Ce livre est un recueil d’études publiées entre 1991 et 2003, réorganisées ici en un nouvel ensemble. L’auteur de l’ouvrage, Frank Lestringant, professeur à l’Université Paris IV- Sorbonne, est un spécialiste reconnu de la littérature réformée du XVIe siècle, notamment des œuvres d’Agrippa d’Aubigné (1552-1630) et du pasteur Jean de Léry (1534-1613).
Le thème de ce recueil est défini dans l’avant-propos. L’enquête de F. Lestringant a trouvé son point de départ dans un paradoxe. Au XVIe siècle, en dépit de leur rejet profond de l’« idolâtrie » romaine, en particulier du dogme eucharistique, des auteurs réformés ont fait l’exaltation des suppliciés de la Réforme. Jean Crespin fait paraître la première édition de son martyrologe protestant à Genève, en 1554. La répression du pouvoir, en particulier à la fin du règne de François Ier et tout au long de celui d’Henri II, devient ainsi l’occasion de magnifier ces « chairs atrocement mutilées » sur les bûchers (p. 13). La flambée des martyrs constitue alors « la réalisation inopinée d’une espérance immémoriale, les promesses du Ciel descendant sur la terre » (p. 11). C’est ce témoignage des martyrs qui fait la vérité de la Réforme protestante. Le martyr éclaire le monde, divulgue la vérité de la Parole (p. 56). Les Guerres de Religion bouleversent la donne. L’anonymat des massacres, dont les plus emblématiques sont ceux de 1572, fait perdre aux martyrs leur visibilité. L’époque des « Fers » succède à celle des « Feux », selon le diptyque présenté par Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques, poème épique rédigé à partir des années 1570 mais publié seulement en 1616. Progressivement, la « culture protestante des martyrs », pour reprendre le sous-titre du livre de David El Kenz (Les Bûchers du Roi…, Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 1997) est dépassée par la concurrence catholique. Elle ne trouve plus qu’un écho dans l’œuvre d’A. d’Aubigné avant de trouver une nouvelle jeunesse après la Révocation de l’Édit de Nantes (1685).
Les neuf chapitres de l’ouvrage déclinent ces réflexions. Ils ne sont pas exempts de redites et de retours qui compliquent parfois la lecture. La première partie revient sur le sens du martyre dans l’apologétique réformée. La deuxième s’intéresse principalement à la « guerre des martyrs et des martyrologes » entre catholiques et protestants à la fin du XVIe siècle et au début du suivant. La dernière partie évoque quelques aspects de la « conscience martyre » (Hubert Bost) des protestants aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Le martyrologe de l’imprimeur genevois Jean Crespin (vers 1520-1572), dans ses éditions successives (1554, 1564, 1570), complété par d’importants ajouts (éditions de 1582 et 1619) du pasteur Simon Goulart (1543-1628), constitue une des sources essentielles du livre. Le Livre des martyrs de Jean Crespin se veut moins la réponse à une demande d’un public nostalgique d’une certaine hagiographie que le témoignage privilégié de la vérité divine. Le projet est largement soutenu par Calvin. Il ne s’agit pourtant pas de retomber dans les « erreurs » de l’Église romaine. La présentation des martyrs valorise la Parole et donc le message aux dépens du spectacle des cruautés (p. 34). Le martyrologe de Crespin n’est d’ailleurs pas une simple collection des corps suppliciés des protestants morts pour la foi. Il a pour souci de s’intégrer dans une histoire de la chrétienté. Goulart, dans ses éditions de l’Histoire des martyrs, accentue cet aspect. L’histoire permet de donner aux martyrs protestants des modèles prestigieux (les premiers chrétiens voire le Christ lui-même). Crespin et Goulart sont soucieux cependant de distinguer les « vrais » martyrs de ceux dont la cause est injuste. Ils reprennent en cela le célèbre adage, répété dans les Œuvres de saint Augustin : « Martyrem non facit poena, sed causa » (« C’est la cause qui fait le martyre et non la peine »). La force du martyrologe genevois procède ainsi d’un juridisme étonnant. C’est une décision de justice, aussi inique soit-elle, qui condamne « l’hérétique ». Elle est d’ailleurs souvent brandie comme preuve, en tout cas comme justification de l’exécution (p. 74). Le supplice inverse alors le cours des choses. Au lieu de sceller un châtiment exemplaire, il confirme une élection (p. 11). L’exécution des « cinq de Lyon », en 1553, est tout à fait exemplaire à cet égard. Dans la charrette qui les conduit place des Terreaux, lieu du supplice, les condamnés chantent le psaume IX, « De tout mon cœur t’exalterai ». Sur le bûcher, ils s’embrassent (p. 132). Les Guerres de Religion, « l’âge des Fers », ne permettent plus de distinguer les « vrais martyrs » des usurpateurs. L’ère des massacres a succédé à celle des supplices individuels. Dans le martyrologe de Goulart, la cause devient implicite. C’est la défense de l’Église martyre dans sa totalité qui est proclamée (pp. 78-79). Agrippa d’Aubigné, dans les Tragiques, maintient cependant une « conception élitaire du martyre » (p. 80) et voit dans la période qui commence en 1562 la pire des situations pour les huguenots, incapables désormais de prouver la vérité de leur religion.
Le dernier tiers du XVIe siècle voit s’organiser la riposte catholique. Frank Lestringant montre que les martyrologes de l’une et l’autre confession fonctionnent selon les mêmes logiques (chapitre 4, p. 116 et suivantes). Dans le prolongement d’un précédent essai (Une sainte horreur ou le voyage en eucharistie, XVIe- XVIIIe siècles, Paris, P.U.F., « Histoires », 1996) et d’un travail d’édition, l’auteur présente les recueils de Richard Verstegan, catholique anglais réfugié sur le continent. Son Théâtre des cruautez des hereticques de nostre temps, publié à Anvers, en latin (1587) puis en français (1588), connaît un vaste retentissement. Ce recueil de vingt-neuf planches donne à voir un véritable « jardin des supplices élargi à l’Europe entière » (p. 119). Verstegan fait en quelque sorte un état des lieux des « cruautés » infligées par les protestants aux catholiques, en Angleterre, en France et en Flandre. F. Lestringant établit que les douze planches concernant la France sont, pour l’essentiel, l’illustration de scènes décrites dans un livre intitulé Replique chretienne en forme de commentaire, œuvre d’un chanoine de Soissons, ancien pasteur, Matthieu de Launoy. A regarder les planches reproduites dans l’ouvrage (pp. 161-163 et 182), on mesure la théâtralité, et donc l’efficacité, du martyrologe de Verstegan : « l’enveloppement du regard » est assuré par la perspective angulaire et la représentation en une même scènes de plusieurs épisodes (pp. 146-147).
Dans le monde réformé, la culture du martyre s’affadit au XVIIe siècle. De ce point de vue, l’Édit de Nantes est bien une « catastrophe » (p. 210). Agrippa d’Aubigné l’a bien compris, faisant des textes de 1598 une « paction d’une ruineuse servitude » (p. 214). Pour un esprit aussi intransigeant que celui du poète, la stratégie politique d’Henri IV ne peut être comprise. A. d’Aubigné en revient toujours dans son œuvre au « temps des Feux », celui des martyrs, seuls véritables instruments de la vérité divine. La mort tragique du Roi, en 1610, nourrit sans doute chez d’Aubigné un rêve secret, celui du relèvement de la minorité après le cataclysme. Le monde de l’écrivain est fait de contradictions : inquiet, Agrippa d’Aubigné espère toujours en « un au-delà sur lequel les compromis et les traités n’ont plus prise » (p. 229). C’est la Révocation qui ramène le temps des martyrs. Frank Lestringant évoque, dans l’ultime chapitre de l’ouvrage, la figure de Maximilien Misson, auteur du Théâtre sacré des Cévennes (Londres, 1707), livre qui prend position en faveur de ces paysans « illuminés », rescapés de la guerre des Camisards. La compilation documentaire de Misson veut montrer l’authenticité du prophétisme cévenol. Elle n’est pas sans rappeler le principe éditorial de l’œuvre de Crespin. La culture des martyrs a encore un bel avenir même si le scepticisme et le rationalisme des Lumières vont lui porter un coup très rude.
Luc Daireaux, Doctorant, E.H.E.S.S.
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