Cette vogue de recensement des savoirs historiques touche aussi la lexicologie, qui se trouve associée ici au dynamisme des études comtoises – on pense aux travaux de Paul Delsalle sur la Franche-Comté sous Charles Quint, aux thèses de François Pernot sur cette province sous souveraineté espagnole et de Gérard Louis sur la Comté pendant la guerre de Trente Ans ; le résultat se concrétise par la réalisation d’un lexique propre à cette région pour la période de souveraineté des Habsbourg, entre 1493 et 1674, cette dernière date correspondant à l’occupation de la Franche-Comté par les rois de France.Dans ce volume, l’auteur recueille les fruits d’un patient travail de fréquentation des archives comtoises ; il réalise un recueil des termes historiques regroupant environ 3000 mots. Il ne se contente pas de les définir, puisqu’il les replace souvent dans leur contexte grâce à l’emploi de citations extraites des archives locales.
L’introduction à ce lexique souligne la plasticité d’une langue et de ses variations dans le temps. P. Delsalle s’intéresse au patois comtois pratiqué durant les deux premiers siècles de l’époque moderne. Est-il nécessaire de rappeler que les habitants de Franche-Comté (c’est-à-dire de la Comté de Bourgogne, le duché étant sous souveraineté française) se qualifiaient non pas de Comtois, mais bien de Bourguignons et que leur langue n’a jamais été l’espagnol ou l’allemand, malgré la domination des Habsbourg, que ce soit pour la Comté elle-même ou bien pour les terres impériales ? L’auteur l’évoque quand il mentionne le fait qu’en 1628 la cité impériale de Besançon reste la dernière ville du Saint Empire à pratiquer le « langaige françois ».
Les analyses linguistiques permettent de distinguer différents patois, dont le wallon du comtois, même si des ressemblances très importantes sont évidentes dans les documents écrits conservés aux archive, d’autant plus que le patois comtois n’apparaît formalisé et rédigé que tardivement : le plus ancien texte connu en comtois date de 1668, et il est intitulé Dialogue de Porte Noire et de Pilory sur la prise de Besançon par les Français. P. Delsalle souligne cette simultanéité entre l’occupation française et la fixation écrite de la langue comtoise et s’interroge sur l’existence ou l’absence d’une résistance linguistique à l’occupation française. Le vocabulaire de l’époque souligne nettement les délimitations politiques : le terme de Pays-Bas était utilisé pour qualifier les Pays-d’en-haut, qualifiés aussi de Pays de par deçà (les Flandres avec le centre bruxellois), alors que la Comté se désignait par l’expression de Pays de par delà.Dans ce lexique, le plus intéressant réside dans la lecture des termes, des définitions qui en sont données et des citations qui les illustrent. On pressent les potentialités lexicales et la polysémie des mots. Leurs usages varient dans le temps et d’une région à l’autre, à l’intérieur même de la Comté, entre les XVIe et XVIIe siècles. Les orthographes se brouillent, la grammaire est très incertaine : on devine ces mots, on pense les maîtriser après les avoir lus, mais leur sonorité et la poésie de la phrase resurgissent et déroutent le lecteur dont les certitudes retombent. Ce que l’on croit comprendre se trouve dévié par « le sens commun » d’une époque révolue. Dès lors, il est nécessaire d’adopter la démarche naïve et infantile de l’innocence devant le mot : il faut l’aimer pour ce qu’il est, pour sa sonorité, pour ses évocations autant que pour ce qu’il peut signifier. Ainsi qui n’aimerait caignarder un peu, c’est-à-dire paresser, alors que la garrulation désigne le mauvais bavardage médisant et, les stéréotypes n’étant pas loin, la garrulante est donc la femme hargneuse… Bien entendu, le fait d’écouter les mots n’interdit en rien d’en faire un usage savant, ce que l’outil proposé Paul Delsalle nous permet.
De nombreuses entrées expriment des équivalences de poids, de mesures et de monnaies. La valeur de l’écu est donnée en franc de la Comté, le ducat prend parfois le nom de chequin et, fort logiquement, le quardecuz représente un quart d’écu. Le penal ne doit pas être confondu avec un terme judiciaire puisqu’il s’agit d’une mesure de capacité pour les céréales dont l’auteur établit sa valeur dans une douzaine de lieux de la province et qui fluctue entre vingt et quarante livres. Et lorsque Paul Delsalle ne peut établir précisément la signification d’un terme, il l’indique fort clairement. Ainsi, apprend-on que le bichet ou bichot est une autre mesure de capacité pour les « grains, pour le vin ou pour la chaux, selon les lieux ».
Le vocabulaire autour de l’alimentation est très présent et renseigne sur les pratiques culinaires et les techniques alimentaires : le bresi est une viande de bœuf séchée et fumée, les bressaudes sont des croûtes de gras fondu. Les oflanges ou afflanges sont des sortes de flan, de pain aux œufs. En revanche, il ne faut pas confondre l’écrevisse avec l’animal, même si la parenté est évidente : début XVIe siècle, « une écrevisse est une cuirasse formée d’écailles qui protège le corps ».
Le vocabulaire animal passe de la basse-cour à la chasse, depuis la géline, gélinotte ou galinette pour désigner les poules même si le premier terme est parfois utilisé comme un étalon fiscal afin de fixer les redevances seigneuriales jusqu’au garenne, qui est certainement l’animal, mais qui désigne par extension l’espace aménagé pour l’élevage des lapins. Quant au fucheau, il englobe l’ensemble du troupeau (« il y aura fucheau de bêtes de charrue » 1515).
Les sphères sociales et économiques sont bien représentées, et l’auteur leur consacre plusieurs articles. L’hôtel représente la famille et le feu, et le chef d’hôtel est, le plus souvent, le chef de famille. Dans cet ordre d’idées, les domestiques ne sont pas automatiquement des serviteurs, mais aussi des membres de la maison. Le terme de futeur (futur conjoint) rappelle l’importance des promesses matrimoniales au sein des familles, et les lettres de recedo, délivrées par le curé pour autoriser un paroissien à se marier dans une autre paroisse, évoquent clairement le poids de l’endogamie dans ces sociétés essentiellement rurales d’Ancien Régime. Les réageants sont les habitants d’une communauté sachant que le réage ou roiage est une pièce de terre. Le lien à la terre est aussi manifeste avec la qualification du terrassier par les termes de terraillon ou tarraillon. Avec la présence de la ville de Salins, les termes pour qualifier les ouvrières sont nombreux depuis la metarry, la métatrix ou la tirari qui utilisent chacune des instruments spécifiques pour extraire le sel.
Dans le domaine fiscal, nombre d’articles sont mentionnés parmi lesquels on peut noter le don gratuit, la taille ou le terrage, qui est un impôt en nature comparable à une dîme laïque.
Dans la sphère politique, Paul Delsalle recense chronologiquement les gouverneurs des Pays-Bas et ceux de la province de Franche-Comté qui en dépendent. Ces derniers, nommés par les comtes de Bourgogne (les Habsbourg), sont tous natifs de la province jusqu’en 1671. Sous l’expression de bons personnages, les contemporains mentionnaient les conseillers écoutés du souverain, alors que divers droits cités permettent de retracer les prérogatives héritées du comté de Bourgogne, comme le droit de gardienneté par lequel depuis 1451 ledit comte disposait d’un capitaine et d’un juge défendant les intérêts de la Comté dans la ville impériale de Besancon.
Bien d’autres termes sont présents, dans les domaines agricoles, religieux ou techniques. On peut relever celui de mouchoirs qu’on ne doit pas confondre avec l’objet utilisé pour se moucher, puisque ces mouchoirs là tuent : à l’occasion d’un édit du parlement de Dole sur le port d’armes en 1626, on apprend que ce sont « de petitz pistoletz communement appelez bidetz ou mouchoirs ».
En plus du lexique proprement dit, cet ouvrage est doté de plusieurs cartes de la Franche-Comté, de ses bailliages, de la gruerie de Dole, de la terre de Lure, ainsi que de reproduction de divers sceaux, d’une rose des vents et des noms qui y sont attachés.
Enfin, un « calendrier almanach » regroupe les fêtes religieuses du calendrier liturgique (avec les date de Pâques de 1500 à 1678) et les principales fêtes des saints (le sanctoral).
Doté d’un tel instrument de travail, les chercheurs et historiens amateurs peuvent dorénavant se plonger avec plus d’aisance dans les fonds des archives comtoises.
Alain Hugon / C.R.H.Q
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