Jean-Marc Berlière, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, et Franck Liaigre, chargé de recherches au CNRS, ont publié en 2004 Le sang des communistes, passionnante étude des débuts de la lutte armée menée par le Parti communiste à l’aide des « Bataillons de la jeunesse » à l’automne 1941. Jean-Marc Berlière est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage sur Les policiers français sous l’Occupation. Franck Liaigre publiera prochainement (avec Sylvain Boulouque) Les listes noires du PCF 1931-1945.
Un ouvrage scientifique à lire comme un roman
Cet ouvrage est une étude scientifique fondée sur la lecture et l’analyse critique d’une masse considérable de documents d’archives. Le texte est d’ailleurs enrichi de 80 pages de notes et d’une solide bibliographie. Si les auteurs prennent la précaution de préciser dès la première page que leur livre est « le résultat de plusieurs années de recherches menées dans des centaines d’ouvrages et de mémoires, mais surtout des centaines de cartons de divers centres d’archives », c’est qu’on pourrait en douter tant la lecture s’apparente souvent à une enquête policière qui vous tient en haleine et dont les fils entrecroisés sont progressivement démêlés pour aboutir à l’exposé des faits. Cette apparente contradiction s’explique par la richesse extrême des archives de la préfecture de Police et par le travail historique dont elles ont été l’objet. Les archives contiennent « le détail des enquêtes et filatures menées par le policiers (…), des procès verbaux d’interrogatoires de cadres et de militants arrêtés », ainsi que « des documents saisis lors des fouilles ou des visites domiciliaires. Ces documents internes au Parti permettent de « croiser », vérifier, comparer entre eux les aveux faits à la police, les rapports et échanges internes, les enquêtes menées après-guerre en même temps qu’ils donnent une vue très réaliste sur l’appareil clandestin et son fonctionnement. »
L’ouvrage reconstitue l’histoire du « détachement Valmy », dépendant étroitement de la « commission des cadres » du Parti communiste, elle-même aux ordres directs de Jacques Duclos. Le « détachement Valmy » était à la fois une police politique interne au Parti chargée de « liquider les traîtres » et un groupe d’action armé spécialisé dans les attentats contre les troupes d’occupation dans la capitale. Mais autant que cette « face cachée du PCF », c’est l’histoire des brigades spéciales constituées au sein de la police pour lutter contre la résistance communiste qui est racontée dans ce livre.
La « Guépéou du Parti »
La commission des cadres du Parti a été créée à la fin de 1932 pour contrôler les militants exerçant des responsabilités. Chacun d’entre eux devait répondre à un questionnaire autobiographique en 74 points conçu par Moscou. Arthur Dallidet la dirige d’octobre 1940 à février 1942, auquel succèdent Robert Dubois (mars-octobre 1942) et Pierre Brossard (novembre 1942-mars 1943). Ils dépendent directement de Jacques Duclos qui se cache alors dans une villa de la vallée de Chevreuse. La direction de la commission, obsédée par le complot policier et formée à Moscou, analyse les questionnaires biographiques pour démasquer les communistes déviants, les « traîtres » promis à l’exclusion. C’est elle qui a conçu la création d’un petit groupe d’hommes sûrs chargés de « liquider » les « renégats » (ex responsables du PCF passés au PPF de Doriot ou au Parti ouvrier et paysan français de Marcel Gitton), de châtier les collaborateurs, mais aussi de faire la police dans les rangs du parti clandestin. Placés sous les ordres de Marius Bourbon ces « cadres spéciaux » constituent le « détachement Valmy » et inaugurent leurs missions le 4 septembre 1941 en assassinant Marcel Gitton, en plein jour et en pleine rue.
Au printemps 1942, le « détachement Valmy » compte une trentaine de membres, tous clandestins, salariés du Parti et cooptés. La discipline y est stricte, acceptée, même si parfois les menaces servent à surmonter les doutes. Pour être admis dans le groupe, il faut « faire ses preuves » : abattre sans discuter une personne désignée ; après il est trop tard pour reculer : on en sait trop… Les premières exécutions (par balles après filature et repérage, avec fuite en bicyclette le plus souvent) sont celles de « renégats », ancien communistes ayant souvent quitté le Parti quand il approuva la signature du pacte germano-soviétique. A partir de mars 1942, les hommes du « détachement Valmy » sont utilisés pour exécuter des militants du parti qu’on soupçonne d’avoir trahi, sans en avoir toujours la preuve. Ainsi un haut responsable normand que la direction soupçonnait sans aucune preuve d’avoir trahi ses camarades, est-il abattu dans le sous-sol d’un pavillon des bords de Seine après une caricature de procès stalinien. La direction reconnaîtra dans un rapport secret de 1948 qu’il était innocent. Les victimes sont abattues par balles dans des endroits discrets où elles ont été convoquées. Les bavures ne sont pas rares, ainsi que les exécutions commanditées pour des motifs qui n’ont rien de politique.
« L’appareil moteur de la lutte armée »
A l’automne 1942 le « détachement Valmy » reçoit l’ordre de commettre des attentats contre les troupes d’occupation, afin de servir d’exemple aux FTP. Les hommes disposent désormais d’armes et d’explosifs anglais de grande qualité. Le 8 août 1942 Robert Simon lance une grenade par la fenêtre ouverte de la salle du restaurant de l’hôtel Bedford, occupée uniquement par des militaires allemands. A l’automne 1942, ils réalisent plusieurs attentats spectaculaires : une bombe explose au cinéma Rex le 17 septembre (2 morts, 20 blessés), à la gare Montparnasse le 13 octobre… Le bilan est certes modeste (25 Allemands tués dans le département de la Seine entre juin 1941 et décembre 1942) mais le PCF veut affirmer sa place dans la Résistance et conquérir une légitimité compromise par la politique qui a été la sienne jusqu’au printemps 1941.
L’acharnement des brigades spéciales
Les polices de la IIIe république ont toujours surveillé et combattu le Parti communiste. La lutte s’intensifia après le décret-loi Daladier du 26 septembre 1939 qui interdit le PCF. Une « brigade spéciale anticommuniste » fut créée au sein de la Direction des Renseignements généraux en mars 1940. Elle pouvait s’appuyer sur l’énorme documentation accumulée par la 1re section des RG : ses 135 inspecteurs et gradés qui surveillaient le PCF depuis sa naissance, connaissaient l’organigramme du Parti, avaient fiché les responsables, travaillaient avec les commissariats de quartier qui recevaient les délations et possédaient leurs propres fichiers.
La répression s’intensifia sous le gouvernement de Vichy, personnifiée par l’arrivée de Lucien Rottée à la direction des RG, le 1er mai 1942. « Orgueilleux, cassant, très autoritaire (…) Rottée vouait aux communistes une aversion totale ». Il renforça la brigade spéciale anticommuniste à la tête de laquelle il nomma le commissaire David, resserra sa collaboration avec les services allemands, puis créa une seconde « brigade spéciale » qualifiée d’« antiterroriste » (la BS2) confiée au commissaire Hénoque, son neveu.
Les hommes des BS sont assez jeunes ; ils ont connu une promotion rapide et disposent de nombreux privilèges professionnels, pécuniaires et matériels. Ils sont viscéralement anticommunistes, travaillent beaucoup et utilisent des techniques efficaces et bien rôdées : filatures de plusieurs semaines avec de nombreux relais et sous les déguisements les plus divers, longues réunions de travail qui permettent de croiser les enquêtes, d’accumuler les renseignements et de donner l’impression à la personne interrogée qu’ils savent déjà tout, utilisation d’informateurs, fouilles domiciliaires très complètes etc.
Déjà choqués et déstabilisés par les détails que leur assénaient les policiers, les résistants arrêtés étaient tétanisés par la perspective d’être torturés. Les interrogatoires sont effectivement violents : gifles, coups de poings, coups de pieds, tabassage au nerf de bœuf etc. Plusieurs hommes sont morts sous les tortures. La consigne du Parti était de se taire et le fait d’avoir parlé –même après plusieurs jours de torture- était considéré comme une trahison. Cependant « en réalité, tous, ou presque, finissent par parler ».
Les membres du « détachement Valmy » furent tous arrêtés en octobre 1942. Un peu de chance et beaucoup de « savoir-faire » du côté des policiers, un homme qui craque et qui parle… et ce fut l’enchaînement des arrestations que les auteurs décrivent dans les moindres détails. Les policiers sablèrent le champagne et reçurent de belles gratifications. Les résistants furent livrés aux Allemands et conduits au fort de Romainville en attendant d’être fusillés.
Destins
« L’épuration judiciaire fut impitoyable contre les services anticommunistes ». Sur les 220 policiers ayant appartenu aux BS, 195 passèrent devant la Commission d’épuration et 142 furent traduits devant un tribunal. Si le préfet de police Amédée Bussière sauva sa peau, Lucien Rottée et Fernand David furent condamnés à mort et exécutés. Ceux qui réussirent à se cacher et qui ne furent jugés qu’un peu plus tard, quand commença la guerre froide, sauvèrent tous leur peau et bénéficièrent des lois d’amnistie.
Les résistants échappèrent à l’exécution grâce à un concours de circonstance : leurs dossiers furent réclamés par Berlin qui exigea que les détenus soient laissés à sa disposition. Ils ne furent donc pas fusillés mais déportés en deux convois les 25 et 27 mars 1943 sous l’étiquette NN, vers le camp de Mauthausen. Une majorité d’entre eux revint de déportation.
Pour certains de ces rescapés de l’enfer concentrationnaire, les épreuves n’étaient pas finies : le Parti s’acharna en effet contre ceux qu’il qualifia de « donneurs », accusés d’avoir parlé et donc d’avoir trahi…
Dans la postface de ce remarquable ouvrage, les auteurs insistent sur la fragilité des témoignages et les risques qui pèsent sur une histoire dont ils seraient la source essentielle. Rectifiant certaines grosses erreurs contenues dans les témoignages des survivants du « détachement Valmy », ils insistent sur la nécessité d’une « exploitation raisonnée et méthodique d’archives très largement accessibles » et se disent convaincus qu’il en sortira « une histoire des années noires (…) débarrassée des mythes et des œillères qui l’ont encombrée et aveuglée trop longtemps ».
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