Voici un monument des sciences sociales ! Michel de Certeau (1925 – 1986) en a été le grand ordonnateur. Ici, l’historien des textes mystiques de la Renaissance à l’âge classique a dirigé une recherche collective qui porte sur Monsieur Toutlemonde. Dans L’invention du quotidien, c’est la créativité des gens ordinaires qui est objet d’études. Il s’agit de s’intéresser, dans le contexte des Trente Glorieuses, non pas à la consommation passive de produits manufacturés mais à leur usage par les populations et aux bricolages que les individus mettent en œuvre au quotidien. « Le quotidien est parsemé de merveilles, écume aussi éblouissante (…) que celles de écrivains ou des artistes. »
L’entreprise a été longue (1974-1978). Elle a été menée par un groupe de disciples-chercheurs réunis autour de De Certeau (sélectionnés parmi les membres du séminaire de troisième cycle assuré par De Certeau en anthropologie à Jussieu). Elle a été financée par la délégation générale à la recherche scientifique et technique dans le cadre d’un contrat de recherche portant sur le « développement culturel ». La recherche commandée consiste à rendre compte de la « liberté buissonnière des pratiques » et d’étudier les mécanismes de résistance qui émergent face à la standardisation. Pour cela, les chercheurs doivent mener une « pratique observatrice et engagée » dans un quartier de Paris.
« Le quotidien s’invente avec mille façons de braconner. » Les individus mettent en œuvre des tactiques et des stratégies au quotidien. L’une et l’autre se distinguent par le fait que la tactique peut s’émanciper d’un lieu contrairement à la stratégie où le lieu sert de base à la gestion des relations. Pour rendre compte de ces éléments, l’ouvrage s’organise en cinq parties : une culture très ordinaire, théories de l’art de faire, pratiques d’espace, usages de la langue, manière de croire.
La troisième partie consacrée à l’espace interpelle plus particulièrement les géographes. De Certeau analyse les marches dans la ville par le biais des voyeurs (ce que nous sommes quand nous prenons de la hauteur, au dernier étage d’un des tours du World Trade Center, par exemple ! « L’élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. ») et des marcheurs (« les pratiquants de la ville ordinaire »). « L’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation (le speech act) est à la langue ou aux énoncés proférés. » Le fait d’errer dans la ville est une expérience sociale à part entière. La manière de raconter l’espace est centrale dans sa perception. « Tout récit est un récit de voyage, – une pratique de l’espace. » De Certeau voit deux manières de raconter l’espace : celle qui dresse un parcours : l’interrogé indique quelle direction suivre pour arriver dans un endroit précis ; celle qui s’apparente à une carte : tel lieu se trouve à côté de tel autre. Ce rapport aux lieux construit un discours qui rend compte de la relation que l’individu entretient avec un Ici par rapport à un Ailleurs, « une familiarité » par rapport à une « étrangeté ».
Le décodage des pratiques du quotidien est au centre de ce premier volume. Si des exemples ponctuent le texte, l’ensemble demeure difficile à lire par la densité du texte. Un texte à lire et à relire pour s’imprégner de la pensée de De Certeau, qui porte pourtant sur un sujet qui nous est proche. « Cet essai est dédié à l’homme ordinaire. Héros commun. Personnage disséminé. Marcheur innombrable. » Quelle belle dédicace pour rendre hommage aux héros du quotidien qui l’inventent chaque jour !
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes