Robert Darnton, historien américain, ancien professeur à l’Université de Princeton il est directeur de la Harvard University Library. C’est un éminent spécialiste de l’histoire du livre et de la lecture au XVIIIe siècle. On lui doit de nombreuses publications, notamment : L’affaire des Quatorze : poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle (Gallimard, 2014), L’aventure de l’Encyclopédie. Un best-seller au siècle des Lumières (Perrin, 1982 et Seuil-Points, 2013 ), Le Diable dans un bénitier : l’art de la calomnie en France, 1650-1800, Gallimard, 2010 et à, réécouter L’histoire vraie des fausses nouvelles1

 

Un tour de France littéraire est né de la fréquentation d’un fond d’archives inédit, celles de la Société Typographique de Neufchâtel (STN) : stocks, comptabilité, commandes, correspondances, une plongée dans l’univers d’un éditeur connu pour publier des textes interdits, des copies piratées et plus précisément dans le quotidien d’un commis voyageur qui fait en quelque sorte un tour de France des librairies françaises qui commercialisaient les productions de la STN. Le quotidien sort des carnets de Jean-François Faverger et permet d’approcher le monde des livres à l’époque des Lumières, les origines culturelles de la révolution.

Le mondes des livres

Dans son introduction Robert Darnton dresse un tableau des éditeurs-libraires au XVIIe et XVIIIe siècles : le quasi monopole parisien, la diversité des libraires de province, la production légale, la censure et le piratage par des éditeurs étrangers, suisses ou hollandais.

Les abondantes archives de la STN couvrent la période 1769-1789 à la vielle, donc , de la Révolution, une période où la police du livre et contrefacteurs rivalisent. En suivant les notes et les pas de son commis voyageur l’auteur a pour objectif de connaître les livres, leurs lecteurs et la vie des libraires.

Neufchâtel : Notre homme en mission

Jean-François Faverger prend la route en 1778. Son allure et son quotidien apparaissent dans ses carnets (choix d’un chapeau ou d’une paire de bottes) et son caractère d’homme instruit dans ses correspondances où il décrit bien des personnages rencontrés dans sa tournée et dont il fait rapport à son employeur la Société Typographique de Neufchâtel (STN). Faverger rapporte des informations sur l’accueil en France de ce commis protestant et sur les risques des voyages. Robert Darnton montre que ces commis étaient indispensables au commerce en ces temps là, il faut vendre mais aussi échanger pour vendre ailleurs comme l’indique les instructions reçues de la STN.

Pontarlier : Contrebande et passage de frontières

Première étape française, c’est l’occasion de découvrir comment étaient envoyés les livres, ici par exemple L’encyclopédie et comprendre la concurrence acharnée entre éditeurs, le rôle des voituriers et les astuces pour passer la douane.

Lons-le-Saunier : L’évaluation des boutiques

Faverger se doit d’évaluer les clients potentiels, on voit les très nombreux libraires-éditeurs de province qui impriment et vendent : littérature religieuse, manuels scolaires et ce que le commis nomme les « usages »2 qui ne l’intéressent pas. Pour repérer les « bons libraires » il se réfère à L’almanach de la librairie, édité pour la première fois en 1777 mais s’informe aussi auprès des aubergistes. On le voit évaluer les boutiques selon divers critères dont le plus important est la confiance.

Bourg-en-Bresse : Vendre des livres et recouvrer des impayés

Le récit de Faverger permet d’approcher les lecteurs et les tractations de commerce avec les libraires. L’auteur développe le cas de l’association Robert et Gauthier, deux vendeurs de livres interdits notamment pornographiques3 dont les affaires avec la STN sont décrites en détail comme d’ailleurs la question des systèmes de paiement.

Lyon : entrepreneurs et boucaniers

Nous entrons ici dans une autre dimension, Lyon qui a été une des premières villes d’imprimerie est un important centre du commerce du livre, une nombreuse population vit de cette activité : éditeurs, imprimeurs, relieurs… et une clientèle locale nombreuse fait de Lyon un centre de diffusion pour les éditeurs suisses, le lieu de distribution vers tout le royaume puisqu’y siège une Chambre syndicale du livre. Pour Faverger c’est une place importante du fait des accords de la STN avec des éditeurs locaux pour une édition pirate de L’Encyclopédie, ouvrage très demandé et pour lequel existe une rude concurrence dont Robert Darnton dévoile tous les aspects

Lyon : La contrebande intérieure

Ce centre du livre mérite un second chapitre où Faverger se rend à la Chambre syndicale pour passer des accords de contrebande car la Chambre syndicale recevait les balles de livres transportées depuis Pontarlier et émettait un acquit à caution qui autorisait circulation et paiement. Il convenait donc d’acheter des contrôles de complaisance comme ceux pour Revol, intermédiaire lyonnais des expéditions vers Bordeaux ou Montpellier. L’auteur décrit avec précision les manœuvres de contrebande et les querelles entre partenaires.

Avignon : Le commerce d’échanges

C’est à l’escale d’Avignon que Faverger décrit ses fonctions dans les échanges de livres avec les éditeurs-libraires qui troquent des ouvrages pris sur leurs stocks contre des ouvrages édités par la STN ce qui élargissait l’offre offerte à la clientèle. Responsabilité importante pour le commis d’autant que son arrivée suit de près les édits de 1777 qui risquaient de mettre en difficulté les imprimeurs de la ville dans leur piratage d’éditions parisiennes de bonne vente.

Nîmes, Montpellier, Marseille : La lutte pour la survie du Sud

Faverger poursuit son voyage dans ce Sud où le commerce du livre semble peu florissant. A Nîmes les ouvrages protestants dominent et les libraires accueillent chaleureusement le commis calviniste. Les échanges de la STN avec deux libraires Gaude et Buchet sont décrits en détail entre livres religieux et ouvrages des Lumières.  A Montpellier, Faverger rencontre Rigaud un libraire dont l’activité a ruiné ses concurrents. A Marseille, la ville est décrite dans les États de la libraire comme une ville de livres et pamphlets illégaux, hostile à la religion et aux bonnes mœurs où Moissy en confirme la réputation par ses commandes de livres interdits (Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, Mémoires sur la bastille de Linguet) ou d’actualité comme le Traité général du commerce de l’Amérique de M. Chambon.

Toulouse, Bordeaux, La Rochelle, Poitiers : Dur combat dans le Sud-Ouest

La librairie est peu active à Toulouse pourtant ville universitaire car l’application des règlements par la Chambre syndicale toulousaine est sévère et la concurrence entre professionnels forte.
Faverger, après une commande qui semble risquée arrive à Bordeaux en octobre 1778 : 25 libraires mais une seule commande de titres autorisés de Molière à l’Histoire de l’Amérique de William Robertson et des romans par un libraire dur en affaire. En 1783 l’ordre de faire examiner tous les envois étrangers par la Chambre syndicale de Paris gêne évidemment les affaires de la STN comme le montre l’exemple des relations avec Pavie, libraire à La Rochelle ou Chevrier à Poitiers même s’ils vendent des livres protestants.

Loudun : Colportage et système capillaire

Cette escale est l’occasion de découvrir un autre aspect du commerce du livre le colportage à partir de l’exemple de Jean-François Malherbe même si le livre ne représente qu’une part annexe de ses activités de grossiste. On apprend ce qui a du succès dans les tournées des colporteurs : « livres relatifs aux sentiments que répandent les philosophes »4. On découvre aussi le difficile paiement des commandes, les possibilités d’action de la STN et le caractère risqué de ce commerce avec les mésaventures policières et judiciaires d’un colporteur.

Blois, Orléans, Dijon : Haut et bas de gamme au cœur de la France

Reprenant la route Faverger poursuit son travail. On le suit à Blois, deux imprimeurs pour une clientèle de notables curieux (Voltaire, Rousseau, Molière) puis à Orléans où les dossiers des libraires montrent un attrait certain pour les romans et les écrits philosophiques. A Dijon il retrouve un vieux client, Capel, dont les commandes transitent par le Jura.

Besançon : Le pays du livre par excellence

Voilà une ville où les libraires, comme Charmet, commercent habituellement avec la STN. La correspondance donne un bon aperçu des livres les plus demandés : politique (Mémoires de Necker), philosophie (Lettres philosophiques de Voltaire, Confessions de Rousseau) mais aussi « littérature à sensation » (L’espion anglais, le libertin de qualité ou Lettres de cachet et des prisons d’État de Mirabeau). Les affaires d’un second libraire, Lépagnez sont également détaillées.

Neufchâtel : Une vue d’ensemble de la demande en littérature

De retour Faverger se marie.
Robert Darnton pose dans ce dernier chapitre une importante question : Les archives de la STN sont-elles représentatives du commerce du, livre ? Il aborde ici ce que l’on sait de cette activité pour l’Angleterre, peu de choses, pour l’Allemagne. Il rappelle l’importance de l’impression hors du royaume des livres interdits ou susceptibles de l’être et l’importance des éditions-pirates au profit des éditeurs de province. Il montre combien il est difficile d’écrire une histoire statistique de la diffusion du livre en Europe et propose un tour d’horizon des meilleures ventes de la STN.

L’auteur conclut sur le soin des libraires de répondre aux demandes de la clientèle sans doute sans avoir été conscients d’ouvrir la voie à une Révolution.

Voilà un ouvrage très documenté qui pourtant se lit comme un récit de voyage.

 

1  France Culture : émission Concordance des temps du 19/08/2017

2  Faire-parts, billets d’enterrement, placards, almanachs…

3  La religieuse en chemise, véritable best-seller est certes à l’enfer de la BNF mais paraîtrait aujourd’hui bien sage

4  Cité page 203