profond respect des populations locales et plus spécialement des femmes. Il suit les traditions de la cour de Hué dans ses relations avec les Muong et les Tay. Il construit une forme de doctrine socio-politico-militaire et d’ethnographie stratégique qui, si elles s’appuient sur une bonne connaissance des groupes qu’il administre, à l’inconvénient de les fixer dans une immuabilité culturelle ; savoir gérer les différences, s’en servir en créant des milices villageoises d’auto-défense, en s’appuyant sur les commerçants chinois. Il soutient les ethnies des Hautes Terres contre l’immixtion vietnamienne et s’oppose aux administrateurs civils qui soutiennent le pouvoir vietnamien. Paris craint le pouvoir des chefs militaires sur des territoires lointains, Pennequin est remplacé en janvier 1890 par un résident civil. Malgré l’insurrection du Cân Vuong, le Tonkin est déclaré pacifié, les troupes de Marine rembarquent et ainsi les frais seront moindre pour la métropole
On suit Pennequin dans une nouvelle mission à Pou-Fang. La présentation des soutiens qui le défendent auprès du Sous-secrétaire d’Etat aux Colonies permet, grâce à de nombreuses citations, d’esquisser une méthode de pacification franco-chinoise.
Le Colonel Pen et les territoires militaires 1890-1893
Relater la carrière de Pennequin c’est aussi présenter quelques portraits civils ou militaires de ses interlocuteurs.
1891, le nouveau Gouverneur général en Indochine est un inconditionnel de la politique d’assimilation. L’affaire de Chô Bo montre les errements de la gestion des relations avec les populations locales.
Pennequin est de retour au Tonkin, il reprend ses fonctions dans les territoires de la Haute Région qu’il connaît bien et où il va appliquer sa théorie qui conjugue action militaire ;, politique et économie et s’inspire de l’action de l’armée britannique des Indes (Indian Staff Corps). Pour l’auteur, Pennequin est un « aventurier colonial moderne au sens qu’en a donné Sylvain Venayre dans Histoire de la virilitépubliée au Seuil en 2011 Sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello : L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières, Tome 1 ; Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, Tome 2 ; La virilité en crise ? XXe-XXIe siècle, Tome 3.
Conscient de la vietnamisation rampante des plateaux, Pennequin cherche à défendre les populations montagnardes (Muongs Tais, Mans) qu’il côtoie depuis longtemps et avec lesquelles il a construit une relation de confiance.
Les dangers de la politique 1894-1916
Pennequin connaît une courte traversée du désert quand Gallieni, meilleur communicant et soutenu par le « parti colonial », lui est préféré pour poursuivre la pacification de l’Indochine.
C’est, pour Pennequin une période de conférences qui permettent à Jean-François Klein d’analyser ses théories et les usages qu’en ont faits Gallieni et Lyautey.
Pennequin retourne au Tonkin en 1896 avec mission de contribuer à la délimitation de la frontière avec la Chine avant un retour à Madagascar (1899-1900) comme Général.
C’est l’occasion pour l’auteur de rappeler à grands traits l’évolution de la situation depuis le départ de son personnage en 1886 et les erreurs de Gallieni pour qui la pacification repose sur la sécurité, l’obéissance et l’impôt, un Gallieni très critiqué par Jean-François Klein notamment pour ses méthodes brutales.
Le récit de la campagne de Pennequin montre sa méthode, sa connaissance du pays, son action pour mettre sur pied une armée nationale malgache d’indigènes appelés à servir près de chez eux. Il engage des réformes : code de l’indigénat, action économique qui lui attirent l’hostilité des commerçants français installés dans la Grande Île.
En 1902, de retour en France, il intègre le Comité technique des troupes coloniales avant de repartir, dès, 1904 en Cochinchine pour développer les moyens de défense de la colonie. Il intervient au Cambodge et met en œuvre la « guerre des races » en exploitant le ressentiment des Khmers envers le Siam. La période est marquée par la victoire japonaise contre les Russes qui favorise l’émergence d’un sentiment nationaliste dans tout le Sud-Est asiatique. C’est aussi le moment où en métropole, dans une Europe où montent les tensions diplomatiques, on s’inquiète de la baisse des effectifs militaires et que se développe l’idée de recrutement dans les colonies : la Force Noire de Mangin, l’Armée jaune que Pennequin est chargé de mettre sur pied alors que se réveille le nationalisme vietnamien.
A la veille de la Première Guerre on retrouve l’homme convaincu du respect des populations face à la répression brutale des révoltes, son opposition à Gallieni est totale dans le débat français sur les colonies. Son armée jaune n’est pas identique aux projets de Mangin, Pennequin veut en faire un outil d’éducation pour forger une nation vietnamienne face aux menaces japonaise et chinoise. Il prône de s’appuyer sur les Lettrés modernistes et serait favorable à la citoyenneté française pour les habitants comme à Pondichéry. L’auteur développe, à partir d’extraits, le projet de Pennequin qui provoque un typhon dans les milieux politiques. Il est congédié en février 1913.
Jusqu’à sa mort l’homme demeure l’aventurier de sa jeunesse, le militaire atypique et peu obéissant qu’il a toujours été.