L’édition originale de cet ouvrage date de 1987. L’auteur, historien des idées revient dans une préface inédite sur les conditions de la naissance de sa réflexion. Celle-ci est marquée par une prise de conscience de ce que l’on a pu appeler « la crise de l’histoire ».

Plusieurs historiens comme Pierre Nora ou François Furet avaient pris leurs distances avec cette école des annales qui avait exercé un magistère sur la discipline des sa naissance en 1929. Dans sa préface l’auteur reprend les débats les plus récents qui ont traversé la discipline et notamment ceux qui relevaient de la déconstruction de l’écriture historienne préconisée par Pierre Nora dans sa collection bibliothèque des histoires
Appliquant ses méthodes à sa propre histoire, l’école des Annales se définit comme une école de longue durée. Elle revendique la continuité, la permanence qui unit dans un même mouvement les combats pour l’histoire d’un Lucien Febvre et l’histoire en miettes de Pierre Nora.

L’école des Annales affirme son appartenance à un groupe qui a déjà derrière lui un passé et à son actif ses oeuvres, ses apports successifs, cela permet de consolider ses positions de pouvoir, de renforcer les structures institutionnelles qui font la force des Annales face à des sciences humaines plus jeunes, moins ancrées dans les appareils de pouvoir.
On peut être surpris par cette analyse de l’auteur qui fait de l’école des Annales une machine de conquête. Pourtant, lorsque l’on pense au fonctionnement de l’université, on peut parfois s’interroger.

François Dosse insiste d’ailleurs sur une affirmation identitaire présentée comme un impératif stratégique.
Il y a eu pourtant plusieurs périodes dans cette histoire : Entre les Annales des années trente et celles des années quatre-vingt, on peut repérer un certain nombre de continuités et de discontinuités.

Entre résistances au marxisme…

Du côté des continuités, la négation du politique, la captation des sciences sociales, de tout ce qui se donne comme nouveau, une même référence à l’histoire-problème, une même troisième voie entre l’histoire traditionnelle historiciste et le marxisme. Les Annales ont été un pôle de résistance au marxisme et un substitut à celui-ci : non idéologie mais mentalité, non matérialisme mais matérialité, non dialectique mais structure…
Elles se sont aussi adaptées à la modernité, dans les années trente, par une lecture économique des évolutions. Dans les années quatre-vingt alors que le pouvoir dominant s’est déplacé vers les médias, le discours socioculturel des Annales s’adapte alors au discours dominant de la société et se double d’un investissement systématique des positions de pouvoir médiatiques, d’une stratégie de conquête pour contrôler les lieux de décision en matière de diffusion, de commercialisation de la production historique.
Les Annales ont pu reprendre à leur compte le passage d’une histoire géo-économique à une histoire des mentalités ou l’histoire culturelle. L’histoire a été la science du changement pour Marc Bloch et Lucien Febvre, elle devient « presque immobile » pour Fernand Braudel, et finit par devenir « immobile » avec Emmanuel Le Roy Ladurie en 1973 au moment où il prend la succession de Fernand Braudel au Collège de France.
L’auteur devient alors beaucoup plus critique, en reprochant l’abandon de toute dialectique entre passé-présent et avenir. L’histoire n’est plus alors considérée comme le lieu de l’éclairage du contemporain.
C’est ici que l’on peut parler de cette histoire en miettes, avec la déconstruction du savoir historique, la fin de toute perspective globalisante, non plus l’histoire, mais les histoires.
Peut-être pourrait-on s’interroger alors, lorsque l’on est soi-même enseignant, et que l’on est en charge, non seulement de produire des analyses historiques, mais de les transmettre, sur les finalités de cette déconstruction des savoirs historiques.

… et dilution de la finalité

Peut-on parler aujourd’hui d’une histoire totale, ou d’une histoire globale, à la suite de Lucien Febvre et de Marc Bloch, lorsque l’on se plaît aujourd’hui à multiplier « les histoires », histoires concurrentes parfois, souvent partielles, et parfois partiales. La concurrence des histoires, surtout lorsqu’elle s’appuie sur des mémoires n’est pas très loin !
On peut opposer à cette logique la volonté de conserver à l’histoire son ambition à la synthèse, à l’articulation des divers niveaux du réel, à une dialectique des temps courts et longs.
L’école des Annales a pu réaliser plusieurs synthèses. Elle a pu récupérer dans les années trente l’école géographique vidalienne, la sociologie durkheimienne et la psychohistoire. Elle a pu annexer la statistique et de la démographie, puis dans les années soixante/soixante-dix, l’ethnologie et l’anthropologie.
Pour François Dosse les Annales de la dernière génération ont produit une écriture historienne plus descriptive qu’explicative, plus positiviste et empirique que scientifique. Peut-être qu’à ce moment-là, l’école historiciste est en train de prendre sa revanche. Peut-être aussi que cette tentation de se fondre dans un bruissement multiforme permet de mieux investir le terrain médiatique ?
L’histoire a toujours été liée aux pouvoirs. Cela était vrai de toutes les écoles historiques. La force des Annales est d’avoir réussi à coller aux nouveaux pouvoirs du XXe siècle, différents de ceux du passé.
La fracture interne majeure qui traverse le discours annaliste oppose les tenants d’une histoire en miettes, d’une histoire qui s’alignerait sur chacune des procédures des sciences sociales, et les tenants d’une histoire totale, enrichie de l’apport des sciences sociales mais préservant le socle historique, son ambition globalisante. Le premier discours est celui de l’essentiel du noyau dominant, il occupe une position centrale, l’essentiel du dispositif de pouvoir de l’école. Cette dilution de l’histoire dans les sciences sociales, Jacques Le Goff l’envisage comme l’une des trois éventualités pour l’avenir : une pan-histoire ayant absorbé toutes les sciences humaines. Dans ce conflit d’intérêts opposant depuis le début du siècle l’histoire, discipline plus ancienne et légitime, aux nouvelles disciplines sociales, l’histoire, grace aux Annales, aurait réussi à dominer, à fédérer l’ensemble, mais au prix de sa dilution, de sa perte d’identité.
C’est une autre voie que préconise un second courant annaliste, proche du marxisme tout en reconnaissant la valeur stimulatrice des orientations fondatrices de l’école des Annales. Ce courant d’historiens met en garde contre les dangers du morcellement de l’histoire et insiste sur le nécessaire travail de synthèse, surtout à un moment où la spécialisation s’accentue. Ils sont nombreux ceux qui dans l’école des Annales restent partisans, fidèles en cela à la première génération, d’une histoire totale. Ils voient dans une démarche totalisatrice le fondement même de la spécificité historienne.
Pour François Dosse, ces historiens partisans d’une histoire globale sont aujourd’hui les véritables porteurs du renouvellement du discours historien, d’une vraie nouvelle histoire.
La renaissance d’un discours historique passe par la résurrection de ce qui a été rejeté depuis le début de l’école des Annales : l’événement. Ce refoulement de l’événement conduit l’histoire sur le chemin de la dilution de ce qui fonde sa spécificité, sa fonction. Elle est la seule pratique à pouvoir saisir la dialectique du système et de l’événement, celle de la longue et courte durée, de la structure et de la conjoncture. Faut-il pour autant prôner le retour à l’événementiel ? La tentation existe avec cette réhabilitation du récit. Celui-ci peut être également construction idéologique.
Le débat existe sur la capacité de l’histoire à mettre en perspective l’événement signifiant, lié aux structures qui l’ont rendu possible. Pour l’auteur, le travail historien passe aussi par le dépassement de la coupure présent-passé, par un rapport organique entre les deux afin que la connaissance du passé serve à une meilleure intelligibilité de notre société. Il finit d’ailleurs par citer Moses Finley : « c’est le monde qu’il faut changer, pas le passé ». L’histoire redevient alors discipline de formation, instrument du changement.

Bruno Modica