L’ouvrage est la version « livre » du mémoire de master 2 recherche de Pierre Alayrac, dirigé par Jean-Numa Ducange et Blaise Wilfert-Portal qui en rédigent la préface. Il correspond au renouvellement historiographique – même si l’auteur ne se revendique pas spécifiquement comme historien. Ce renouvellement est intégrée dans la démarche de Pierre Alayrac. D’un côté une histoire « par le haut » visant à caractériser les réseaux et les circulations d’acteurs et d’idées qui concourent à un tournant global dans la perception des problèmes comme des solutions. Histoire également « par le bas » qui s’intéresse à l’autre bout de la chaîne de traduction, dans des interactions et des situations concrètes, qui n’est pas sans rappeler une histoire connectée dans laquelle la micro-histoire du Congrès de Londres donnerait accès aux représentations, pas seulement idéologiques, de ce qu’est le socialisme dans son entièreté.
La méthode ethnographique qu’il privilégie permet à l’auteur d’assumer de ne pas rentrer dans la complexité des débats théoriques et doctrinaux. Pas ici de grandes citations des principaux leaders du socialisme européens partagés entre réformistes et révolutionnaires, notamment les anarchistes qui se trouvent exclus du congrès dès le 27 et organisent un contre-Congrès ailleurs. Cette histoire doctrinale pouvait en effet sembler saturée au point de ne plus permettre d’approcher les sources sans faire écran. Toutefois, Pierre Alayrac connaît ses classiques du socialisme comme en témoigne sa bibliographie et nombre de remarques (Georges Haupt est abondamment cité, Jacques Droz trouve sa mention). Il ne feint donc pas de croire qu’on puisse en faire l’économie mais simplement qu’on doit pouvoir la mobiliser autrement. Il ne néglige pas non plus l’effet de cette scission sur les socialismes nationaux qui est au cœur d’un très intéressant troisième chapitre sur la fracture entre parlementaristes et anti-parlementaristes.
Le livre ne propose donc pas à travers ce Congrès une histoire du socialisme qui embrasserait l’ensemble des lignes de crête comme des contradictions du socialisme international. Ainsi la scission entre réformistes et révolutionnaire, étatistes et anarchistes, nodale dans l’histoire de ce Congrès, n’est finalement dans l’ouvrage pas fondamentale, tant elle cède devant le nouvel enjeu de la contradiction entre nationalisme et internationalisme dans le socialisme. Là encore il ne s’agit pas pour Pierre Alayrac de mettre en scène les débats où s’affronteraient les tenants de l’internationalisme « dur » contre les nations, et les nationalistes – au sens austro-marxiste, comme Otto Bauer qui entendra faire en Autriche pendant l’entre-deux-guerres la synthèse du marxiste et du nationalisme. L’auteur montre cependant comment le Congrès est codé en termes nationaux, ce qui rend problématique la construction du socialisme comme un cosmopolitisme.
Intéressant et résolument moderne est son choix de rendre compte de « l’organisation concrète » de ce congrès. L’auteur met ainsi en évidence la richesse d’un internationalisme qui cherche sa voie au milieu des divergences nationales, et qui dans le même mouvement mais moins volontairement concourt à la consolidation des socialismes nationaux. Contre l’écriture par monographies nationales, le Congrès est le lieu de la représentation des socialismes et de long développement sont consacrée à la présentation par la presse écrite et l’illustration de ce que signifie être un socialiste français, anglais, allemand ou australien. Volume et caractéristiques des délégations, enjeux des traductions dans cette Babel socialiste, tout est décortiqué pour comprendre comment la volonté de « faire international » est construite contre les habitudes de représentation de l’internationalisme comme un inter-nationalisme, c’est à dire comment les codes nationaux sont déjà intégrés par les socialistes qui se réclament de l’internationalisme.
L’une des dimensions qui font l’intérêt de cette publication tient dans l’exposé transparent de la démarche de l’auteur. La prosopographie est très à la mode avec le développement des outils quantitatifs qui permettent non seulement de procéder à des analyses factorielles, ce qui n’est pas nouveau, mais également de visualiser les réseaux et de dégager des régularités et des récurrences. Ici le profil social distingue près d’une moitié de congressistes qui appartiennent à des classes aisées quand seulement un tiers vient des milieux populaires ; le profil intellectuel est également très sur-représenté. Il se dégage une identité spécifique des « pèlerins de l’Internationale » dont on peut se demander si les caractéristiques ne sont pas une constante de l’identité des personnalités de gauche engagées dans les institutions internationales du XXe siècle, voire de l’ensemble du personnel politique international.
Cette mise en évidence d’un « ethos de classe » des congressistes de l’Internationale conduit à un regret de lecteur cependant, mais dont il n’est pas sûr qu’il puisse être reproché à l’auteur tant il est tributaire des sources. Cette histoire « au raz des flots » s’arrête au seuil du sensible, au moment ou le bruit et la fureur des congrès deviennent objet de littérature ou de mémorialistes. Il y a dans les photographies reproduites des délégués, notamment des néerlandais Wibaut, Tak et Troelstra (p. 67) quelque chose de plus que l’illustration d’une délégation nationale. Pierre Alayrac signale qu’il y a peu de ces photos, qui avec le plan reproduit p. 62 donne au Congrès la matérialité d’une rencontre – entre notables socialistes blancs – qui se singularise. Les congressistes partagent une situation, un temps et un lieu, une sociabilité de la classe « pour soi » comme objet ethnographique. Cet aspect est évidemment présent dans l’ouvrage (chap. 2), mais sous une forme très objectivée, et parfois un peu froide du fait du traitement collectif des personnes.