Le titre de ce livre, précisé par son sous-titre, indique clairement la dualité de l’éclairage proposé ; tout à la fois synthèse précise et colorée de l’Inquisition espagnole, de son fonctionnement, de sa composition et, dans le même temps, étude originale d’un espace donné, la juridiction du tribunal inquisitorial de Séville, pour un temps donné, presque un siècle et demi, de 1560-1700. Disons-le d’entrée, la principale difficulté de cet ouvrage imposant, quelque 676 pages, annexes comprises, n’est pas sa lecture, puisque l’écriture est sûre et vivante : elle réside dans le corpus choisi pour exploiter les sources. L’éditeur, ou l’auteur, a eu la louable intention d’épargner aux lecteurs de longs développements propres aux thèses d’histoire sur la description de ces sources et les présupposés méthodologiques de leur exploitation. A l’inverse, ici, ces éléments sont très réduits, principalement en annexe C (p.609-614), où l’on apprend que les recueils des procès de foi, pièces ô combien importantes pour l’étude de l’Inquisition, ont disparu pour tous les tribunaux d’Andalousie. Par conséquent, ce travail se fonde sur l’examen de la correspondance avec le Conseil de la Suprême Inquisition par le biais, entre autres, des relations de causes que le tribunal de Séville lui adresse – ces documents étant des sortes de résumés informant le Conseil de l’évolution des procès. Cependant, comme l’indique fort honnêtement l’auteur, la conservation de ces relations de causes est elle-même très lacunaire ; par exemple il n’en reste aucune entre 1565 à 1574 concernant Séville, puis, après 1660, c’est le manque de personnel qui conduit à une nouvelle réduction des sources d’archives. La période la plus complète est celle des années 1600-1638. Par conséquent, lorsque M. Boeglin écrit qu’il y a « près de 2 270 accusés retrouvés sur les quelques 5 000 qu’on peut supposer être passés devant le tribunal », et que plus loin, il note que c’est « ce qui a permis de retenir un nombre suffisant de données sûres et significatives » (p.614), on peut s’interroger sur une telle conclusion méthodologique : est-ce à dire que le fait de se baser sur la moitié des éléments, inégalement répartis chronologiquement, permet de tirer des conclusions fiables ? Si l’honnêteté de ce travail ne peut pas être mise en cause, il faut tout de même regretter que le livre ne s’attache pas plus à expliquer la méthodologie développée, alors même que ses nombreuses qualités conduisent à en recommander la lecture.
Articulée autour d’un plan cohérent en trois parties, cette étude passe en revue les grandes activités inquisitoriales du tribunal de Séville. Dans une première partie, destinée à présenter l’institution et son enracinement local, elle effectue un point des connaissances sur l’organisation inquisitoriale, suivant les conclusions des travaux des historiens les plus importants à ce propos (Jaime Contreras, Jean-Pierre Dedieu, Ricardo Garcia Carcel…), et elle éclaire ces données à partir des réalités sévillanes. Les spécificités andalouses comme les points communs avec les autres tribunaux peuvent ainsi ressortir. Consacrés à l’organisation du tribunal de la foi, les deux premiers chapitres contiennent des développements intéressants, souvent résumés par des tableaux synthétiques. Certains sont empruntés à d’autres chercheurs, comme le tableau du personnel salarié du tribunal de Séville p.50, et permettent d’en comprendre la composition et l’évolution chronologique, d’autres sont réalisés par l’auteur et offrent souvent des démonstrations convaincantes. Ainsi, le graphique p.82 sur le stade du procès auquel interviennent les aveux de l’accusé selon le type de délits (judaïsants, mahométans, protestants, hérésies mineures), permet de distinguer les catégories d’accusés et de nuancer les comportements à l’égard du tribunal inquisitorial. L’auteur expose les rôles respectifs des qualificateurs et des consulteurs de l’Inquisition, qui « qualifient » théologiquement la contravention et interviennent durant le vote des sentences, et celui des commissaires, disséminés à travers le district pour former un réseau dense d’informateurs non rémunérés, directement liés à l’autorité du tribunal sévillan, tout comme les familiers – ces agents bénévoles sélectionnés par l’Inquisition et qui jouissent d’importants privilèges. Le népotisme n’épargne pas l’Inquisition locale malgré le statut de « protecteurs de la foi » de ses membres, et l’auteur cite d’abondants exemples de ces pratiques dans le district de Séville. En outre, il étudie les diverses phases de l’action inquisitoriale, depuis l’édit de foi qui proclame un temps de repentance et de grâce pour ceux qui regrettent leurs mauvaises actions et dénoncent au tribunal les crimes de foi de leur(s) prochain(s), en passant par le procès avec l’incarcération et le début de la procédure secrète. Celle-ci terrorise les populations car l’accusé ignore tout des chefs d’inculpation qui lui sont reprochés et pour lesquels on lui demande des aveux… Sur l’utilisation de la question (la torture), M. Boeglin démontre qu’elle n’est en rien marginale dans ce district de Séville et que son usage paraît courant dans les prisons inquisitoriales. Ainsi, entre 1574-1670, sur 1 005 incarcérés dénombrés par l’auteur, 302 sentences de torture sont prononcées, soit 29,4%. On assiste même à une suractivité tortionnaire à la fin XVIe siècle, que l’auteur attribue en partie à l’encombrement des cellules : la torture deviendrait en quelque sorte un moyen de vider les prisons. Le verdict et les peines prononcées marquent la fin d’un procès (tableau de peines prononcées p.93).
Ces divers éléments offrent un panorama nuancé, détaillé et précis de l’activité inquisitoriale à Séville. Sa chronologie se partage clairement en deux temps : celui de l’Eglise militante, agressive, et le temps de la réforme, de la normalisation et de l’intériorisation de nouvelles pratiques. Les chiffres laissent voir ces variations puisque entre 1560-1600, 2 450 condamnés passèrent devant le tribunal, mais moins de 1 000 pour les 40 années suivantes, et 1 300 pour 1640-1700.
Les deux parties suivantes correspondent à ce partage thématique, avec l’étude de la chasse aux hérésies majeures (judaïsme, islam et protestantisme) au nom de l’unité de la foi puis, dans un second temps, avec l’analyse de la répression des hérésies et déviances mineures.
Envers les juifs, depuis l’interdiction du culte hébraïque et l’expulsion de 1492, la poursuite des faux-convertis au catholicisme représente la principale activité puisqu’on les soupçonne, à tort ou à raison, de judaïser en cachette et qu’on les qualifie de crypto-juifs, de nouveaux-chrétiens, de conversos, ou de judéo-convers. En outre, leur expulsion du Portugal en 1534 et la formation d’une Inquisition propre à ce royaume en 1536, plus tardives qu’en Espagne, ont favorisé une implantation en Espagne de ceux qu’on appelle les marranes. Or Séville, comme le souligne l’auteur, est aussi à plus d’un titre un territoire frontière, avec le Portugal et avec le monde barbaresque, car la terre d’Islam constitue un refuge pour les persécutés de la péninsule ibérique, mais aussi avec les Indes. En effet, le monopole colonial espagnol passe par Séville, et l’Inquisition contribue à filtrer les passages vers les Amériques pour éviter la contamination hérétique. Cependant, sur les 520 procès pour judaïsme recensés par l’auteur entre 1560 et 1700, 441 sont postérieurs à 1640, ce qui signifie que la grande vague de répression est postérieure à l’Eglise militante et qu’elle correspond à des éléments politiques. En effet, avec la chute du comte-duc d’Olivares, les conversos perdent un protecteur (intéressé financièrement) ; ils deviennent des cibles d’autant que la guerre avec le Portugal sécessionniste (1640-1668) a déjà commencé. A l’égard de l’Islam, la répression s’abat sur trois catégories de musulmans : les renégats, les esclaves vivant à Séville et les morisques. Dans ce dernier cas, la répression se déroule surtout à la fin XVIe siècle, quand, après la guerre des Alpujarras (1568-1572), le pouvoir déporte quelques 4 300 morisques dans la plaine andalouse. De ce fait, on compte près de 6 000 musulmans à Séville à la fin XVIe siècle. Plus de la moitié des procès ont lieu dans les quarante premières années étudiées. Par la suite, l’expulsion complète des morisques en 1609 anéantit cette communauté.
Le protestantisme a été encore plus rapidement et plus brutalement extirpé car, avec Valladolid, le noyau sévillan a été un des deux centres où des élites urbaines ont adhéré à la Réforme. En six années, entre 1559 et 1565, l’auteur ne dénombre pas moins de 212 procès contre les protestants. Les descriptions de ce milieu, de son implantation et de la brutale réaction des autorités offrent un résumé saisissant de ce que put être le protestantisme espagnol. Dans la lignée de ces inquiétudes religieuses, un mouvement proprement espagnol exprime une nouvelle forme de remise en cause de modèles spirituels : l’illuminisme. Ce courant prône l’oraison mentale et l’introspection, et certains même prétendent recevoir des instructions divines (les dejados). Là encore, Séville se distingue par une organisation à l’étonnante longévité : la confrérie de La Granada. Fondée vers 1540, cette confrérie survit jusqu’aux années 1623-1625, dates de sa destruction par le pouvoir inquisitorial au cours de procès retentissants. Enfin, toujours parmi ces hérésies majeures, le molinosisme, sorte de quiétisme (à ne pas confondre avec le molinisme), touche aussi la ville de Séville dans les années 1685, par le biais de l’influence de Molinos, auteur d’un Guide spirituel assez répandu (1675).
Ces adversaires désignés (le protestantisme, l’islam, le judaïsme et l’illuminisme) ne représentent pas pour autant l’essentiel de l’activité inquisitoriale ; après quatre-vingt années d’existence, cette institution se réoriente dès les années 1560 vers la police de la foi, la police des mœurs et la police des mots. Une fois les grandes hérésies vaincues et balayées, il devient nécessaire à l’Inquisition, pour justifier son existence, de traquer les comportements déviants afin d’affermir la discipline ecclésiastique et d’encadrer la foi des populations en punissant les écarts aux normes édictées par le concile de Trente. Ainsi de « petites hérésies » apparaissent au cours des procès avec la poursuite de la sollicitatio ad turpiam – sujet du livre de S. Haliczer, Sexualidad en el confesionario. Un sacramento profanado, Madrid, 1993 -, la sorcellerie (magie, chiromancie, astrologie…) que le tribunal sévillan ne traque qu’avec peu d’entrain en comparaison du dynamisme du tribunal galicien, et la condamnation de la bigamie dans la population, puisqu’elle viole le sacrement du mariage. En outre, les paroles et les propositions entrent progressivement dans les catégories délictuelles de l’Inquisition. Les jurons profanateurs, la simple fornication (réduite pourtant à l’affirmation qu’il n’y a pas péché en dehors des liens du mariage), les actes de blasphèmes et les propositions erronées (différentes des propositions hérétiques, car les premières nient des vérités admises, que l’Eglise n’a pas cependant défini ou proclamé de façon unanime, p.496) produisent une nouvelle délinquance qui, par voie de conséquence, légitime la fonction de l’institution répressive.
Dans le contexte religieux tendu des XVIe et XVIIe siècles, l’auteur replace la citation de l’italien Giovanni Botero (De la raison d’Etat, 1599) : « de toutes les lois, il n’y en a aucune plus favorable aux princes que la chrétienne, pour ce qu’elle leur soumet non seulement les corps et les biens des sujets…. mais aussi les volontés et les consciences : elle lie non seulement les mains mais les affections et les pensées » (p.593). En ce temps de polémique entre fanatiques des diverses religions monothéistes, on peut espérer que cette citation favorisera la réflexion des historiens et des philosophes.
Alain Hugon C.R.H.Q /Université de Caen Basse-Normandie
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