consacre cet ouvrage au Comité Vel’ d’ Hiv’ 42 dont elle fut l’une des fondatrices en 1992, comité qui contribua à la reconnaissance officielle par l’ Etat des crimes de Vichy contre les Juifs.
On ne peut comprendre l’ouvrage et l’action d’ Anna Senik et des membres du Comité, sans les situer dans leur contexte. Depuis 1970, le 16 juillet, des associations juives commémoraient la rafle du Vel’ d’Hiv’. C’est aussi l’époque où, comme l’a montré Henry Rousso dans «Le syndrome de Vichy», la perception de l’histoire de la France dans la Seconde guerre mondiale se modifie profondément. Les éléments en sont connus : mise en évidence de la politique de collaboration de Vichy, en particulier grâce à « La France de Vichy» de Robert Paxton, progrès de la mémoire savante de Vichy, prise en compte de la spécificité de la persécution et de la déportation de Juifs de France et de la politique antisémite de Vichy et de sa collaboration à la déportation des Juifs, travaux de Serge Klarsfeld pour établir la liste des déportés juifs et mettre en lumière la responsabilité de Vichy, instructions judiciaires pour crimes contre l’humanité à l’ encontre du milicien Paul Touvier , mais aussi d’anciens hauts fonctionnaires de Vichy comme Bousquet secrétaire général de la police de Vichy, et Papon. L’itinéraire et l’action de François Mitterrand jouent un rôle qui n’est pas négligeable. Le fait que Mitterrand ait travaillé à Vichy était connu depuis longtemps. En revanche, sa longue amitié avec Bousquet, et le fait qu’il ait déployé de grands efforts pour freiner les instructions judiciaires dirigées contre les hauts fonctionnaires de Vichy l’étaient beaucoup moins. La fin de la présidence de Mitterrand avait été marquée par la publication, en 1992, du livre de Pierre Péan « Une jeunesse française « qui fournissait ( avec l’accord de Mitterrand ) de nombreuses précisions sur la jeunesse de Mitterrand, en particulier sur sa présence à Vichy. En 1992, l’approche des cérémonies du cinquantenaire des rafles, mais aussi le refus de certains magistrats, lors de l’instruction du cas de Paul Touvier, de reconnaître le caractère profondément antisémite du régime de Vichy, furent à l’origine de la création du Comité Vel d’Hiv 42 qui demanda la reconnaissance officielle de la responsabilité de Vichy dans la déportation des Juifs. L’appel fut publié dans « Le Monde» le 17 juin 1992. « A l’occasion du 50 ème anniversaire de la rafle du Vel’ d Hiv’, les 16 et17 juillet prochain, écrivaient les signataires, nous demandons que soit reconnu et proclamé officiellement par le président de la République, chef de l’Etat, que l’Etat français de Vichy est responsable de persécutions et de crimes contre les Juifs de France. Cet acte
symbolique est une exigence de la mémoire des victimes et de leurs descendants. C’est aussi une exigence de la mémoire collective française malade de ce non-dit. C’est enfin l’idée même de la République française, fidèle à se principe fondateurs,qui est en jeu .»
L’ appel se situait sur le terrain du politique et pouvait trouver quelques précédents
célèbres comme le fait que le chancelier allemand Willy Brandt se soit agenouillé devant le monument aux victimes du ghetto de Varsovie en 1970 ,ou les excuses présentées par le roi d’Espagne Juan Carlos pour l’expulsion des Juifs d’Espagne. L’appel provoqua un vif débat et surtout une réaction de François Mitterrand. Lors du traditionnel entretien du 14 juillet, il réaffirma la position traditionnelle des présidents de la République: »En 1940, il y eut un Etat français, c’était le régime de Vichy, ce n’était pas la République. Et c’est à cet Etat français qu’on doit demander des comptes. Ne demandez pas de comptes à cette République, elle a fait ce qu’elle devait ! «. L’attitude de François Mitterrand fut pour le moins ambigüe. Il assista, sans prendre la parole, aux commémorations de la rafle en 1992 et 1994, mais le 11 novembre 1992 , il fit déposer une gerbe sur la tombe de Pétain, provoquant l’incompréhension de l’opinion.
De son côté, le Comité Vel d’Hiv 42 poursuivit son action . En juillet 1992, il s’adressa aux parlementaires pour qu’ils mettent en œuvre une loi faisant du 16 juillet une journée nationale de commémoration. Cette demande fut entendue par le député socialiste Jean Le Garrec qui déposa une proposition de loi en ce sens. Toutefois, cette initiative fut «court-circuitée» ( un spécialiste de droit constitutionnel pourrait méditer sur les relations entre le Législatif et l’Exécutif sous la Vème République ..) par la promulgation du décret du 3 février 1993 «instituant une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « gouvernement de l’Etat français ( 1940-1944).». L’article 2 stipulait
que «chaque année, à cette date, la République organisera une cérémonie officielle à
Paris « , ainsi qu ‘au chef-lieu de chaque département. La reconnaissance officielle des crimes de Vichy par la Président de la République fut l’œuvre de Jacques Chirac dans le discours qu’il prononça le 16 juillet 1995.
L’ouvrage d’Anna Senik est ainsi un témoignage engagé sur la difficile mais nécessaire reconnaissance officielle des crimes de Vichy contre les Juifs . Cette démarche soulève la question de la place de la commémoration officielle. Certains, comme Eric Conan et Henry Rousso , cités avec une grande honnêteté intellectuelle par Anna Senik , estimaient que la mémoire collective n’avait pas besoin de la reconnaissance officielle pour connaître l’ampleur des crimes de Vichy. On peut également suivre l’analyse d’ Olivier Wieviorka dans son ouvrage « La mémoire désunie «( pp 237-242). Après avoir analysé les raisons qui militaient contre la reconnaissance, en particulier le fait que les actes juridiques de Vichy aient été considérés comme nuls, il souligne que le vote des pleins pouvoirs à Pétain ainsi que l’action de la police et de la justice dans les poursuites contre les Résistants, les Républicains et les Juifs, justifiaient une telle reconnaissance politique. « En ce sens, écrit Wieviorka, le discours de Jacques Chirac ruinait la doxa gaulliste, en affirmant que l’ Etat français avait, dans une certaine mesure, incarné la France.»Il est toutefois un point sur lequel l’ouvrage d’Anna Senik peut être discuté: celui
de la place des rafles dans la mémoire collective. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’un
évènement impensé et refoulé. qui hante la mémoire de la société française. Comme l’ont montré les historiens de la persécution et de l’opinion sous Vichy, comme Pierre Laborie, les rafles de 1942 suscitèrent une vague d’indignation et de critiques à l’égard de Vichy accusé de s’enfoncer encore plus dans la politique de collaboration. Les protestations des autorités religieuses catholiques et protestantes auprès des autorités de Vichy, montrent que la responsabilité du régime était clairement établie. Le souvenir des rafles, comme symboles de la persécution et la responsabilité de la police française étaient bien établis dans la conscience collective. Deux films du milieu des années 1970 , » Les guichets du Louvre « de Michel Mitrani», et « Monsieur Klein» de Joseph Losey, montrent l’arrestation des Juifs par des policiers français, sans que cela provoque de débat historiographique.
Ce qui était ignoré, en revanche, c’était l’ampleur de l’engagement de Laval et de
Bousquet dans l’organisation des rafles et la déportation des Juifs. Ainsi ,comme le
souligne Olivier Wieviorka, la reconnaissance par l’Etat de la réalité du régime vichyste, comme le sort tragique réservé aux Juifs de France trouve au terme d’un long chemin, l’assentiment de l’opinion et permet de s’acheminer vers une «mémoire apaisée».
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