Entamée officiellement voici quinze ans, la candidature de la Turquie à son entrée dans l’Union Européenne rencontre l’hostilité de plusieurs pays du vieux continent et fait également face à une réorientation géopolitique d’Ankara vers l’est et vers le sud . Mais l’intégration d’un pays émergent de près de 800.000 km2 ne pose pas seulement des problèmes politiques et religieux : comment faire admettre la politique de développement territorial de l’Europe communautaire, fondée sur la mise en valeur des régions et la cohésion territoriale, à une république, caractérisée par un centralisme hostile à tout pouvoir local qui pourrait remettre en question l’unité nationale ? Pour Benoit Montabone, il semble que la Turquie soit parvenue à se saisir de cette apparente contrainte pour innover .

Benoit Montabone (mcf Rennes 2) fait partie des jeunes chercheurs qui, sous la direction de Guy Baudelle, questionnent l’aménagement du territoire européen à partir d’études localisées; Comme pour les pays nordiques étudiés par Erik Gloersen, l’ouvrage sur la Turquie fait suite à une thèse, soutenue en 2011. C’est l’aboutissement d’un travail d’étude des métropoles et réseaux urbains turcs, mais aussi du fait régional dans ce pays.

Il s’appuie sur un travail d’analyse des statistiques, mais aussi sur des rencontres avec les acteurs locaux, notamment pour les trois territoires sur lesquelle l’étude s’appuie plus particulièrement : la région d’Istanbul, celle d’Izmir et le sud-est anatolien. L’ouvrage est abondamment illustré de schémas et de tableaux et accompagné d’une riche cartographie en couleur.

Régions et aménagement du territoire en Europe et en Turquie : le choc de deux mondes

Les trois premières parties de l’ouvrage sont consacrées à décrire cette rencontre improbable: la politique régionale européenne semble se poser comme un ovni dans la république centralisatrice.

Après un rappel des buts de la politique communautaire, entre cohésion territoriale et mise en valeur de pôles compétitifs dans la mondialisation, l’auteur montre comment les outils et les méthodes d’aménagement (l’acquis communautaire) sont diffusés dans les pays membres et ceux qui ont vocation à s’intégrer à l’UE. Or pour la Turquie, adopter cet acquis communautaire représente un défi important.

Malgré sa croissance de pays émergent, la Turquie est confrontée à des écarts de développement considérables et persistants entre l’ouest (triangle Istanbul-Izmir-Ankara) et les régions rurales de l’est Anatolien, par ailleurs marquées par la question Kurde ; mais sa politique d’aménagement a bien du mal à réduire ces fractures, du fait d’une politique de planification avant tout sectorielle, d’un tournant libéral qui favoriserait plutôt les points forts du territoire, voire d’une habitude à fixer des objectifs ambitieux sans assurer les moyens institutionnels et financiers de leur réussite.

Autre handicap, et de taille, le cadre régional sur lequel s’appuient les outils d’aménagement européen faisait cruellement défaut au pays d’Atatürk. La notion de région naturelle existe, mais sans rapport avec des collectivités locales dont se méfie le pouvoir. L’histoire des premières années de la république kémaliste a été marquée par la reconquête d’un territoire national après le dépeçage du traité de Sèvres (1920); toute autorité locale pourrait donc être suspecte de menacer l’intégrité du pays et cette méfiance ne s’est évidemment pas apaisée à l’occasion du conflit avec les Kurdes. Les provinces turques sont donc le cadre d’une administration déconcentrée et non décentralisée, étroitement contrôlée par le valli, bras et œil d’Ankara à l’échelle provinciale. Benoit Montabone nuance cependant ce portrait de la Turquie en désert régional par l’évocation des programmes de développement régionaux, dont celui du GAP qui a donné lieu à la construction des grands barrages sur le Tigre et l’Euphrate.

Les agences de développement turques :

un outil innovant mais au service d’une politique libérale de promotion de champions territoriaux.

La Turquie devait donc, dans le cadre du processus de pré-adhésion, procéder à un découpage régional correspondant à l’échelle « NUTS2 » du maillage administratif européen. Les provinces furent regroupées en 26 régions. Chacune sert de support à une agence de développement associant acteurs publics et privés . Cette formule originale de gestion d’un territoire à l’échelle régional est l’occasion pour Benoit Montabone de montrer que la diffusion de l’acquis européen ne se fait pas en imposant un moule général, mais par une sorte de coproduction entre les outils communautaires et la volonté nationale : en Turquie, les 26 régions et leurs agences sont d’abord le résultat d’une évolution interne.

Observant leur découpage et leur fonctionnement depuis leur création, en particulier dans les trois régions qui servent d’étude de cas, l’auteur oscille entre la description de limites au bon fonctionnement de ce cadre encore très jeune et l’idée que ces territoires arrivent tout de même à prendre vie, au moins du point de vue de la gouvernance.

Certes, le découpage par regroupement de provinces produit parfois des associations surprenantes, certaines régions étant visiblement des bouche-trou dans ce nouveau maillage, un peu comme la région Centre en France ; certes, les régions fondées sur une métropole coupent celles-ci de son arrière pays, mais les régions d’Istanbul et d’Izmir sont visiblement conçues au service du développement des métropoles.

Le cas de l’Anatolie orientale est particulier : le regroupement des provinces y a été conçu comme un outil politique pour éviter de renforcer le pouvoir local du principal parti pro-Kurde, le BDP. Mais malgré les incohérences territoriales qui accompagnent ce bricolage à visée politique, l’action de l’agence y est plutôt bien perçue : l’auteur reprend l’expression d’ « état souriant » par opposition aux politiques gouvernementales, ressenties comme uniquement répressives. L’évocation de cette région permet à Benoit Montabone de nous faire partager son travail de chercheur sur le terrain en nous donnant accès à des extrait de ses carnets d’observation.

Quel bilan dresser de ce nouveau mode de gestion territorial au bout de quelques années de fonctionnement ? Si le chercheur a salué la production d’un modèle original, il n’en cache pas moins l’impossibilité des agences à simplifier la gestion des très grandes métropoles, « ingouvernables », et il se montre inquiet quant à l’impact sur la cohésion territoriale : il s’agit d’une politique qui conduit à mettre en avant les territoires les plus forts et les plus utiles à la compétitivité nationale, creusant ainsi les inégalités.

Pour les enseignants, au delà d’un outil très utile à la réflexion sur la notion de région et de politique territoriale, ce livre donne un excellent exemple des contrastes qui peuvent accompagner le rapide développement des pays émergents. Il donne aussi un regard différent, dégagé des polémiques habituelles, sur les enjeux de la candidature turque à l’Union européenne.