Le lait aliment consommé en grandes quantités, tel quel ou transformé en beurres, yaourts, fromages, retient, à juste titre depuis quelque temps, l’attention des historiens. Après Didier Nourrisson, qui lui a consacré, en 2021 un ouvrage[1], Fabien Knittel maître de conférences à l’université de Franche-Comté, et auteur d’un travail centré sur les fruitières du Jura[2], présente le résultat de ses recherches sur le lait.

Une recherche stimulante

               L’auteur étudie l’évolution des techniques de transformation et d’élevage, essentiellement bovin, dans un espace ample, l’Europe occidentale (France, Suisse, Allemagne, Pays-Bas, Angleterre, Danemark surtout), sur la longue durée : du Moyen-Âge au milieu du 20ème siècle. Même si la France et l’arc jurassien sont plus particulièrement étudiés, les autres régions d’Europe de l’Ouest ne sont pas négligées. Comme le signale l’auteur en conclusion, l’intérêt d’une telle démarche est multiple. Revenir sur l’histoire des techniques laitières permet, de fait, de percevoir des évolutions profondes des économies et des sociétés européennes : progrès de l’agronomie, de la microbiologie, de la zootechnie mais aussi industrialisation de l’alimentation, essor des chemins de fer, consommation de nouveaux produits par les populations…

Un élevage longtemps de moindre importance ?

               Dans une première partie, F. Knittel étudie les techniques de production laitière et l’élevage du Moyen-Âge au début du 19ème siècle. Longtemps l’élevage fournit les bêtes de trait, du lait mais aussi la fumure nécessaire pour cultiver les céréales. Parfois, comme en Flandre ou en Angleterre, les la viande des bovins est commercialisée dans les villes. À la fin du Moyen-Âge, le lait transformé en fromages constitue dans les montagnes un aliment essentiel des paysans ou sert pour les redevances versées aux seigneurs. Dans les Alpes du Nord, la fabrication de fromages devient « une des principales sources de profits des exploitations où l’élevage domine ». De plus, les porcs sont nourris avec les résidus de la fabrication du beurre (p. 38-39). À partir de la seconde moitié du 18ème siècle la spécialisation laitière de certaines régions se développe : beurre, fabriqué par les femmes, en Normandie, fromages de Salers, de Hollande, du Jura… Des agronomes commencent à s’intéresser à la sélection du bétail mais aussi à la fabrication des produits à base de lait.

Produire et vendre des produits laitiers

               Le 19ème siècle étudié dans une deuxième partie voit plusieurs modèles techniques et économiques se développer en Europe de l’Ouest. Dans l’arc jurassien, s’affirme un modèle coopératif original, la fruitière qui désigne à la fois l’association de producteurs et le lieu de production où sont élaborés les fromages. Dans certaines grandes villes, des laiteries subsistent encore un temps intra-muros ou à proximité de celles-ci mais l’attention à l’hygiène s’accroît et met à mal ce modèle. Surtout dans nombre de régions de France, des Pays-Bas, d’Allemagne, du Danemark ou de Suisse, la production de fromages ou de beurre s’industrialise avec de nouvelles machines (écrémeuse centrifuges), avec des transports frigorifiques, avec une attention plus grande portée à l’hygiène lors de la fabrication. Les animaux mieux nourris donnent plus de lait, de ce fait, la consommation de produits laitiers augmente.

Les produits laitiers entre industrialisation et essor des sciences 

               Du milieu du 19ème au milieu du 20ème siècle, la tendance à l’industrialisation s’accélère alors que les avancées de la science sont importantes tant en ce qui concerne la qualité des produits laitiers qu’en ce qui concerne la santé animale. L’industrialisation de la fabrication du beurre se poursuit mais surtout, de nouveaux produits sont proposés aux consommateurs. Des entreprises suisses, Nestlé, Guigoz, Suchard, jouent un rôle majeur dans la diffusion de ceux-ci : lait en poudre, lait concentré, chocolat au lait. Et, au début du 20ème siècle, l’industrie chocolatière est devenue « un débouché sûr » pour les producteurs de lait de ce pays (p. 133). Parallèlement d’autres produits sont diffusés : les fromages fondus (« crème de gruyère » de Bel devenue en 1926-1927, « La vache qui rit ») quant aux premiers yaourts ils apparaissent en France dans les années 1920. Ces années-là sont aussi marquées par le développement de la microbiologie et de la biochimie des produits laitiers. La connaissance de la microbiologie du lait permet de mettre au point des techniques de fabrication et de conservation des produits laitiers qui permettent de conserver leurs propriétés nutritives avec la pasteurisation (p.  143). La lutte contre la fraude peut aussi être renforcée. Par ailleurs, à partir de la fin du 19èmesiècle, la « science de la production animale » (la zootechnie) se développe. La sélection des vaches laitières est empirique mais aussi plus scientifique. L’importance de l’hygiène lors de la traite, qui se mécanise peu à peu, est soulignée. Enfin, la lutte contre les pathologies bovines et humaines d’origine bovine, en particulier contre la tuberculose est développée. Autant de facteurs qui expliquent l’importance de la consommation des produits laitiers et la grande taille des rayons afférents dans les supermarchés de nos jours.

Un ouvrage clair, utile, pour les historiens passionnés par les campagnes mais aussi pour tous ceux que l’histoire de la consommation en Europe de l’Ouest ou les liens entre changements techniques et changements sociétaux intéressent.

[1] Didier Nourrisson, Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à nos jours, Paris, Vendémiaire, 2021, 360 p.

[2] Fabien Knittel, Agronomie et techniques laitières. Le cas des fruitières de l’Arc jurassien (1790-1914), Paris, Classiques Garnier, « Histoire des techniques », 2021