Publié à Barcelone en 2014, El impostor a été publié en français en septembre de cette année. L’objet intrigue par sa nature : on hésite entre une biographie — celle d’Enric Marco, qui est le personnage principal du livre — et un roman, tant la vie de Marco est… romanesque. En réalité, il est tout cela à la fois, car Javier Cervas nous raconte en effet l’histoire de quelqu’un qui s’est inventé un passé pour mieux vivre son présent : un vrai roman vécu, donc, mais en même un itinéraire biographique. Une sorte d’Alonso Quijano qui se prend pour Don Quichotte (Don Quijote de la Mancha), puisque la référence ne manque pas au fil des pages. On a ainsi le résultat d’un patiente enquête, tant dans les archives qu’auprès de témoins, dont Enric Marco lui-même. Mais on sent bien qu’il est aussi le résultat de l’attraction et même la fascination que celui-ci exerce sur l’auteur, tant il n’a rien perdu de son charisme, et tant son audace a été grande.
Que disent les biographies d’Enric Marco ? Né en 1921, militant à la CNT, il participe bien évidemment dès le coup d’État du 18 juillet 1936 aux combats contre les garnisons franquistes de Barcelone, sous l’influence de son oncle et malgré ses quinze ans. Mais l’héroïsme n’attend pas le nombre des années. Il aurait même été de la tentative de débarquement républicain dans les Baléares.
La victoire de Franco consommée, en mars 1939, Enric Marco subit l’oppression de la dictature : on l’oblige à saluer, mais, fidèle à ses convictions politiques, il force l’admiration des franquistes en leur tenant tête.
Obligé à s’exiler en France, il se fait arrêter par la police à Marseille, et livré aux autorités allemandes. Il est déporté à Flossenbürg, matricule 6448. Revenu clandestinement en Espagne, il prend part à la résistance contre le régime de Franco, jusqu’à la disparition de celui-ci.
La démocratie revenue, Enric Marco devient un personnage très prestigieux. Après avoir publié une première autobiographie en 1978, il incarne peu à peu le héros idéal. À tel point qu’il est élu président de l’amicale des anciens déportés de Mauthausen (2003). À ce titre, il est régulièrement sollicité par les médias et les établissements scolaires comme témoin privilégié et de la guerre civile, et de la déportation, et du combat contre Franco : il parle bien, et d’autant mieux qu’il n’est guère contredit. C’est qu’il a acquis la dimension du combattant qui avance imperturbablement face au danger, fidèle à ses convictions pendant plus de trente ans. Honneurs et décorations pleuvent sur lui, contribuant à renforcer considérablement sa légitimité. Un véritable modèle à quoi s’identifier.
Mais tout cela s’écroule en 2005, à la veille de la commémoration du soixantième anniversaire de la capitulation allemande, quand l’historien Benito Bermejo démystifie le personnage sur la base d’archives qu’il a pu consulter au ministère des Affaires étrangères. Enric Marco est un imposteur qui n’a jamais connu les camps de concentration nazis. Au contraire, il a été parmi les volontaires partis travailler en Allemagne dès 1941, à Kiel, dans le cadre des accords passés entre Franco et Hitler. Son travail est apprécié : il fait valoir ses compétences dans le montage des moteurs.
Si la vérité éclate, l’affaire éclabousse également les dirigeants de l’Amicale de Mauthausen, dont on a peine à croire qu’ils ne savaient pas qui était Enric Marco. Mais l’entregent de celui-ci a permis à l’association sans moyens ni envergure d’obtenir des subsides et une reconnaissance officielle, au-delà des attentes de chacun, de sorte que chacun pouvait y trouver satisfaction. Grâce à son activité, son énergie (qui frappe encore Javier Cervas quand il le rencontre, alors que Marco est nonagénaire) et ses relations, il devient indispensable, et on s’accommode alors des quelques arrangements que celui-ci s’accorde avec son passé. C’est le meilleur défenseur que l’on puisse trouver. Il est également un travailleur infatigable doté d’une excellente mémoire qui s’informe sur tous les aspects de la vie concentrationnaire, ce qui lui permet de collectionner anecdotes et détails et de faire aisément illusion.
On voit, au long de son livre, Javier Cervas chercher à percer la personnalité d’Enric Marco, tout en essayant de rétablir ce qu’a été sa véritable vie. Toutefois, l’auteur nous fait part des hésitations qu’il a éprouvées avant d’entreprendre son travail de recherche. En effet, vouloir comprendre Enric Marco peut conduire à justifier son comportement, donc à l’excuser, voire même à la réhabiliter : une banalisation du mensonge, en somme, mais un blanc-seing accordé au révisionnisme. Face à cela, le projet d’écriture peut trouver sa légitimation comme « la seule manière de combattre le mal ». Pour cela, il faut comprendre l’homme et ses motivations : pourquoi s’inventer un passé ? Est-ce seulement par mégalomanie ? « Tout grand mensonge a besoin d’un grain de vérité », ne cesse de répéter Javier Cervas, semblant se parler en même temps à lui-même pour mieux s’en convaincre. Mais en mentant, Enric Marco ne nous ressemble-t-il pas, dans la mesure où nous cherchons à être aimé et à nous voir dans les yeux des autres.
Sans s’affirmer comme une véritable biographie du personnage — qui ne sera probablement jamais écrite —, «L’Imposteur» offre à voir le combat de Javier Cervas pour comprendre son personnage, dont il nous donne son interprétation personnelle, avec toutes les interrogations qui le hantent.
De fait, il rassemble des indices laissant penser que Marco a bien participé à la guerre civile, qu’il y a même été blessé. En Allemagne, une dénonciation le conduit quelques mois en prison en 1942 ; il s’en sort assez facilement, pour des motifs qui restent assez flous. Rentré en Espagne, alors que la plupart des républicains exilés reste à l’étranger, il cherche à ne pas se faire remarquer : il vit la vie d’un Espagnol des plus banals, qui a accepté les contraintes qu’on lui impose tout en cherchant à s’en protéger le mieux possible. « Un homme absolument normal, un membre de l’immense majorité silencieuse, lâche, grisâtre et déprimante qui dit toujours Oui ». « C’était un pays emprisonné, un pays de délateurs, de corrompus, de prostitués. […] Et tout ça à cause de la peur. Pour survivre. Pour continuer à vivre à n’importe quel prix », admet sans barguigner Enric Marco dans un entretien avec l’auteur.
Mais s’il a pu exister, c’est aussi parce que l’époque dans laquelle il fait irruption l’a permis. Près de quarante ans de répression franquiste sont passés par là ; les républicains et les déportés espagnols ont vieilli ; beaucoup sont morts ou se sont résignés à demeurer là où leur exil les a conduits. L’Espagne des années 1970-1980 ne sait ainsi pas grand-chose de son propre passé, et l’Histoire récente repose en grande partie sur des mythes. Enric Marco peut donc prospérer dans ce vide mémoriel qu’il comble en partie par sa parole. L’Espagne qui s’est recroquevillée sur elle-même pendant le franquisme trouve en lui matière à fierté, estimant avoir été celui-là. Et on lui passe donc ses inexactitudes, ses approximations, ses contradictions. Ainsi, la libération de Flossenburg est due aux Canadiens, d’après son premier livre, puis par les Américains dans une publication ultérieure. Mais s’il permet à l’Espagne de se sauver, Enric Marco se sauve d’abord lui-même d’une médiocrité qui lui fait honte : on a ainsi une fusion des deux entités.
Le cas d’Enric Marco, dans sa mystication et la révélation de celle-ci, est peut-être ainsi à interpréter comme un symptôme d’une société qui, d’amnésique, retrouve progressivement la mémoire et ose se confronter à son histoire et à ses propres fantômes. Il a permis à chacun de s’interroger, d’interroger sa famille pour savoir ce qui s’est passé. Il a aussi permis de retrouver les véritables héros, qui ponctuent le livre de Javier Cervas, et sur le statut desquels il s’interroge. Un héros est-il forcément un témoin, un acteur du passé ? Fabrice Del Dongo le serait donc. Dit-il forcément la vérité ? Est-il forcément une victime. Or, « le témoin et la victime sont devenus intouchables », et s’ils méritent d’être soutenus dans leur souffrance, ils n’en contribuent pas moins à « l’invasion dangereuse de l’Histoire par la mémoire ». En ce sens, au-delà du seul cas de l’Espagne, Enric Marco est l’un des révélateurs de notre propre société, soumise à des constantes injonctions à se souvenir, tout en négligeant trop souvent le travail historique qui s’impose au préalable pour savoir sur quoi doit porter le fameux « devoir » de mémoire.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes