Cet ouvrage n’est pas, à proprement parler, un livre d’Histoire. En effet, son auteur, Mathéo Ferraris est professeur de philosophie à l’Université de Turin. Il développe ici une réflexion sur l’imbécillité, qu’il juge être le propre de l’homme, en s’appuyant sur des faits et des personnages historiques (Prise de la Bastille, Napoléon…), de grands auteurs (Flaubert, Baudelaire…) et des philosophes (Kant, Heidegger). Un livre de philosophie qui porte sur l’imbécillité, sujet peu commun, et étayé par des exemples historiques ? Vaste programme aurait dit le général de Gaulle. M. Ferraris fait un lien entre l’imbécillité d’élite et l’imbécillité de masse. Aujourd’hui la technique (ou intelligence artificielle) permet la jonction de ces deux forment d’imbécillité ainsi que l’épanouissement de la seconde. De même il s’intéresse à l’importance de l’imbécillité dans le domaine politique. Enfin, il démontre que c’est précisément la conscience de cette imbécillité qui pousse l’homme à se surpasser (arts, culture, éducation….). Ou l’imbécillité comme moteur de l’Histoire…

« Chaque époque a ses hâbleurs de tout sexe et de tout âge, de même qu’elle a ses menteurs, ses fripons, et naturellement ses imbéciles. »
« Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante » (Nietzche, « Ainsi parlait Zarathoustra »). La phrase semble imbécile ? Elle vient pourtant d’un génie de la pensée. Alors ? Comment dès lors faire coïncider, pour la plupart des gens, imbécillité et intelligence ? Sûr, ça peut paraître stupide, mais venez voir avec méfiance et sans arrogance. La question posée est celle-ci : les « grand esprits » peuvent-ils être atteints d’imbécillité ? Personnellement ma réponse est oui. Particulièrement, comme le dit l’auteur, si la personne est un enseignant ! N’est-ce pas surprenant ? Cela dit, l’imbécillité des autres, toujours jugée par la nôtre, demeure stupéfiante. Cependant « comme l’observa Ortega y Gasset, l’homme de bon sens est éternellement tourmenté par le soupçon qu’il est un imbécile et voit s’ouvrir devant lui l’abîme de d’imbécillité, tandis que l’imbécile est fier de lui » (p. 9). Mais « on n’y échappe pas. Tout le monde est stupide, hormis vous et moi. Ou plutôt, pour ne pas vous blesser, hormis vous. » (« Le Pendule de Foucault », Umberto Eco, cité pp.9-10).
Si les fous sont peu nombreux et facilement identifiables, les imbéciles, eux, sont légion et difficilement repérables de par leur attitude de caméléon ou, si vous préférez, leur aptitude à l’adaptation. L’imbécillité est un aveuglement, une indifférence, une hostilité aux valeurs cognitives. Hélas, elle est la chose la plus répandue. De nos jours, l’invasion technologique permet à l’imbécile de se sentir intelligent. En un clic ! Bonne nouvelle. Cependant contre l’imbécillité il n’y a pas de remèdes. Afin de la soigner les seules prescriptions valables seraient : l’honnêteté, la bonne volonté, la liberté de parole (donc la capacité à verbaliser). L’imbécillité a la force de l’invincibilité car elle est très bien armée.
« Mort aux cons » était le nom de la première Jeep de la 2e DB entée dans Paris en août 1944 et le général de Gaulle de s’exclamer : « Vaste programme ! ». Certes. Toutefois quel diplôme d’intelligence permet de traiter l’autre d’imbécile ? Telle est la question. Shakespearienne… Paul Valéry avait , en son temps, répondu : « la bêtise n’est pas mon fort » (« Monsieur Teste »). Or, traiter l’autre d’imbécile nous renvoie à notre propre imbécillité.
Pourquoi écrire un livre sur l’imbécillité ? L’idée est imbécile… Non, parce que tout être humain en est la proie, même les « hommes de génie » lorsque l’innocence de l’enfance est partie. Ecrire sur l’imbécillité c’est aussi dévoiler la sienne et puis c’est une inépuisable source d’humour.
I / Imbécillité de masse
Le Golem peut être assimilé à l’imbécilité. De nos jours il se répand avec avidité. Son vecteur ? Internet. Ce fût l’avis d’Umberto Eco lorsqu’il déclara non sans quelque ingénuité : « Les réseaux sociaux donnent le droit de parler à des légions d’imbéciles qui, jusque là, ne parlaient qu’au bar après un verre de vin, sans causer de dommage à la collectivité. On les faisait taire aussitôt, alors que désormais ils ont le même droit à la parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles » (cité p. 22). Du propos on retiendra toute la lucidité…
La technologie permet de nous révéler, de nous montrer, de nous affirmer… en toute stupidité. L’intelligence reste une vertu rare, voire perçue comme anormale. Bien. Si l’on prend le contre-pied, l’imbécillité permet en partie d’expliquer l’Histoire de l’humanité. Plus l’imbécile se prétend « constructeur » et plus il croit accéder à la créativité. Cela fait naître des programmes politiques ou des activités pratiques. Un exemple très lourd : Mengele à Auschwitz était persuadé de « bien faire »…
Un livre de Paul Watzlawick propose un résumé (cf. p. 28) :
« Ne pensez pas à un éléphant rose ». L’injonction de créer peut créer de l’urticaire.
« Fréquentez des écoles répressives ». La répression est supposée aiguiser l’esprit. Cela peut se discuter.
« N’exagérez pas avec les idées ». Selon une anecdote rapportée par l’auteur, Einstein se contentait d’avoir une ou deux idées par jour.
« Copiez, ne créez pas ». Rien ne se crée, tout se recrée. Le génie a beaucoup plus de règles que les actions. Edifiant.
« Inventoriez, n’inventez pas ». Cela vous évitera de penser, comme aujourd’hui Internet le permet, que vous avez inventé, vaste prétention s’il en est.
« Classifiez, ne construisez pas ». Cela signifie de mettre de l’ordre dans ce qui existe déjà.
« Exemplifiez, ne simplifiez pas ». Cela pour conduire, à travers tout ce que vous lisez ou entendez, à ne prendre que « la chose vraie », celle qui permet, de fait, la créativité.
« Cherchez des objets et non des sujets ».
« Renvoyez les créatifs au Créateur ».
« Elevez un monument à Bouvard et Pécuchet ».
Cela en fait des injonctions !
Imbécillité et documentalité
« La vie est une fable racontée par un idiot » (Shakespeare, « Macbeth »). L’anthropologie des dernières décennies a insisté sur le caractère débile (au sens étymologique) de l’être humain qui a besoin de soins parentaux prolongés et d’apports technologiques pour combler son infirmité. Cependant « ce qui est pire, c’est que l’inadaptation se révèle être double, et dessine précisément ce que nous définirons plus loin comme la « dialectique de l’imbécilisme », inverse et symétrique de la dialectique de la raison, beaucoup plus débattue mais infiniment moins influente. D’une part, c’est l’insuffisance naturelle qui impose le développement de la technique et de la société ; de l’autre c’est l’insuffisance culturelle, l’inadaptation de l’humanité par rapport à ses créations, particulièrement évidente sur le Web. Plus la technique est présente, plus grande est l’imbécillité ». (p. 33).
La technique permet au mieux l’imbécillité mais également les progrès de nos comportements. Internet peut être, on l’a vu, considéré comme « enfant des Lumières » : recherches, analyses, discussions… Hélas, il est aussi la place de la stupidité. A la différence des Anciens, les Modernes, qui se veulent sentimentaux, feignent souvent de l’être. De nos jours, la technique (le numérique) permet à l’imbécillité de s’étaler, de se dévoiler et ce à une échelle surdimensionnée. Si l’on peut considérer Internet comme fils des Lumières, la résultante est le plus souvent preuve d’imbécillité et les traces de celle-ci sont indélébiles. Peut être que de prononcer cela est trop faire son « Jacques », le fataliste. Certes, mais entre Diderot et certains sites je vous laisse faire la photo… De là, l’imbécillicité rend impossible d’entretenir des illusions sur le genre humain ce qui, par conséquent, remet en cause toute utopie…
Que faire ?
« Ce n’est pas intelligent, mais nombreux sont ceux qui pensent que le réalisme exclut l’utopie et qu’il consiste dans l’acceptation de la réalité. C’est évidemment faux » (p. 41). Connaître, et reconnaître, l’imbécillité humaine est la seule manière de changer le monde. Le notre. L’immonde… Dès lors le « Yes we can » paraît bien désuet. Si l’homme naît libre mais vit dans les fers, comme le disait Rousseau, alors Joseph de Maistre avait raison de voir dans ces propos un chaînon de plus à l’imbécillité humaine. De fait, il s’agit d’une opposition entre optimisme et pessimisme, entre une volonté utopique de vouloir voir la réalité et celle de la vie. L’homme naît débile, imparfait, imbécile. D’où l’imbécillité de masse, la plus répandue, mais il existe aussi une imbécillité d’élite, plus rare mais plus aigüe.
II / Imbécillité d’élite
L’intelligence de « l’élite » est-elle chimérique ? Un simple constat : d’une par le peuple soumis à des illusions, de l’autre les esprits « éclairés » immunisés contre l’imbécillité. Cependant, en se trompant on apprend. Musil distingue deux types d’imbécillité : la simple et la prétentieuse. Selon Ferraris, la véritable est la seconde car il est remarquable que les imbéciles se sentent plus malins que les autres (p.47). Toutefois un « génie » peut avoir des accès d’imbécillité tout comme un imbécile des traits de génie. Vaste question… Si l’on suit Heidegger, l’imbécillité peut être un don ou un coup fort asséné. Ainsi, l’imbécillité est la base commune aux élites comme aux masses. De nos jours les nouvelles technologies permettent à l’imbécillité élitiste d’être jointe à l’imbécillité de masse.
Des maîtres vénérés
Des exigences trop élevées peuvent provoquer de fortes désillusions. Les philosophes, censés, par définition, être sages et intelligents ne font pourtant pas, à cette règle, exception. La mort de Socrate, la fin de vie de Kant ou la « folie » de Nietzsche sont là pour le prouver. L’histoire de la philosophie, et non la philosophie de l’Histoire qui est autre chose, montre que parfois l’intelligence est difficile à détecter. Un exemple ? Le monsieur qui écrit « L’Emile » et abandonne ses enfants… Autre exemple, la vie de John Locke peut très bien se combiner avec les activités de Linda Lovelace. Cela vous agace ? Et pourtant… Encore des exemples ? Les relations du myope et du « castor », Althusser étranglant sa femme… Vous conviendrez que ce ne sont pas les exemples qui manquent. Ainsi est posée la question : entre « le Maître » et le crétin dites moi donc la différence ?
L’Imbécile des Préalpes
L’ambition fait l’imbécile et celle à l’intelligence en est une parfaite démonstration. En parlant d’Heidegger, Reger écrit : « C’était un homme tout à fait dépourvu d’esprit, dénué de toute imagination, dénué de toute sensibilité (…) une vache philosophique continuellement pleine » (cité p. 59). Le jugement est plus que sévère et là on est effectivement en pleine forêt noire… Dans « Mein Kampf » Hitler énonçait que la seule solution était le fanatisme. Peut-on trouver raisonnement plus stupide ? C’est à se demander si se réfugier dans les Alpes (allusion au « Nid d’Aigle ») ne favorise pas l’imbécillité. Ce serait dommage.
L’être et l’évènement
Il existe donc l’individu doté d’intelligence et qui tout à coup est victime d’un accès d’imbécillité. Joseph de Maistre constitue un bel exemple pour illustrer ce phénomène. Critique infatigable de Rousseau et de la Révolution, serviteur des Grands, il a su cependant relever l’imbécillité de l’auteur de « La Critique de la Raison pure ». Les Encyclopédistes vénéraient l’homme comme inventeur de la nouvelle science. Certes. Mais si on lit Bacon tout de suite le doute s’installe.
Il existe aussi une manière de se refugier derrière « la méthode » qui se veut scientifique et donc non critiquable. Toutefois celle-ci engendre aussi des légions d’imbéciles ! Selon Maistre cela consiste à créer une imbécillité méthodique. Jean Le Clerc avait écrit sous le portrait de Locke : « Locke en peignant les secrets de l’esprit humain n’a peint que son propre génie. Il avait raison ».
Des Sujets supposés Savoir
Pour l’auteur de cet ouvrage, Derrida est un des plus grands philosophes, possédant une écriture puissante et fascinante dont beaucoup, selon lui, se sont inspirés mais ces « imitateurs » n’ont pas eu les réponses adéquates, c’est-à-dire celles qui viennent, en général, des psychanalystes aux questions suivantes : « Pourquoi ? » et « Que recherchez-vous ? ». La reconnaissance semble le mot idoine. François Mitterrand disait de l’un de ses adversaires politiques : « Il sait tout mais il ne comprend rien », soulignant ainsi l’idiotie de tout être normal.
Le « Sujet supposé Savoir », c’est-à-dire le psychanalyste, est souvent désemparé face à l’étendue du mal-être de son patient et ses réponses n’ont que peu d’efficacité en réalité surtout si le « soumis », soit le patient, peine à accepter les indications et les jugements et, par conséquent, se fait réticent. Il peut se faire « résistant » si il a l’impression que le supposé spécialiste est un imbécile. Autrement formulé : n’est pas à la hauteur.
III / L’imbécillité comme facteur politique
« A bas l’intelligence, vive la mort » était une devise franquiste. Cela renvoie à Heidegger qui, pour qualifier son adhésion au nazisme, expliquait qu’il s’agissait d’un coup de stupidité. Quel constat en tirer ? Peut être celui-ci : les « Géants de la pensée », lorsqu’ils se trompent le font dans les grandes largeurs. Julien Benda avait analysé ce phénomène dans son ouvrage bien connu, « La Trahison des clercs ». Pour lui les masses ne pensent pas mais les élites, parfois, font pire en trahissant la pensée. On peut remarquer que durant l’entre-deux guerres il y a de nombreuses publications sur l’imbécillité, celle qui , précisément, en 1939 va tout faire éclater.
Quel est ce roi des cons ?
Décembre 1944, Sigmaringen. Céline écoute Léon Degrelle pontifier sur l’issue de la guerre et se dit « Quel est ce roi des cons ? ». Encore lucide M. Destouches, tentant de donner du sens à ce qui n’en a plus. Goebbels, de son côté, disait : « c’est l’heure de l’idiotie ». Il avait tout compris le nabot au pied-bot. N’en déduisez pas que c’est un jugement en sa faveur ou une adhésion naïve au chef de la propagande nazie. Souvent le problème est là : les rois des cons ne disent pas que des conneries. Simple constat. Le « manichéisme » serait tellement plus confortable… Toutefois, si le supposé dépositaire de l’art de la politique est un imbécile (mais ici le mot n’est-il pas trop simplificateur ?), alors commence la course à la folie.
Si l’on reprend l’exemple de Heidegger, alors oui, un philosophe peut être un imbécile. Cela étonne ? Et pourtant il en est ainsi. Une liste de noms connus en fournirait aisément la preuve. D’autre part Heidegger à réussi ce tour de force : transférer à la gauche des mots d’ordre nazis ! Surprenant ? Pas forcément… Par ailleurs, il a participé à l’antisémitisme en s’en faisant « l’idiot utile » pour reprendre l’expression favorite de l’un de nos « intellectuels » actuels, juif de surcroît. Dans la « Lettre sur l’humanisme », Heidegger semble laisser sous-entendre que les « sémites nomades » ont vaincu et lorsqu’il rencontre Alain Resnais en 1945 il continue de faire allusion au « complot juif ».
Heidegger attribue aux Juifs une pensée « calculante » et non une pensée « méditante ». Déjà cela sent le cliché…. Selon lui Husserl n’aurait pas compris « Sein und Dasein » tout simplement parce qu’il était juif (« Cahiers noirs », cité p.86). Selon certains des exégètes de Heidegger son antisémitisme aurait été un « antisémitisme métaphysique » et ils ont donc établi une « dénazification » du philosophe. Demeure toutefois cette question : comment le nazisme a pu générer un tel enthousiasme même chez des esprits très affûtés ? La réponse à cette vaste question peut être recherchée dans la notion de « servitude volontaire ».
Servitude volontaire ou… ?
« Servitude volontaire » ? On pense bien entendu immédiatement à Etienne de la Boétie et son « Discours de la servitude volontaire ». Il est curieux par ailleurs de constater que notre société numérisée a redonné vie à ce texte oublié. Est-ce un hasard ? Du tout, au contraire, cet exemple montre clairement que le phénomène étudié s’est fortement de nos jours développé. L’utilisateur des NTI est souvent loin d’être dupe mais il est victime d’une nécessité, donc à la fois imbécile et heureux ce qui n’est pas sans rappeler un slogan fameux de Mai 68.
Usiter des termes « Idéologie » ou « Fausse conscience » signifie que l’être humain a les capacités cognitives pour tout analyser mais que celles-ci, précisément, le conduisent parfois à l’aveuglement. Nous l’avons vu, les acteurs de l’Histoire peuvent être des imbéciles ce qui engendre, en toute logique, des comportements et des politiques stupides. L’imbécile n’est pas dépourvu d’intelligence mais oscille entre l’animal et le « Surhomme » car le trait qui caractérise l’être humain est avant tout la réaction, bien avant la réflexion. C’est un héritage de la caverne qui se poursuit dans les tavernes… Ainsi l’ Homme par définition est imbécile mais il peut parfois être intelligent. Pour Adorno et Horkheimer la stupidité est une blessure (voir leur ouvrage : « La Dialectique de la Raison »). En politique nous sommes un peuple de bovins (« les français sont des veaux » disait de Gaulle en son temps). Il s’agit donc d’élaborer des stratégies face au peuple de bœufs.
Ex imbécillitate salus
Pour les « Modernes » seule la révolution est une réponse à la soumission. Selon l’auteur cependant, si l’on se réfère à 1789, la Révolution peut apparaître comme une succession d’actes imbéciles, notamment la prise de la Bastille. C’est oublier le caractère hautement symbolique de l’évènement et également son aspect pragmatique et matériel. C’est en prenant le contre-pied de Rousseau qu’il faut penser l’action politique. Quelle est la voie de l’émancipation ? Du point de vue des conservateurs, le rigorisme rationnel et moral est indispensable pour contenir l’imbécillité des masses à qui il convient d’offrir des jeux et du pain. Margaret Thatcher avait dit : « La société n’existe pas ; il existe seulement des individus et leurs familles ». Phrase qui doit être complétée par la suivante : « et nombre de ces individus sont des imbéciles » (p. 99). Ainsi, à l’inverse des progressistes, les conservateurs estiment que l’humain reste toujours en enfance et qu’il doit donc être guidé, voire puni. Le pouvoir est donc là pour commander, guider, protéger et punir.
IV / Dialectique de l’imbécillité
Les non-dupes errent (Jacques Lacan, « Le séminaire » Livre XXI)
Reconnaître l’imbécillité du leader peut avoir des effets émancipateurs plus importants que ceux d’une révolution. « Les fous sont peu nombreux, les cons sont innombrables, comme les pauvres » (p. 103). Or la folie peut produire des diamants mais non l’imbécillité. Selon John Stuart Mill, mieux vaut être un Socrate triste qu’un imbécile qui ne verra toujours qu’une partie de la question essentielle. C’est la lucidité, sorte de brûlure, qui tire l’humain vers l’intelligence. L’imbécillité, a contrario, est une sorte d’indifférence, volontaire ou non, aux valeurs cognitives. Etre imbécile est un penchant de la nature humaine mais si l’on se rend compte de sa propre imbécillité alors la voie est ouverte vers un surplus d’intelligence ce qui signifie de « passer de l’état de parfait imbécile à celui d’imbécile imparfait » (p. 108).
Tout ce que j’ai écrit me semble être de la paille…
Un être intelligent peut être un parfait imbécile et inversement. Selon l’auteur, Heidegger, Lacan mais également Baudelaire ou Flaubert sont des imbéciles. Mais des imbéciles de génie. Baudelaire d’ailleurs déplore d’avoir sentit passer sur lui « le vent de l’imbécillité (p. 111). Dans « Les Fleurs du Mal » ce ne sont pas tant les fleurs qui sont malades que leur créateur. Le poète dans ses « Œuvres posthumes » nous propose de « jolis portraits de quelques imbéciles » (p. 111). Cependant, Baudelaire est lui aussi un imbécile. Pour preuve ? Cette phrase ignoble à propos du monde de l’édition : « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la Race Juive » ( « Mon cœur mis à nu », 1887. Cité pp. 111-112). Baudelaire déverse ensuite son fiel sur les Belges, qualifiant Bruxelles de « capitale des singes » et estimant qu’ils réunissent en eux les tares de l’imbécillité bourgeoise, de « la putain à 5 francs » et des « témoins de la Rédemption » (cité p. 112). Pour sa part, Flaubert est un imbécile de naissance comme le démontre « L’Idiot de la famille » de Jean-Paul Sartre. Dans « Mythologies », Roland Barthes consacre des pages à la « déesse imbécile » qui nourrit certains écrivains et c’est Gide remontant le cours du Congo en lisant Bossuet.
Le singe imbécile
L’animal-homme est soumis à son animalité. Il peut avoir des coups de génie comme des accès d’imbécillité. « Au cœur de l’imbécillité, il y a une racine métaphysique » (p. 115) Ce que les croyants appellent le Mal a en fait une autre racine à laquelle il faut se confronter.
L’un des Muses de l’espèce humaine est l’Ennui. L’Homme est un singe et pour Nietzsche l’Homme est un « animal encore non stabilisé » (cité p. 116). « Comme l’écrit Schelling dans son mot le plus célèbre : « L’angoisse même de la vie pousse l’homme hors du centre où il a été crée ». Dès cet instant, le singe se découvre non seulement nu […], mais imbécile […] » p. 116) et la sentence de Heidegger, selon laquelle seul l’Homme a un monde, se révèle fausse. Le « singe nu » est pauvre en monde et c’est pour cela, précisément, qu’il se fait constructeur de monde. Ici interviennent les mots du vicaire savoyard condamnant la civilisation et démontrant, involontairement, que l’imbécillité est « le fardeau de la civilisation » (p. 119).
Faire l’idiot
Le singe imbécile est créatif, amateur, fou, futile, idéaliste. La Modernité a accéléré ce phénomène de même qu’elle a fait de nous des êtres déracinés, plongés dans une société fragmentée de plus en plus complexe. Cet état de fait est fortement anxiogène. Selon Maurizio Ferraris, l’individualisation génère de l’imbécillité. La fragmentation du lien social a mis en lumière l’imbécillité individuelle. Est-ce, de la part de l’auteur, une remise en cause de la Modernité née des Lumières ? Son discours se rapprocherait-il de celui de Maistre ou Bonald ? Contentons-nous de le citer : « L’originalité, la fragmentation du lien social, la rupture des traditions, a été la cause principale de la mise en lumière de l’imbécillité, exactement comme l’abandon du costume traditionnel a été la cause principale du déclin du goût dans la façon de se vêtir » (p. 120). Tout cela semble fort discutable…
L’auteur poursuit avec sa théorie du singe. Ce dernier serait un singe intelligent, maîtrisant la technique et produisant par ce biais de l’intelligence artificielle censée être capable de reproduire l’intelligence humaine. Pour Ferraris cela revient à créer un imbécile artificiel fortement dangereux. C’est la création d’un idiot artificiel.
Le singe détenu
Si l’on en croit l’auteur, l’imbécillité nous mettrait en relation directe avec le Mal, « ce mal originellement présent en l’homme » (p. 122). Ainsi, le singe imbécile est aussi le singe détenu, c’est-à-dire aliéné et capable de mal. La misanthropie, et non la philanthropie, permet de comprendre l’imbécillité comme trait essentiel dans l’humanité. Toutefois, le savoir ne suffit pas à s’en défendre. L’ « Akrasia », soit la faiblesse de la volonté, peut expliquer l’imbécillité. « L’intellectualisme affirme que nous sommes mauvais par ignorance, et que, si nous étions savants, nous serions bons. La doctrine de la chute ou du mal originaire affirme que nous sommes mauvais par nature » (p. 123-124). Pour l’auteur nous sommes mauvais par nature, non du fait d’un manque de culture ou excès de nature mais par imbécillité et si le mal est le fruit de l’imbécillité, l’imbécillité découle du mal. L’imbécillité est fondement de l’être humain et, partant, moteur de l’Histoire.
Devenir malins
Une conduite intelligente est soumise aux règles et à la causalité, « seule l’imbécillité, le geste déplacé, la phrase hors de propos, l’action qui nuit à soi -même et aux autres, rompant avec l’ordre radical des choses, c’est-à-dire étant sans raison, nous livre à la totale et absolue liberté » (pp. 125-126). Ainsi, l’imbécillité permet de remonter à la racine des choses et la question de l’être car « le monde comme représentation, le monde régi par le principe de raison, n’est en ultime instance qu’une apparence » (p. 126). Or pouvons nous admettre que ce qui est jugé imbécile peut engendrer le génie et le progrès ? Les imbéciles provoquent la colère et l’on est peu enclin à se juger imbécile soi-même. Cependant, l’imbécillité nous met en contact avec les racines profondes de l’esprit. Être malin c’est apprendre à vivre…
Epilogue
Pour son épilogue l’auteur revient sur la notion du « rire ».
Le rire est fondamental mais il peut être aussi l’expression de l’imbécilité. On dit bien : « rire comme un imbécile » ! Le rire constitue un vecteur permettant de manifester de multiples émotions : un mal-être, l’incompréhension, la peur… Par ailleurs, avoir le sens du ridicule permet, un tant soit peu, de s’éloigner de l’imbécillité. L’imbécile, lui, n’a pas ce sens du ridicule. Bien souvent, comme le dit l’adage connu, on rit pour ne pas pleurer et on rit tout particulièrement de l’imbécillité humaine. Le rire permet à l’homme de dépasser ses faiblesses et ses misères. Toutefois on notera que l’on pleure sur soi-même plus que ce que l’on en rit… Ce sont les autres qui sont l’objet du rire comme pour mieux signifier l’imbécillité qui leur est, a priori, attribuée. Un bel exemple de ce mécanisme est fourni par « La Dictateur » de Charlie Chaplin.
Le rire est orienté vers l’extérieur : l’imbécile c’est l’Autre. Or l’Autre vaut peut être mieux que nous et il faut se dire que nous sommes toujours l’imbécile de quelqu’un. En outre, on l’a vu, l’imbécillité n’exclut pas le génie et de plus chacun de nous a été imbécile dans le sens d’imparfait, d’inachevé. La culture, l’éducation, le sens du ridicule sont autant de barrières à l’imbécillité. La culture permet le progrès de l’esprit humain ainsi que le recul de l’imbécillité. Il convient donc de parvenir à l’auto-conscience : je ris mais c’est moi qui-pourrait être risible. L’auto-conscience est un choc dès lors qu’elle se résume à cette simple formule : « L’imbécile, c’est toi ». L’auto-conscience suppose la découverte de la médiocrité. C’est pourquoi, l’auteur ébauche ensuite un éloge de celle-ci. A la suite de Saint-Marc Girardin (« Soyons médiocres »), Ferraris considère la médiocrité comme une valeur éthique ne méritant point le discrédit dont elle fait l’objet et s’opposant à un imbécile héroïsme.
Umberto Eco avait imaginé un dialogue entre Socrate et un disciple dans lequel le philosophe Grec développait l’idée que pour accepter la mort il fallait se convaincre que le monde est peuplé d’imbéciles (« A Reculons, comme une écrevisse », 2008), nous-mêmes y compris. Leurs axiomes, aussi vrais l’un que l’autre, sont mis en jeu. Le premier : « on peut rire de tout » ; le second : « Il n’y a rien de risible ». Au milieu se trouvent les imbéciles. C’est la raison, étape ultime, qui dit : « Qu’y a-t-il de risible ? », mais également : « Pourquoi pleurer ? ». Ainsi, loin du rire et des larmes nous entrons dans la pure intelligence. Mais, en réalité, le rire a une supériorité sur les larmes : dans certaines circonstances tout le monde est capable de pleurer mais non de rire…
A méditer…
Yanis Laric