François Moulin, journaliste à L’Est Républicain et auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur l’histoire et le patrimoine du Nord-Est de la France, s’est « attaqué » cette fois-ci à la Lorraine des années noires, de l’Occupation en juin 1940 à la conclusion ultime, la traque des nazis à la fin des années 1960.
L’approche de l’ouvrage est doublement inédite. La première originalité réside dans l’étude de la situation singulière de la Lorraine en 1940, découpée par l’envahisseur. La Moselle est annexée de fait au Reich, les lois françaises sont remplacées par les lois allemandes, des dizaines de milliers de personnes sont expulsées, une politique de germanisation systématique est appliquée, les jeunes enrôlés de force dans les systèmes paramilitaires ou l’armée,…Les trois autres départements lorrains sont restés français et ils dépendent donc du gouvernement de Vichy, mais ils n’en sont pas moins soumis à des dispositions particulières : incluses au départ dans la zone interdite, leurs populations, du fait de la proximité du Reich (notamment grâce à l’annexion de la Moselle !), sont plus contrôlées qu’ailleurs, même après la disparition de la zone. L’auteur s’attache ainsi à comparer les deux situations au fur et à mesure du développement de l’ouvrage .
Premier exode
La seconde originalité de l’auteur est de ne pas s’intéresser aux événements, qui ne constituent que la toile de fond de l’époque, mais aux hommes confrontés à l’Occupation, de la collaboration à l’épuration, ce que précisent bien les sous-titres dès la page de couverture.
Ainsi l’ouvrage avance-t-il dans l’histoire de cette époque par thèmes diachroniques, après les nécessaires précisions dans les deux premiers chapitres, concernant les distinctions entre la Lorraine sous Vichy et la nazification de la Moselle.
L’auteur étudie ensuite les contrôles policiers et la cohabitation – difficile – avec la police allemande, puis la répression et les spoliations concernant avant tout juifs et francs-maçons, avant d’aborder, dans un chapitre un peu « fourre-tout » intitulé à défaut de mieux probablement « La vie sociale au ralenti » qui regroupe à la fois le syndicalisme à l’époque et la colonisation agraire. Les chapitres consacrés à « La galaxie des collabos », de leur origine à leur fuite est certainement l’inventaire le plus passionnant et le plus mal connu du grand public – pas seulement lorrain – en raison des nombreux silences et tabous qui l’entourent toujours ; collaborateurs et ralliés, militants d’extrême droite, indicateurs, autonomistes, journalistes pro-nazis, fonctionnaires trop zélés constituent, aux côtés de l’occupant, une collection de personnages troubles et dangereux dont certains n’hésitent pas à utiliser la délation, de revêtir l’uniforme de la Milice ou allemand, à pratiquer la torture ou à traquer les maquisards, notamment dans les Vosges .
Exode vers l’Est
Journaliste, l’auteur s’intéresse bien entendu également à la fin de la presse libre avec une étude très fouillée concernant la disparition ou le sabordage de certains journaux, et la création de plusieurs feuilles généralistes ou plus ou moins ciblées ; il manque par contre dans ce tableau intéressant la presse des évacués mosellans qui perdure longtemps …
A partir d’août 1944, l’exode recommence mais vers l’Est cette fois-ci ! Des centaines de collaborateurs et leurs familles constituent des colonnes motorisées afin de fuir la région parisienne, direction la Lorraine ! L’installation des fuyards à Nancy où certains veulent mener grand train, puis dans les Vosges sera finalement de courte durée avant l’exil en Allemagne à cause de la rapidité de l’avance alliée. Pendant ce temps, en Moselle, les différents responsables de la nazification et apparentés s’empressent de quitter le navire.
Un cahier central de documents et de photographies, souvent en couleurs, pour la plupart inédits, clot la première partie de l’ouvrage pour aborder le « climat de vengeance » qui s’installe à partir de 1944 dans les départements libérés. Il est marqué au début par une courte période d’épuration sauvage, surtout dans les Vosges, département français qui détient un nombre record de victimes de l’Occupation avec 3000 déportés et 400 maquisards tués ; les scènes avec femmes tondues, croix gammées peintes et bombes artisanales sur façades et devantures de magasins des collaborateurs notoires – inversion de l’histoire à dix ans d’intervalle – sont connues ! L’auteur décrit ensuite minutieusement la recherche active des collaborateurs et dénonciateurs, puis l’épuration des entreprises ayant profité de la guerre et les administrations ; profiteurs et délateurs sont souvent nommément cités, même si l’auteur occulte beaucoup de noms de familles dont les membres ne sont pas responsables des turpitudes de l’un des leurs.
Les derniers chapitres concernent les grands procès régionaux – plus de 2500 – qui concernent les membres de la Gestapo mais aussi les « lampistes », les journalistes véreux, les membres de la LVF et du PPF de Doriot, … Contrairement aux trois autres départements, l’esprit de revanche est très atténué en Moselle malgré les spécificités de l’annexion, la grande majorité de la population souhaitant au plus vite oublier les années noires.
La conclusion de l’ouvrage dresse le bilan de l’épuration, mais surtout le devenir des condamnés de tout poil qui, d’amnistie en amnistie, voient leurs peines commuées puis annulées au fur et à mesure jusque dans les années 1960 sous les prétextes les plus divers , tant en France qu’en Allemagne.
Cependant, si l’amnistie implique un droit à l’oubli, « aucune amnistie ne pourra l’emporter sur le devoir de mémoire et les impératifs de l’histoire ».
Jean-Claude Bastian