Alexander Münninghof est un journaliste néerlandais, qui a publié ce livre aux Pays-Bas en 2014. Cette « chronique familiale » connait un large succès, aux Pays-Bas, déjà vendue à plus de 150 000 exemplaires, et en attente d’une adaptation cinématographique. L’ouvrage a été couronné par le prix Libris, prestigieux aux Pays-Bas, qui récompense un ouvrage historique accessible au grand public. Les éditions Payot en proposent aujourd’hui la traduction française, par Philippe Noble.

 

Un ouvrage passionnant

Difficile de poser le livre avant d’avoir lu les 44 courts chapitres qui le composent et qui s’enchainent, sans titres. Quelle histoire ! Roman historique, récit de guerre, roman d’espionnage, saga familiale, qui vous transporte, des années 1930 aux années 1990, en Lettonie, en Russie, en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, avec profusion de personnages, tous peints avec talent. Mais ce n’est pas un roman. Le prix Libris récompense un récit de non fiction. L’auteur raconte l’histoire de sa famille, et quelle famille ! L’auteur organise son récit autour de quatre personnages principaux. Son grand-père d’abord, le « vieux », puissant industriel aux multiples réseaux qui règne sur la famille ; son père ensuite, fasciné par le nazisme, engagé dans les Waffen SS, incapable d’assumer la puissance du « vieux » et les réalités de la vie ; sa mère, méprisée, rejetée et chassée par le patriarche, abandonnée, trompée et trahie par son mari ; l’auteur lui-même enfin, ignoré par son père, enlevé par la force à sa mère sur ordre du patriarche, car il est le dernier héritier du nom de Münninghoff.

Une histoire vraie sous forme romancée

Ses quatre personnages constituent l’allée centrale d’une vaste composition dont les nombreux autres membres de la famille empruntent des itinéraires adjacents qui se croisent pour composer un ensemble dont on ne perçoit la structure complexe qu’à mesure de notre progression. Les rebondissements de cette histoire familiale sont trop nombreux pour que ce compte-rendu propose un aperçu précis de son contenu, qui ne pourrait que nuire au plaisir de sa lecture. Il voudrait simplement donner envie de le lire en sachant où l’on va. Ouvrage historique donc, on nous l’affirme. Et après avoir entendu l’auteur dans l’émission de Jean Lebrun sur France Inter (Le grand témoin du Vendredi, 2 février 2018), on ne peut en douter. La 4e de couverture nous affirme que l’auteur « a travaillé des décennies durant, fouillant les archives ainsi que la mémoire des vivants et des morts » On aurait aimé cependant qu’il consacre quelques pages à exposer sa méthode et à éclairer ses sources. On comprend au fil de la lecture qu’il a disposé d’archives, de correspondances et qu’il a recueilli des témoignages. Il a opté pour le récit, sans notes, dans un style fluide et agréable, avec reconstitution des dialogues. On lui fera donc crédit de la véracité du contenu, tout en soulignant la forme romancée. Et on plongera dans les eaux, souvent troubles de cette saga familiale.

Néerlandais, le grand père construit un empire industriel en Lettonie

Johannes Münninghof a quitté sa Hollande natale pour s’installer à Riga où il a épousé en 1919 une jeune comtesse russe, Erica Fanny von Schuymacher. Il est assez aisé et s’intègre dans la colonie étrangère de Lettonie, dominée par des commerçants allemands, scandinaves et néerlandais. Son sens des affaires et ses relations avec le président de Lettonie dont il a financé la campagne et permis l’élection en 1934, lui permettent d’édifier un véritable empire industriel et commercial : une boulangerie industrielle, des scieries, une cimenterie, des filatures, une petite flotte commerciale, une banque privée, une maison de commerce. Il est devenu en 1939 un des personnages les plus riches et puissants de Lettonie. Sa luxueuse villa est un lieu de fêtes permanentes. Son épouse fréquente la Côte-d’Azur où elle mène une vie dissolue et fastueuse.

Johannes Münninghof a d’assez puissantes relations pour être informé des clauses secrètes du pacte germano-soviétique, et donc de la prochaine invasion de la Lettonie par les Soviétiques. Il sait que sa famille sera considérée comme des capitalistes étrangers, que ses biens seront saisis et qu’ils seront probablement exécutés. Le 29 août 1939, toute la famille émigre en urgence aux Pays-Bas et s’installe à Voorburg, dans la maison de son frère. Au cours de trois voyages à haut risque en Lettonie, bénéficiant d’une escorte fournie par son ami le président, il s’efforce de sauver tout ce qui peut l’être, de ses multiples entreprises lettones. Pour les mêmes raisons, il voyage en Angleterre, où il prend contact avec l’Intelligence Service, à la recherche de renseignements sur la situation aux marges de l’URSS, et qui l’enregistre comme un contact fiable aux Pays-Bas.

Méprisant les Pays-Bas, son fils s’engage dans les SS et combat sur le front russe

Il a cinq enfants dont Frans est l’aîné. Il l’envoie faire une scolarité dans un couvent des Pays-Bas afin qu’il s’imprègne de l’identité hollandaise et de la religion catholique. Frans en conçoit du mépris puis de la haine pour ce « petit pays de rien du tout », qui le conduisent assez vite vers une admiration pour l’Allemagne, puis pour Hitler et le nazisme. Sa scolarité est déplorable : des résultats calamiteux accompagnés d’une agitation cryptofasciste. Seule la puissance et l’influence de son père, qui a ses entrées dans les milieux catholiques jusqu’au Vatican depuis qu’il a financé la construction d’une église, permettent à Frans de ne pas être exclu des écoles qu’il fréquente. Durant les vacances de 1937, à Riga, Franz tombe éperdument amoureux de Wera Lemke, dont la mère était russe, et qui a passé huit ans en Angleterre.
Frans se soustrait à la vie familiale et s’installe à Utrecht. La guerre, la défaite et l’occupation des Pays-Bas qu’il méprise, sont pour lui une opportunité exaltante de se battre aux côtés aux côtés des Allemands, qu’il admire. En octobre 1940 il s’engage dans les SS, à la Haye. Il gagne alors Posen, chef lieu du Warthegau, la partie occidentale de la Pologne annexée au Reich. Il y retrouve Wera, lui promet de l’épouser et part pour le front russe, sous l’uniforme des Waffen SS. D’abord interprète, il demande sa mutation dans une unité combattante en première ligne.

Une traversée opportuniste des années de guerre

« Le vieux » a réussi à reconstituer une activité commerciale et industrielle lucrative, en activant ses anciens contacts, aux Pays-Bas et en Allemagne. Il est furieux de l’engagement de son fils car il n’a que mépris pour Hitler et le nazisme et se sent néerlandais. Néanmoins Frans devient un atout qu’il cache dans sa manche et abat le cas échéant, dans ses pourparlers avec l’occupant. Il navigue assez bien pour pouvoir coopérer avec les Allemands, tout en gardant des contacts avec les Alliés afin de pouvoir, la paix revenue, aborder la phase de reconstruction, sans qu’on puisse avoir le moindre doute sur son patriotisme ! Ses bonnes relations avec l’occupant s’accompagnent de contacts suivis avec les officiers qui complotent contre Hitler. Bien sûr il sert la résistance néerlandaise, cache des clandestins. Soupçonné, il sera arrêté, et libéré sur l’intervention de ses amis allemands antihitlériens. On le voit l’homme est très fort ! En affaire tout autant : il a obtenu la licence d’un gazogène d’origine suédoise qui fonctionne avec de la tourbe et qu’il assemble dans son usine de La Haye. Cette production étant considérée par les Allemands comme stratégique, il a l’autorisation de voyager librement vers la Suède. A Stockholm il fournit à l’Intelligence Service des renseignements sur l’opposition à Hitler qu’il se procure auprès de ses amis officiers allemands antinazis. En juillet 1944, il est chargé d’organiser l’exfiltration vers Londres d’un haut fonctionnaire néerlandais, chargé des questions économiques de la reconstruction.

Effacer le passé nazi du fils

Frans épouse Wera le 11 mai 1942. Son père lui a interdit de se présenter au domicile familial en uniforme SS. Frans continue la guerre, échappe de peu au peloton d’exécution pour avoir permis l’évasion d’un prisonnier russe, est blessé par deux fois, voit ses camarades mourir au combat, retrouve son épouse lors d’une permission. Son fils, Alexander, l’auteur du livre, nait le 13 avril 1944, à Posen, entre deux bombardements américains. Aux yeux du « vieux », Alexander est le dernier héritier mâle, « l’héritier du nom » des Müninghoff. Il entend sauver cette branche de l’arbre généalogique, et prend, au début de l’été 1944, la décision de faire venir Wera et son fils aux Pays-Bas. Un des frères de Frans, le préféré du « vieux », fait un aller-retour de 2000 km dans les zones de combat pour conduire à bon port la progéniture désirée. Le « vieux » n’a jamais accepté que son fils n’épouse pas une néerlandaise. Il n’accepte pas que Wera soit la femme de son fils. Mais elle est la mère de « l’héritier du nom », et pour cette seule raison, elle est tolérée dans la maison familiale. D’autant plus que Frans a disparu et qu’on peut le croire mort.

Mais il réapparait le 1er juin 1945. Il avait déserté des SS et s’était caché quelques temps chez un oncle (la famille est immense !). Le « vieux » lui réserve un accueil glacial. Il le méprise, d’autant plus qu’il le sait incapable de reprendre sa succession, et qu’il se sait lui-même atteint d’un cancer. Mais il porte son nom, et pour la bonne réputation de la famille, il importe de gommer tout ce qui peut avoir des relents de nazisme. Profondément marqué par la guerre, Frans ne supporte plus son épouse, et quitte le domicile familial. Il va alors naviguer en eaux troubles, fréquenter des escrocs qui l’enfoncent de plus en plus profond dans des affaires qui franchissent souvent les limites de la légalité, le trafic d’armes en particulier. Très naïf, rêveur, buveur, irréaliste, Frans est toujours le dindon de la farce. Il rencontre une jeune femme, le coup de foudre est mutuel. Ils sont tous les deux mariés, peu importe ils s’installent à Bruxelles pour filer le parfait amour.

Les choses tournent mal. Frans est arrêté pour trafic d’armes en septembre 1946, remis à la police néerlandaise, et incarcéré. D’autre part un mandat d’arrêt a été lancé contre lui pour service armé au profit d’une puissance étrangère. Il risque gros, et le nom de Münninghoff va faire la une des journaux. Pour le « vieux », il n’en est pas question Il y a réfléchi depuis longtemps. Il déploie ses manœuvres vers les filières catholiques d’exfiltration des anciens SS vers l’Amérique du Sud. Il s’agit de convaincre Frans d’accepter de partir pour le Brésil, ou la famille est aussi implantée. Frans promet ; on parvient à le faire sortir de prison ; mais il s’esquive pour retrouver son nouvel amour. Furieux mais réaliste, le « vieux » a un plan B. Il recrute deux grands avocats qui vont travailler en contact avec des membres du ministère de la justice du gouvernement néerlandais au sein duquel le « vieux » compte de nombreux amis. Les manœuvres sont tortueuses, la morale n y trouve pas son compte, mais Frans bénéficie d’un non lieu et le 30 janvier 1948, il est libre, après seulement 10 mois de détention.

Accaparer le petit-fils, « l’héritier du nom », par de sombres manoeuvres

Pour Wera, les événements prennent alors un tour dramatique. Elle est seulement tolérée dans la maison familiale. L’objectif du « vieux » est de la chasser et de garder l’enfant. Il applique son plan avec une froide détermination. Dans un premier temps il fait prononcer le divorce entre Frans et Wera. Mais elle obtient la garde de l’enfant. Par de sombres manœuvres il l’oblige à quitter son domicile, la réduisant à la précarité. Il engage alors des détectives privés chargés de monter un dossier à charge, visant à prouver qu’elle n’a pas les moyens d‘élever dignement son fils, et qu’elle mène une vie dissolue. Il engage une seconde action en justice, et obtient sur la foi de ce dossier, que la garde de l’enfant soit retirée à la mère et confiée à Frans, qui ne s’est jamais intéressé à son fils. Wera a tout perdu.

Elle refuse d’abandonner son fils ; elle fuit ; retrouve un emploi dans une base américaine, se cache et vit avec son fils. Mais le « vieux » n’a pas dit son dernier mot. Il engage un couple qui vient enlever l’enfant sur un terrain de jeu et le conduit chez son grand-père où toute la famille réunie, y compris son père et sa nouvelle amie, fête le retour de « l’héritier du nom ». Alexander sera élevé par ce père qui n’en est pas un, et par sa seconde épouse qui, pour lui, sera presque une seconde mère. Frans échoue dans toutes ses entreprises, dilapide sa part d’héritage, trahit sa seconde épouse, et refait continuellement sa campagne sur le front russe en buvant force schnaps, et en affirmant n’avoir jamais commis, ni vu commettre de crimes de guerre. Alexander ne reverra plus sa mère qu’à de très rares occasions. Ils se retrouveront ; il y a encore bien des aventures à découvrir avant d’avoir refermé le livre.

Si ce livre remporte un grand succès aux Pays-Bas, c’est bien sûr parce qu’il est passionnant. Mais c’est sans doute aussi parce qu’il invite à une réflexion sur l’identité néerlandaise et sur la mémoire collective des années noires.

© Joël Drogland