Lionel Dupuy est professeur d’histoire-géographie dans un collège. Il a soutenu une thèse en géographie en 2009, sous la direction de Vincent Berdoulay et Jean-Yves Puyo, qui avait pour titre Géographie et imaginaire géographique dans Les Voyages extraordinaires de Jules Verne : Le Superbe Orénoque (1898). Ce travail de recherches avait conduit l’auteur à labourer les terres d’une géographie encore un peu expérimentale en France, celle de la géographie littéraire telle qu’a pu en dessiner les contours Michel Collot[1] en 2011.

L’originalité de l’ouvrage de Lionel Dupuy, dans cette perspective de géographie littéraire, vient d’une coloration apportée à son travail et qui résulte du certificat universitaire qui l’a formé et qu’il co-dirige aujourd’hui au sein de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Je veux parler du Certificat International d’Écologie Humaine. Pour reprendre les termes de présentation de cette certification telle, qu’elle est présentée sur le site de l’UPPA, il s’agit d’une « formation universitaire qui propose une approche inter/transdisciplinaire des sciences sociales et humaines avec les sciences dites exactes. (…) L’ambition du CIEH est de donner des clefs, des outils (pratiques et conceptuels) pour mettre en place cette inter/transdisciplinarité (notamment dans le domaine de l’enseignement, de la recherche, de la santé, du social, de l’environnement) ».

L’ouvrage qui nous est présenté ici est la publication de l’inédit présenté lors de la soutenance d’une Habilitation à Diriger des Recherches. La géographie littéraire embrasserait trois domaines : « celui d’une géographie de la littérature, qui étudierait le contexte spatial dans lequel sont produites les œuvres, et qui se situerait sur le plan géographique, mais aussi historique, social et culturel ; celui d’une géocritique, qui étudierait les représentations de l’espace dans les textes eux-mêmes, et qui se situerait plutôt sur le plan de l’imaginaire et de la thématique ; celui d’une géopoétique, qui étudierait les rapports entre l’espace et les formes et genres littéraires » (Collot, 2011).

En s’intéressant à l’imaginaire géographique, Lionel Dupuy se propose de montrer comment se manifeste et fonctionne cette imaginaire dans ce que Marc Brosseau nomme les romans-géographes. Alliant sciences humaines et sciences dites « exactes », Lionel Dupuy entend trouver un « modèle » qui permettrait de lire l’imaginaire géographique présent dans « certains » romans-géographes. Ce « modèle », il lui donne le nom de « chronochore ». Le chronochore articule la relation Sujet-Récit-Lieu avec celle établie par Augustin Berque, Sujet-Interprète-Prédicat.

L’auteur, spécialiste de l’œuvre de Jules Verne, le déclare en introduction, ses conclusions ne porteront que sur certains ouvrages d’un certain type, ce que Marc Brosseau nomme les « romans-géographes[2] ». Que sont-ils ? Les romans-géographes sont les romans qui se construisent leur propre géographie, leur propre rapport à l’espace et aux lieux. Lionel Dupuy indique que « certains romans sont plus géographes que d’autres » et qu’ils n’ont pas tous le même « degré de géographicité ». Ce gradient pourrait-il se mesurer finalement ? L’auteur a choisi de travailler principalement sur l’œuvre de Jules Verne dont il est devenu un redoutable spécialiste, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, Los Pasos Perdidos d’Alejo Carpentier et sur À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.

Après une introduction générale présentant les différents enjeux épistémologiques de la question, une première partie est consacrée à l’analyse de l’imaginaire géographique dans les romans-géographes de Gracq, Verne et Carpentier. Pour Vincent Berdoulay, l’imaginaire géographique se définit comme « une médiation entre le sujet (d’un roman) et son lieu, par laquelle le sujet recombine de façon créative dans de nouveaux récits, des formes, des symboles, des signes et autres structures ou éléments chargés de sens ». La deuxième partie se propose d’analyser l’imaginaire géographique proustien et les procédés de brouillage référentiel dans la Recherche du temps perdu. Le récit proustien qui se veut être un récit autobiographique s’appuie sur des lieux « revisités », recomposés dans un imaginaire géographique. La plupart des lieux que l’on trouve dans La Recherche sont localisables (dimension physique du lieu) et sont interprétés par le narrateur (dimension sensible du lieu). Or, par un « brouillage  référentiel », les dimensions sensibles accordées aux lieux du récit sont souvent empruntées à d’autres lieux propres aux pratiques spatiales personnelles de Proust lui-même. Dans la troisième partie, l’auteur développe, à partir des analyses réalisées, un algorithme mettant en relation la création de lieux géographiques autour d’un sujet (le héros ou le narrateur) par le récit. Pour Augustin Berque, les lieux du récit sont soumis aux deux dimensions précisées précédemment : physique (topos) et sensible (chora).

Lionel Dupuy, à partir de ce « modèle », déploie un certain nombre de combinaisons possibles qui permettraient de proposer une sorte de « classement » des romans-géographes. Le « modèle » qui servirait d’analyse à un récit, avant tout littéraire, semble assez réducteur ne s’intéressant que très peu finalement aux pratiques spatiales. Quand il s’intéresse au lieu, et donc au où ?, il ne questionne pas le pourquoi ici et pas ailleurs ? ou même le comment il est représenté ? L’ouvrage abonde de nombreux concepts scientifiques qui ont tendance à rendre compliquée la lecture au non initié. L’analyse proposée pourrait faire passer l’analyse littéraire pour une science « exacte », régie par des règles structurelles qu’il appartiendrait au chercheur de retrouver. L’approche, si elle est intéressante, nous semble assez difficilement accessible aux non spécialistes. Il aurait été souhaitable, nous semble-t-il, qu’un travail de lissage ait eu lieu pour permettre une plus large divulgation d’un travail relevant d’une partie peu ou mal connue de la géographie.

[1] Michel Collot, « Pour une géographie littéraire », Fabula-LhT, n° 8, « Le Partage des disciplines », mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/collot.html, page consultée le 17 avril 2019.

[2] Marc Brosseau, Des romans géographes, Paris : L’Harmattan, 1996.