Pierre-François Souyri, spécialiste français de l’histoire du JaponModerne sans être occidental : aux origines du Japon d’aujourd’hui, Pierre-François Souyri, Éditions Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2016 – Samouraï : 1000 ans d’histoire du Japon, Pierre-François Souyri, Presses Universitaires de Rennes, 2014 (notamment de la période médiévale), nous livre ici sa Nouvelle histoire du Japon, seconde édition d’un ouvrage publié en 2010.

Cette publication couvre, en 24 chapitres, l’histoire du Japon des origines à nos jours. Elle s’appuie pour une large part sur des lectures en langue japonaise, telles que les Histoires du Japon (Nihon no rekishi), immenses ouvrages collectifs faisant régulièrement le point sur la recherche et ses questionnements. Cette seconde édition prend en considération les changements de perspective et les nouveaux débats relatifs à l’histoire du Japon et vise à écrire une histoire du pays telle que les Japonais eux-mêmes la pensent.

Préhistoire

L’auteur rappelle que si la recherche sur la préhistoire a été façonnée par des problématiques liées aux origines de la dynastie impériale, depuis les vingt dernières années du XXe siècle, ces problématiques des origines ont largement reculé.

L’archéologie a bouleversé nos connaissances de la préhistoire de l’archipel. Parmi les avancées scientifiques, on peut citer : un habitat existant depuis le paléolithique, des premiers établissements humains datant de 36000 ans et une grande ancienneté dans la fabrication de poteries (XIe millénaire), précédant de loin l’agriculture.

Les développements sur la préhistoire japonaise nous enseignent que les classifications valables pour l’ensemble des cultures du Proche-Orient, du Moyen-Orient et de l’Europe ne « collent » pas aux réalités japonaises (ni, plus largement, à celles de l’Asie du Nord-Est.

La période Jômon (10 millénaires) recèle plusieurs anomalies. Outre l’ancienneté de la poterie (décalée de plus de 8 000 ans avec l’agriculture), on a découvert un habitat fixe, montrant que les groupes de chasseurs-cueilleurs tendent à se sédentariser très tôt. Mais il y a d’autres exceptions japonaises. Ainsi, à la période Yayoi (du VIIe siècle avant notre ère jusqu’à la fin du IIIe siècle de notre ère), un Etat antique est né seulement un millénaire plus tard après l’agriculture (alors que c’est 5000 à 6000 ans d’écart au Proche-Orient, à peine moins en Chine). L’élevage y est presque inexistant.

Après l’époque Yayoi, la période des kofun (« tertres anciens »), entre la fin du IIIe siècle et la fin du VIe siècle, nous livre des tombeaux de plus en plus imposants pour les chefs locaux et leurs familles. Gigantesques au Ve siècle dans le Kinki (région centrale de l’archipel), leur existence dénote l’émergence d’un pôle politique de première importance dans cette région. On peut donc dater les débuts d’une unification politique après 450 ou 500 de notre ère, à l’origine du futur Etat du Yamato (l’Etat ancien japonais).

Cette période des kofun, assez mal connue, est marquée par une forte compétition entre grandes chefferies régionales. On observe la construction de tombeaux gigantesques en trou de serrure, qui dure jusqu’à la fin du Ve siècle.

L’unification du Japon occidental se présente sous la forme d’une fédération de chefferies, avec pour base politique l’actuelle région de Nara, le Yamato. Cependant, des régions entières de l’archipel échappent au modèle dominant dans l’ouest du pays (partie septentrionale du pays, où la culture Jômon se perpétue). Il y a alors trois univers différents dans l’archipel : les territoires du Kinki et à l’ouest du Kinki ; les territoires à l’est et au nord du Kinki ; le nord-est de Honshû, Hokkaidô, Sakhaline, les rivages de Sibérie orientale.

L’émergence de la monarchie du Yamato à la période historique

Le VIe siècle correspond à la fin de la période Kofun. L’évolution va alors vers une monarchie influencée par le modèle chinois dont elle intègre les principaux éléments : écriture, bouddhisme, classiques confucéens, pratique administrative plus centralisée… Cette évolution contribue à faire entrer l’archipel dans la sphère d’influence culturelle chinoise. Ce mouvement est facilité par la présence dans l’archipel d’immigrants (les kikajin : les « naturalisés ») venus de la péninsule coréenne, eux-mêmes influencés par les schémas de pensée chinois.

Le pouvoir politique est alors une coalition de familles regroupées autour d’un souverain installé dans le Kinki. Le lieu de pouvoir des monarques est situé dans le bassin de Nara et les régions environnantes (le pays de Yamato). Le terme de tennô (« empereur ») ainsi que celui de Nihon (« Japon ») pour évoquer le pays de Yamato n’apparaissent qu’à la fin du VIIe siècle. On ne peut donc pas évoquer le « Japon » ni l’ « empereur » avant l’apparition historique de ces mots.

Au VIe siècle, les chefs régionaux sont intégrés dans un système hiérarchique et deviennent des rouages administratifs de la monarchie.

L’Etat du Yamato évolue à la fin du VIe et au VIIe siècle vers le modèle chinois, à l’image des monarchies coréennes. On observe l’ascension du clan Soga, qui s’efforce de développer le bouddhisme, d’accueillir les immigrants, de mettre à profit leurs connaissances techniques et adopter la culture chinoise. Le bouddhisme est déclaré religion officielle. On cherche à construire un Etat de type sino-bouddhique.

Au milieu du VIIe siècle se termine la domination politique du clan Soga et le début des grandes réformes dites Taika : on fonde des institutions de Cour qui perdurent jusqu’au lendemain des réformes de Meiji, au XIXe siècle. La structure administrative de l’Etat est transformée pour un millénaire, une réforme du calendrier est établie (inaugurant le système des ères), un nouveau système de gestion de l’espace est créé, avec une division administrative en provinces, un système fiscal unifié. Sur le plan archéologique, une réelle centralisation du pouvoir n’est cependant visible qu’à l’extrême fin du VIIe siècle.

On peut vraiment parler d’une « invention » du Japon vers le troisième quart du VIIe siècle, avec l’empereur Temmu. Ce dernier fait du souverain un personnage à moitié divinisé, qui prend le nom de tennô (« empereur »), tandis que le pays sur lequel il règne prend pour nom officiel Nihon, c’est-à-dire Japon. Jusque-là, le nom officiel du pays était Yamato (du nom de la région du Kinki où se trouvaient les bases géographiques de la lignée des souverains).

Le pays se dote d’un arsenal juridique complet, les Codes (des articles de lois rédigés le plus souvent sur le modèle chinois). Si la matrice de ces Codes est chinoise et d’inspiration Tang, les influences coréennes sont importantes. La maîtrise de l’écriture chinoise par la classe dirigeante devient une nécessité absolue pour les administrateurs. La naissance d’une monarchie puissante dans l’archipel se produit dans un mouvement général en Extrême-Orient d’émergence de pouvoirs forts structurés autour de la pensée politique chinoise.

L’époque de Nara

La période de Nara (710-784) correspond à l’apogée du système antique inspiré de la Chine Tang. La création d’une capitale fixe à l’image de celles existant dans l’Empire chinois est l’un des symboles de l’essor de la nouvelle monarchie et du développement de la société. Nara devient capitale en 710, dénommée Heijô-kyô (« Cité de la paix »), construite sur le modèle de Chang An, la capitale de l’empire des Tang.

Le Japon envoie une quinzaine d’ambassades en Chine entre le VIIe siècle et le début du IXe siècle. Etudiants et moines rapportent au Japon des connaissances nouvelles dans le domaine de l’administration, de l’art militaire, de la culture classique ou du bouddhisme. Le prestige de la culture Tang atteint un sommet au Japon, surtout dans la seconde moitié du VIIIe siècle et au début du IXe siècle. Le siècle de Nara correspond à l’un des grands moments de l’histoire culturelle du Japon (très influencée par le bouddhisme). Le pays est alors un des foyers de civilisation de la planète.

L’époque de Heian

La fin de l’époque de Nara et le premier siècle de l’époque de Heian sont caractérisés par un premier essor de la grande propriété aristocratique, la prédominance du clan Fujiwara, l’apparition d’un bouddhisme aristocratique pénétrant les couches moyennes et populaires en province.

A partir du IXe siècle, les influences chinoises se font moins prégnantes tandis qu’émerge une langue nouvelle, le japonais classique, qui possède désormais son propre système d’écriture.

En 794, Heian-kyô est fondée (« la capitale de la Paix et de la Tranquillité »), la future Kyôto (« ville-capitale »). Kyôto est la capitale impériale du Japon de 794 à 1868.

A la fin du IXe siècle, sont créées les fonctions de sesshô (régent de l’empereur, quand celui-ci est trop jeune) et de kampaku (« grand rapporteur », qui décharge l’empereur adulte du travail administratif). Le clan Fujiwara exerce une domination sans partage. Ce clan est la maison Sekkan (sesshô + kampaku). La fonction impériale est alors vidée de tout pouvoir réel : les tennô laissent bientôt leurs prérogatives politiques aux Fujiwara, qui entérinent la chose à la fin du IXe siècle. Les Fujiwara imposent leur hégémonie et la maintiennent jusqu’au milieu du XIe siècle.

Les moines Saichô (767-822), à l’origine de l’école Tendai, et Kûkai (774-835), à l’origine de l’école Shingon, provoquent une première « indigénisation » du bouddhisme de l’archipel. De même qu’on a pu parler de bouddhisme d’Etat aux VIIe et VIIIe siècles, à partir du IXe siècle on associe les nouvelles tendances du bouddhisme à une « religion de l’aristocratie ».

Le Japon, au IXe siècle, s’émancipe peu à peu des influences chinoises pour s’engager dans une voie original. 

La langue japonaise évolue rapidement à la fin du premier millénaire, avec l’apparition des kana (signes syllabaires). Plus attaché à la foi et à la mystique, le bouddhisme de Heian innove notamment en construisant des temples et des pagodes dans les montagnes.

A partir du Xe siècle le recul du contrôle sur les provinces suscite une forte instabilité sociale et de l’insécurité. Une partie des élites provinciales se militarise, ces notables militarisés donnant naissance à un nouveau groupe social, celui des guerriers, les bushi ou samouraïs. Au même moment les Fujiwara voient leur prépondérance remise en cause par la maison impériale, qui se réorganise autour d’une institution nouvelle, la maison des empereurs-retirés (insei). Le IXe siècle et le début du Xe correspondent à une période de troubles sans toute l’Asie orientale (Chine, Corée). Les effets de ces troubles se font ressentir dans l’archipel.

Dans le siècle qui suit, il n’y a pas de révoltes organisées, mais une insécurité constante, notamment dans le Kantô. L’instabilité chronique du Kantô à l’époque de Heian est le fruit de la montée en puissance de cette région dans l’histoire de l’archipel.

Dans la seconde moitié du IXe siècle, des guerres ravagent les provinces du Nord-Est. Un certain nombre d’historiens se demandent si les valeurs guerrières des samouraïs ne sont pas nées dans le nord-est du Japon avant d’être transposées chez les guerriers du Kantô.

Le tournant du Moyen Age et le régime de Kamakura

Au milieu du XIe siècle, la toute-puissance des Fujiwara est remise en question par la montée de la maison impériale regroupée derrière la figure de l’empereur-retiré qui s’appuie sur une administration privée, l’In, à la tête d’un considérable réseau de fidélités.

Le régime qui émerge à la fin du XIIe siècle marque pour les historiens le passage d’une époque à une autre, puisqu’on bascule de l’époque de Heian à celle de Kamakura, mais aussi la fin d’une période historique qui a commencé avec l’émergence de la monarchie du Yamato plus d’un demi-millénaire plus tôt. On passe alors de la période ancienne (Antiquité japonaise), au Moyen Age, qui correspond à un « temps des guerriers ».

En 1192, Minamoto no Yoritomo obtient le titre de sei i taishôgun (« grand général chargé de la pacification des barbares », qui assure sa légitimité dans le pays. Toutes les organisations vassaliques fondées sur des liens entre le vassal et son seigneur sont regroupées en un seul bushidan, celui des Minamoto. Yoritomo est intronisé suzerain suprême des guerriers du pays, le sire de Kamakura, le « shôgun ».

Dans la réalité, la cour impériale perd toute autorité sur le Kantô et, plus généralement, sur les provinces orientales où l’autorité réelle est transférée à Kamakura. Inversement, dans l’ouest du pays, l’administration shôgunale est assez théorique et l’ancien système perdure.

Au Moyen Age, d’autres mœurs politiques se mettent en place. La coutume se substitue volontiers au droit écrit, et on a tendance à régler les conflits par la force et la violence plutôt que par le recours à la loi. Mais les régimes qui se succèdent à la fin du XIIe siècle sont fondés sur une classe guerrière dont la couche supérieure est lettrée.

A l’origine, le gouvernement shôgunal, le bakufu, n’était que le quartier général du clan Minamoto, c’est-à-dire une institution familiale privée. Progressivement, en intervenant dans les affaires de l’Etat central impérial, le bakufu finit par constituer un nouvel Etat. A l’Est, le Kantô, dont le siège du pouvoir est situé à Kamakura et à l’Ouest, la cour impériale toujours installée à Kyôto sous la surveillance d’un vice-régent, à Rokuhara. Une coexistence pacifique se met en place pour un siècle (1221-1333) avant que les guerriers orientaux ne subvertissent l’ordre impérial à l’Ouest.

Un des caractères majeurs de passage aux temps médiévaux ne tient pas seulement dans l’émergence du pouvoir des guerriers, mais dans la diffusion et l’extension des formes culturelles dans les provinces et dans des couches sociales plus larges.

Il y a indéniablement sur le plan culturel un « siècle de Kamakura ». L’essor des échanges et des transports a sans doute joué un rôle plus important qu’on ne le croyait dans la diffusion des modèles, des modes, voire de la création littéraire ou de la pensée religieuse. Au cours de l’époque Kamakura émerge, en parallèle de l’ancienne culture des aristocrates de cour, une autre culture. Il y a un nouveau bouddhisme : le bouddhisme amidiste (moine Hônen, 1133-1212). Un de ses disciples est Shinran (1173-1262). La famille et les disciples de Shinran créent la Véritable école de la Terre pure. C’est de nos jours l’école bouddhiste japonaise qui compte le plus d’adeptes. Il y a d’autre écoles bouddhistes également (écoles Zen, Fleur du Lotus…).

Les invasions mongoles du XIIIe siècle échouent à atteindre le Japon. Le double échec militaire mongol (1274 et 1281) renforce le prestige de Kamakura. Le Japon est « protégé par les dieux ». Toutefois, les victoires contre l’agression étrangère sonnent l’apogée du régime de Kamakura en même temps que le début de son déclin, du fait de l’appauvrissement de la classe guerrière qui en résulte (même si des mesures de désendettement sont prises). Pour de nombreux guerriers, s’emparer par la menace ou la guerre du bien d’un autre devient la seule solution pour stopper l’affaiblissement du patrimoine. Les guerriers sont donc à l’affût de la moindre crise politique.

Dans le même temps, la pointe nord de Honshû passe au cours du XIIIe siècle sous l’influence des seigneurs japonais. La civilisation aïnoue naît, résultat de la fusion entre les peuples de la mer d’Okhotsk et les populations Satsumon de Hokkaidô. Cette civilisation aïnoue s’étend au-delà de Hokkaidô à l’île de Sakhaline au cours du XIIIe siècle et gagne l’archipel des Kouriles.

L’année 1333 voit l’effondrement du régime shôgunal de Kamakura, qui trouve sa source dans une division interne de la maison impériale.

Le « monde à l’envers »

Les trois siècles et demi qui courent de l’effondrement du régime de Kamakura en 1333 au milieu du XVIe siècle correspondent à la seconde moitié des temps médiévaux japonais. C’est une période confuse, avec une guerre quasi permanente. Il s’agit le plus souvent de conflits de pouvoir entre seigneurs.

La marque caractéristique de cette période sur le long terme, c’est l’incapacité des couches supérieures guerrières de se maintenir en tant que groupe social cohérent. Cette instabilité des classes dirigeantes, phénomène reflété par la crise de l’Etat central puis par sa quasi-disparition, s’accompagne de la naissance d’organisations communautaires puissantes, de groupements horizontaux solidaires dans les villages comme dans les villes, qui remettent en cause les rapports de domination seigneuriaux traditionnels.

Au milieu du XVe siècle, s’est répandue en Occident l’idée que le Japon connaissait une « société féodale » (d’où la justification de la révolution de Meiji conçue comme un retour à un Etat fort et centralisé). Au XXe siècle les historiens comparent souvent les samouraïs et le bushido aux chevaliers et au code de chevalerie du Moyen Age en Europe. Le terme de guerrier (bushi, musha) évoque en japonais la notion d’homme en armes. Celui de samouraï un serviteur devenu vassal.

La militarisation de la société n’est pas liée à la nécessité d’une défense contre un ennemi extérieur mais plutôt le produit d’une carence de l’Etat bureaucratique incapable de maintenir l’ordre et d’assurer la rentrée des redevances.

Aujourd’hui, les médiévistes considèrent que si cette longue période est chaotique sur le plan politique, elle est dynamique sur le plan économique et très imaginative sur le plan culturel.

Le Moyen Age japonais est inséparable du bouddhisme. Les écoles Tendai et Shingon sont à la pointe de pratiques idiosyncrasiques permettant d’assurer l’assimilation des cultes populaires aux divinités locales et l’univers du shintô.

Il y a une véritable évolution de la société médiévale, à l’origine de tendances émergentes, théâtre nô, ikebana (art floral), poésie, art du thé etc. qui reposent sur des formes de sociabilité nouvelles et informelles. D’une certaine manière, la culture de la fin du Moyen Age est à l’image de la formidable instabilité sociale de l’époque et reflète le désir des couches populaires d’avoir une prise plus forte sur leur destin.

Issus de pratiques bouddhistes, le théâtre, l’art des fleurs et des jardins, celui du thé se diffusent bientôt dans toute la société à l’issue d’un processus de laïcisation. A la fin du Moyen Age, pour la première fois, la religion commence à desserrer son emprise sur le corps social, annonçant par la même les premières formes de modernité.

Le shôgunat des Tokugawa et la période d’Edo

Dans les années 1570, la société japonaise entre dans une nouvelle étape de son histoire. La période qui court de la disparition du shôgunat des Ashikaga en 1573 à l’effondrement du shôgunat des Tokugawa en 1867 fait preuve d’une relative unité sur près de trois siècles. Elle commence par un processus de réunification politique de l’archipel sous la houlette de seigneurs de plus en plus puissants, Oda Nobunaga (1568-1582) puis Toyotomi Hideyoshi (1582-1598), suivi par la mise en place du régime Tokugawa dans les premières années du XVIIe siècle. S’ouvre alors une période de stabilisation institutionnelle accompagnée d’un essor économique notable et de la fermeture du pays, effective vers 1640. Cet ordre social sur le plan intérieur comme sur le plan international, débouche sur une période de paix contrastant avec les guerres civiles médiévales.

Cette période voit l’émergence d’une culture nanban, c’est-à-dire une culture japonaise influencée par l’Europe : armes à feu, christianisme, mais aussi pain, vin et certains produits aromatiques (origan…), horloges, lunettes, instruments de musique (orgue, viole…), tabac, certains savoirs pratiques (médecine, astronomie, géographie, peinture à l’huile et à l’eau forte…).

En 1573, après être parvenu à entrer à Kyôto en 1568, le seigneur Oda Nobunaga entre en conflit avec le shôgun en titre, Ashikaga Yoshiaki, qu’il expulse, mettant un terme au shôgunat Ashikaga. Cette date marque symboliquement la fin des temps médiévaux au Japon. Toyotomi Hideyoshi, qui succède à Oda Nobunaga, dessine les contours d’un nouvel Etat et d’une nouvelle société qui rompt avec les principes du monde médiéval, grâce à une politique d’unification du pays et de « déterritorialisation » des guerriers. Les guerriers sont contraints de venir résider en ville au pied des châteaux de leurs seigneurs. Une forteresse est construite à Edo, au cœur du Kantô, pour tenir la région (c’est l’origine de Tôkyô). En un quart de siècle, sous Nobunaga puis surtout Hideyoshi, la fragmentation territoriale du pays est enrayée pour laisser émerger un nouvel Etat fort.

Dans les premières années du XVIIe siècle, la politique du nouveau shôgun poursuit plusieurs objectifs : d’abord constituer un réseau de dépendances dégagé de l’emprise chinoise ; ensuite, faire du Japon une sorte d’empire du milieu en petit. Pour cela, il faut contrôler voire monopoliser les échanges commerciaux avec les étrangers et écarter toute influence politique étrangère : interdiction du christianisme dans tout le pays (1613), expulsion des Portugais du Japon (1639), seul le commerce avec les Pays-Bas est autorisé. Cette politique « d’interdiction de la mer » (kaikin) a été désignée à partir du début du XIXe siècle sous le nom de sakoku, le « pays enchaîné ».

Le capitalisme marchand japonais passe complètement sous le contrôle du nouvel Etat « pré-moderne ». Mais la politique de fermeture du pays mise en place sous Hidetada et surtout Iemitsu dans la première moitié du XVIIe siècle ne signifie pas le repli sur soi, la stagnation et la fossilisation. Bien au contraire, le développement économique des XVe et XVIe siècles centré sur les échanges internationaux se déploie sur l’intérieur.

Les « temps modernes » japonais peuvent se décomposer en deux phases qui correspondent à deux types de conjoncture :

  • une phase de développement économique et démographique de la fin du XVIe siècle au début du XVIIIe siècle, avec la création puis la stabilisation d’un modèle institutionnel et socioculturel. Des villes surgissent dont la population augmente rapidement. Une brillante culture de lettrés et d’artistes se développe dès la seconde moitié du XVIIe siècle à Kyôto et surtout à Ôsaka, la principale métropole économique.

  • A partir des années 1720-1750, la conjoncture se retourne jusqu’à la période Bakumatsu de fin du régime shôgunal (1853-1867) : Edo l’emporte sur Ôsaka grâce à l’essor d’une culture tout aussi brillante, consumériste et populaire. Mais la croissance est plus lente, interrompue par de graves crises de subsistances et des soulèvements populaires, la démographie stagne et les réformes institutionnelles échouent.

Le XVIIe siècle est assurément le grand siècle du confucianisme japonais qui fournit le cadre idéologique de référence à cette société pacifiée et stabilisée. Pendant le premier siècle de ces « temps modernes », la pensée de Zhu Xi (lettré de l’époque Song, au XIIe siècle) devient l’orthodoxie et les modes de pensée d’origine chinoise pénètrent profondément dans les couches populaires.

La croissance urbaine est certainement l’un des phénomènes les plus marquants du XVIIe siècle. Les villes médiévales continuent de se développer, mais de nouvelles villes surgissent au pied des châteaux des seigneurs (Edo, Ôsaka, Nagoya…). Ces villes castrales ne sont cependant pas les seules à voir le jour : ports, villes-étapes, villes se développant à l’entrée des temples et villes minières connaissent aussi des hausses démographiques considérables.

Néanmoins, quelle que soit l’ampleur prise par le capitalisme commercial, l’univers des Tokugawa demeure bel et bien sous la coupe des guerriers.

Tous les témoignages montrent que la misère dans les campagnes ne cesse de s’accroître entre le début du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle. Plus de 7000 révoltes éclatent au cours de la période Tokugawa, avec une écrasante majorité d’incidents dans la seconde moitié de la période. Ces mouvements ne contestent jamais l’ordre en place, mais leur fréquence et leur radicalité n’en contribuent pas moins à maintenir une pression très forte sur les élites qui se raidissent dans leurs certitudes face à un monde en pleine évolution.

Face à un dynamisme incontestable de la population, le régime ne sait plus comment gérer la montée des tensions sociales et internationales. A partir des années Tempô (1830-1844), le régime Tokugawa est confronté à une crise dont il ne se relève pas. L’arrivée d’un nouveau venu dans la région, les Etats-Unis d’Amérique, qui obtient dans les années 18533-1858 l’ouverture de l’archipel, porte un coup définitif au régime d’Edo.

Aujourd’hui, les historiens considèrent les dernières années du régime d’Edo comme un long processus de dégradation politique et sociale :

  • une première séquence court des années 1830 jusqu’au début des années 1840, dominée par la crise sociale et un contexte international de plus en plus incertain ;

  • une deuxième période, du début des années 1840 à la fin des années 1850, dominée par les chocs liés successivement à la guerre sino-britannique de l’Opium, puis à l’arrivée des bateaux occidentaux dans l’archipel ;

  • une troisième séquence, les dix dernières années du régime, où les crises (sociale, économique et politique) se muent en une crise nationale qui débouche sur un changement de régime.

A partir du milieu du XIXe siècle, le Japon est contraint de signer des traités inégaux (Etats-Unis, Russie, Grande-Bretagne, les Pays-Bas, France…). Il perd une partie de son indépendance. A l’époque Meiji, obtenir la révision des traités sera le leitmotiv de la politique diplomatique japonaise (ils commencent à être révisés à la fin des années 1890 et la dernière clause inégale est abrogée en 1911).

Pierre-François Souyri détaille l’enchaînement des événements qui aboutit à l’abdication du shôgun et à la restauration impériale de Meiji le 3 janvier 1868. A partir de 1860, en moins de dix ans, les rapports de force s’inversent : le shôgun devient un faible entouré d’indécis tandis que l’empereur est le symbole d’une opposition déterminée.

L’effondrement de l’Ancien Régime Tokugawa marque symboliquement le passage du Japon de l’époque pré-moderne (kinsei) à l’époque moderne (kindai), et l’entrée du Japon dans une nouvelle période marquée par la création d’un solide Etat-nation.

De la naissance de l’Etat-nation à l’Empire du Grand Japon

Pour de nombreux observateurs de l’époque, le changement de régime en 1868 n’est qu’un changement de dirigeants. Aux partisans de l’ancien shôgun succèdent les hommes des fiefs du Sud-Ouest. On vient d’abolir les anciennes charges de sesshô et kampaku (crées autrefois à l’époque de Heian pour les Fujiwara) et celle de shôgun (créée pour les Minamoto) mais rien de fondamental ne semble s’annoncer.

Officiellement proclamée le 3 janvier 1868, la restauration marque pourtant une coupure historique de premier ordre qui prend tout son sens dans les mesures prises dans les mois et années suivantes. De 1868 à 1873, le nouveau gouvernement prend en effet une série de dispositions qui bouleversement de fond en comble les mœurs politiques du pays et inaugurent un profond changement d’orientation. Ces réformes, décidées dans les 5 ou 6 premières années de Meiji mettent fin au cadre général de l’Ancien Régime.

L’objectif du régime Meiji est de créer un Etat puissant s’appuyant sur des forces armées imposantes pour tenir tête aux grandes puissances occidentales. On met en place un régime nouveau « unissant le peuple » et centré sur la figure impériale.

L’ère Meiji (« gouverner à la lumière ») s’étend du 23 octobre 1868 au 30 juillet 1912 (mort de l’empereur Mutsuhito). Cette période correspond à un Go ishin (« renouveau impérial »). Tout le territoire est placé sous l’administration directe du nouveau gouvernement. Parmi les réformes : abolition de l’ordre fondé sur les anciens statuts, création d’une conscription avec un service militaire, création du Yen (1871) et la banque du Japon (1883). En 1868, le nom d’Edo est modifié en Tôkyô, la « capitale de l’Est » et au début de 1869 le gouvernement quitte Kyôto de manière définitive pour Tôkyô.

La rapidité des réformes introduites ne manque pas de provoquer des réactions chez ceux qui se sentent lésés ou déçus par un régime qui agit dans l’urgence, sans s’encombrer des résistances. Sur la défensive au début des années 1880 (émeutes paysannes, révoltes armées), le gouvernement passe à l’offensive dans les années suivantes avec de nouvelles réformes institutionnelles.

C’est au cours des années 1885-1889 que meurent définitivement les institutions mises au point pendant l’Antiquité. Le 11 février 1889, le régime se dote d’une « Constitution impériale du Grand Japon » (constitution de Meiji). Elle fait de l’empereur le détenteur absolu du pouvoir. Les pouvoirs du parlement élu sont réduits. En réalité, l’individu Mutsuhito, qui est empereur de son état, ne décide de rien et sa marge de manœuvre individuelle est limitée. L’empereur moderne est sacralisé, tabou, divinisé, mais rendu impuissant. Selon que l’on interprète la constitution dans un sens ou dans un autre, le pouvoir impérial est absolu ou quasi nul.

La dualité de la constitution de Meiji a certainement favorisé le glissement progressif du Japon vers un régime totalitaire dans les années 1930, sans qu’à aucun moment on ne puisse parler formellement de coup d’Etat ou de rupture.

Pour Souyri, la modernisation du Japon commence vraiment avec la promulgation de la Constitution et la mise en place d’un parlement en 1889-1890 : c’est la fin de la première phase du processus de modernisation avec l’émergence définitive d’un Etat-nation puissant et bientôt agressif, dont les institutions sont consolidées et l’idéologie nouvelle affirmée.

Les points de vue convergent en général pour montrer que la pénétration en Asie orientale des grandes puissances a déclenché au Japon un profond sentiment de crise des valeurs avec pour conséquence logique dans les esprits des leaders la nécessaire création d’un Etat centralisé puissant d’un nouveau type : l’Etat-nation. C’est pour résister au choc de l’Occident qu’on a finalement mis un terme au régime féodal en entamant un processus de nature révolutionnaire qui parvient à canaliser tant bien que mal le mécontentement populaire.

De 1894-1895 (première guerre sino-japonaise) à 1945, l’Etat impérial se lance dans une série d’opérations à caractère belliciste, colonialiste et impérialiste contre les pays voisins. Les caractéristiques principales de la période sont les suivantes :

  • le système capitaliste progresse de manière spectaculaire sur le plan économique et social dans l’archipel, progression synonyme de modernisation ;

  • le Japon se retrouve dans un état de guerre quasi-permanent (ce qui contraste fortement avec les trois siècles de paix précédents) ;

  • l’environnement international pèse sur les destinées de l’archipel à un point inconnu jusqu’alors. Jamais une culture étrangère (la culture occidentale) n’a exercé autant d’influence sur le pays.

La Corée devient vite le terrain privilégié des manœuvres politiques japonaises pour arracher la péninsule à l’influence chinoise et l’obliger à se moderniser à son tour. Dès 1890, certains dirigeants japonais considèrent la Corée comme un enjeu stratégique, une conception à l’origine de la guerre sino-japonaise de 1894-1895.

En 1902, avec l’alliance anglo-japonaise, puis en 1904-1905 avec la guerre russo-japonaise, le Japon entre définitivement dans le jeu international des grandes puissances et s’impose à son tour. L’impérialisme japonais est tardif et régional, mais son expansion est rapide. Le Japon s’empare de territoires voués à se muer en colonies : Taïwan (1895) ; la presqu’île du Liaodong et la partie sud de Sakhaline (1905) ; annexion de la Corée (1910) ; le Japon est présent aussi en Chine, dans le Shandong et en Mandchourie ; création d’un protectorat japonais en Mandchourie, le Mandchoukouo (1931-1932) ; invasion générale de la Chine (1937) puis du Tonkin (1940), et à partir de 1941-1942 d’une bonne partie de l’Asie orientale colonisée par les Occidentaux, avec la création d’une Sphère de coprospérité asiatique en 1942 dans les zones nouvellement contrôlées.

La montée du militarisme japonais s’inscrit dans le contexte de la crise mondiale. Le coût d’un empire et d’une armée considérable pèse trop sur les finances au moment où la croissance économique tend à faiblir. La crise combinée à la peur du communisme effraie les couches moyennes, qui cherchent un sauveur. Elles le trouvent dans la combinaison d’un empereur divinisé et d’une armée assoifée de victoires.

La période Shôwa (1926-1989) correspond au règne de l’empereur Hirohito. Entre 1931 et 1937, il y a plusieurs tentatives de coup d’Etat, qui échouent. Affolés, les gouvernements et l’état-major prennent des mesures qui vont dans le sens des plus radicaux. On assiste ainsi à une série de glissements vers la dictature, accomplis par des gouvernants, politiciens voire hauts responsables militaires, qui pourtant ne sont pas toujours favorables aux mesures prises.

Les opérations menées en Mandchourie en 1931-1932 et un coup d’Etat manqué en 1932 marquent une coupure dans le glissement accéléré vers la dictature politique.

Souyri discute de la question de savoir si on peut parler de fascisme dans le cas japonais, tellement ce « fascisme » est différent des fascismes européens. L’auteur montre la continuité dans la période 1931-1945 (« guerre de l’Asie et du Pacifique »).

Ce livre offre de très intéressants développements sur la guerre en Asie et Pacifique, mettant en évidence l’absence, pendant longtemps, de perspectives pour la guerre contre la Chine et la fuite en avant du Japon. Il montre avec clarté l’enchaînement des faits qui ont conduit au conflit avec les Etats-Unis. Il fait ressortir que l’alliance entre Tôkyô et Berlin manquait de consistance et que le Japon a dû compter sur ses propres forces. Il met en exergue le rôle qu’a joué dans le déclenchement de Pearl Harbor la vieille rivalité existant entre la marine japonaise et l’armée de terre.

Un contraste saisissant est mis en évidence entre, d’une part, les succès dans la guerre du Pacifique contre les Anglo-Saxons et, d’autre part, l’enlisement japonais en Chine et l’échec face aux Soviétiques au Nord en 1938 et au printemps 1939.

Un après-guerre qui s’étire

Il est assez difficile de déterminer la fin de « l’après-guerre » au Japon. En effet, bien des problèmes laissés en suspens par la guerre d’Asie-Pacifique ne sont toujours pas réglés.

Souyri rappelle que la question de la responsabilité de l’empereur, vite posée, a été évacuée pour se préserver des risques d’effondrement du pays. MacArthur a plaidé que l’empereur étant le symbole de l’unité du pays, il ne fallait pas s’en prendre à sa personne mais au contraire défendre la fiction d’un empereur irresponsable des crimes commis par le Japon pendant la guerre.

Les autorités américaines imposent par ailleurs plusieurs grandes réformes qui remodèlent la société japonaise (destruction des grands conglomérats zaibatsu, réforme agraire, réforme du système éducatif, réforme du code de la famille…).

Le but des Américains est la démocratisation et la démilitarisation du Japon jusqu’à 1948-1949 (premier essai nucléaire soviétique, fondation de la RPC…). Après quoi, la démocratisation passe au second plan derrière la reconstruction de l’économie japonaise et la nécessité de faire du Japon un rempart contre le communisme. Ce dernier objectif est d’autant plus important après la guerre de Corée (1950-1953), le Japon étant désormais appelé à devenir un pays allié des Etats-Unis.

La « décennie miraculeuse » des années 1950 contraste avec l’ère de pénurie précédente. En 1955, l’économie japonaise dépasse ses meilleurs niveaux d’avant-guerre. La phase de haute croissance proprement dite dure de 1955 à 1973, période qui voit le PNB multiplié par cinq. Après le choc pétrolier de 1973-1974, le Japon est atteint par un ralentissement sérieux de la croissance. Cette situation est surmontée par un nouveau modèle de croissance fondé notamment sur le développement massif des exportations et l’élaboration de nouveaux produits domestiques (appareils photos, magnétoscopes…).

Au tournant des années 1990, le modèle de croissance à la japonaise apparaît en crise. L’auteur s’efforce de fournir les raisons expliquant cette rupture dans l’équilibre socio-économique du pays. Une démographie défavorable, un modèle de relations sociales à bout de souffle, une politique étrangère qui n’est pas à la hauteur des enjeux, un système politique qui se satisfait d’une certaine médiocrité, tels sont les handicaps les plus criants du japon des premières années du XXIe siècle.

Depuis les années 2010, le Japon est confronté à une série de chocs majeurs : la montée en puissance de la Chine (économique, technologique, militaire), la double crise sismique et nucléaire de 2011 (avec l’accident de Fukushima), le grand tournant manqué par le Japon des innovations technologiques dans la communication (à l’inverse de ses concurrents asiatiques comme la Corée du Sud).

La crise que traverse le pays depuis le début des années 1990 semble ne jamais finir. Toutefois, l’auteur relève que le Japon reste un pays créatif, que la dépense en R&D se maintient à un niveau élevé et que l’influence culturelle du Japon reste forte, renvoyant à un soft power dont la Chine est largement dépourvue. Surtout, le Japon garde un lien social fort, la société ne se délite pas et le pays garde sa cohésion.