Gilles Fumey est un géographe français spécialisé dans la géographie culturelle et en particulier tout ce qui touche à l’alimentation. Il enseigne à Paris IV et effectue ses recherches dans le cadre du laboratoire du CNRS, Espaces, Natures et Cultures. Il est le fondateur des Cafés Géographiques ainsi que le rédacteur en chef de la revue Géographie.
Construction de l’alimentation comme fait géographique, parcours épistémologique et positionnement du chercheur
Dans une première partie, Gilles Fumey s’attache à retracer la naissance et la construction de l’alimentation comme fait géographique. Cela l’amène ainsi à dresser un panorama historique des travaux en sciences humaines concernant l’alimentation. L’alimentation est d’abord un objet de recherche sociologique et anthropologique. Il consacre à ce propos très technique une bonne place à la pensée de l’anthropologue français Philippe DescolaPhilippe Descola est un anthropologue français qui a consacré ses recherches à l’analyse du dualisme entre nature et culture en soutenant la thèse que la nature est également une production sociale et culturelle. Il définit quatre modes d’identification, dans les sociétés humaines entre soi et le monde extérieur, humain ou non-humain : totémisme, animisme, analogisme et naturalisme. qui constitue un des fils rouges de son essai ainsi qu’une référence épistémologique sur laquelle il s’appuie. Ensuite, Gilles Fumey s’attèle à dresser la genèse de l’alimentation comme objet géographique à part entière.
L’alimentation devient un fait spatial car elle produit de la distance, de la séparation entre les groupes humains mais façonne également des espaces géographiques spécifiques. En ce sens, l’alimentation constitue à la fois un marqueur spatial et social en créant du territoire, c’est-à-dire de l’identité inscrite dans l’espace. En ce sens, géographie et culture(s) sont intimement liées et l’approche ne peut être que pluridisciplinaire en ce qui concerne l’étude de l’alimentation car les lieux sont, pour Gilles Fumey, vecteurs d’identité alimentaires.
Au détour de ce cheminement épistémologique, assez technique au demeurant, on perçoit bien la volonté de Gilles Fumey de replacer sa réflexion et ses propres recherches dans une filiation intellectuelle, celle, notamment de Jean-Robert PittePITTE Jean-Robert, Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion, Fayard, 1997.. En se situant dans le sillage du président de la société de géographie et de l’ancien président de Paris IV, Gilles Fumey souhaite ainsi légitimer ses travaux et inscrire son positionnement dans l’espace géographique français, ce qui explique grandement l’aspect théorique de l’ouvrage.
L’alimentation, un thème de recherche au carrefour des sciences humaines :
le détour par l’anthropologie
Ce qui rend le propos relativement complexe de Gilles Fumey, outre l’aspect théorique et épistémologique, ce sont ses continuels va-et-vient entre les apports conceptuels des différentes sciences humaines au premier rang desquels, l’anthropologie.
Selon Gilles Fumey, l’alimentation est un concept central faisant le lien entre milieu (la géographie) et la cuisine (la culture, anthropologie, sociologie). C’est dans cette acceptation qu’étudier le phénomène de l’alimentation nécessite de convoquer conjointement plusieurs disciplines.
Ainsi, dans un deuxième temps, à l’aide de ces différentes approches, Gilles Fumey tente de présenter les différentes explications de la construction des cultures alimentaires. Il fait intervenir en premier lieu la géographie et l’histoire en pesant l’influence des milieux et des climats sur le choix des plantes ainsi que la manière de les cuisiner. Il souligne par exemple le rôle des épices dans la lutte contre les bactéries et champignons sous les climats chauds et humides et met en lumière la corrélation entre température moyenne et importance des épices dans les cuisines.
Ensuite, il glisse vers l’anthropologie et met en évidence les rôles des médecines et des religions dans le choix des aliments et la construction des cuisines.
Dans son cheminement entre spatialité et culturalité, Gilles Fumey interroge la pensée de Philippe Descola qui a concentré ses travaux autour des rapports entre nature et cultureDESCOLA Philippe, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005. au sein de différentes sociétés humaines. Partant de l’idée que l’alimentation est un vecteur d’être au monde, Gilles Fumey s’appuie sur les quatre modes d’identification de l’être humain recensé par Descola afin de comprendre la manière dont les cuisines se sont constituées en différents points du globe.
Ensuite, il prolonge son itinéraire en s’interrogeant sur les raisons de diffusion ou non de telle ou telle cuisine reprenant ainsi ses travaux sur la géopolitique de l’alimentationFUMEY Gilles, Géopolitique de l’alimentation, Paris, Editions Sciences humaines, 2008. . Ainsi, il identifie deux modèles culinaires conquérants : le modèle nomade du repas rapide basé sur la consommation de viande grillée ayant inondé l’Europe et surtout les pays neufs comme les Etats-Unis et ayant donné naissance à la restauration rapide ; et le modèle chinois s’appuyant sur une importante diaspora très active au sein des grandes métropoles et fondée sur une alimentation populaire bon marché préparée à la dernière minute.
Enfin, Gilles Fumey interroge l’alimentation à l’aune du concept géographique de la distance et nous montre combien la distance ainsi que la localisation précise constitue des données inhérentes à l’alimentation qui permet ainsi au mangeur de se situer dans l’espace, par rapport aux autres, par rapport au monde.
L’alimentation, un fait social et spatial construit :
La géographie, ça sert aussi à manger…
Pour Gilles Fumey, manger n’est pas un simple acte de consommateur, c’est également une manière d’être aux autres et au monde. C’est un acte complexe dans lequel interviennent des choix rationnels mais aussi irrationnels. La géographie constitue alors un outil de premier plan dans le choix des mangeurs au travers des questions de ressources, de production et de paysages.
Ici Gilles Fumey souhaite nous montrer que les mangeurs sont des acteurs géographiques qui, par leur demande alimentaire, impriment ou modifient les usages de l’espace. Par leurs pratiques et leurs exigences alimentaires, les mangeurs construisent une identité spatiale alimentaire qui influe sur l’espace. C’est ainsi le cas de l’exigence de traçabilité des produits, pratique géographique de base consistant à marquer et orienter l’espace.
Il souligne également que la géographie est un des dispositifs de connaissances permettant au mangeur d’effectuer ses propres choix alimentaires et d’établir un jugement. Ainsi, les réseaux, les appellations, les labels, les guides, la traçabilité sont autant d’outils géographiques à la disposition du mangeur afin de susciter chez lui, la confiance et de le rassurer quant à la qualité du produit.
Manger, c’est faire de la géographie…Ou la géographie dans l’assiette
Dans cet ouvrage, Gilles Fumey ne cesse de marteler que manger, acte quotidien et banal en apparence, est un acte géographique fondamental qui manie l’espace et le temps.
Cet acte de géographie s’exprime au travers de quatre demandes émanant des consommateurs : une demande de naturalité, une demande d’identité au travers du paysage, une demande de continuité via le terroir et une demande urbaine faite de luxe, d’authenticité et aujourd’hui de rapidité.
Ainsi, dans une dernière partie, Gilles Fumey analyse l’alimentation au prisme des quatre concepts fondamentaux de la géographie actuelle que sont la nature, le paysage, le territoire (terroir), et l’urbanité (la ville). Au cours de cette analyse, Gilles Fumey mêle habilement spatialité et temporalité en soulignant la volonté des mangeurs de lier authenticité et nostalgie. Ces deux exigences du mangeur sont intimement liées pour Gilles Fumey : ainsi, l’authenticité du produit est entièrement contenue dans son ancrage spatial incarné par la terre, le terroir, labélisé et protégé qui symbolise également la continuité des habitudes culinaires et suscite ainsi une nostalgie que cultivent habilement les pratiques marketing actuelles. Ce sentiment de continuité et de durée vise alors à rassurer le consommateur quant à la qualité du produit qu’il consomme. La ville, elle, incarne la demande et imprime les souhaits. Elle produit aussi de l’authenticité via la transformation artisanale, de la qualité et de la rareté via la gastronomie et valorise ainsi des produits locaux, rejoignant ici la fonction du terroir. Enfin, elle suscite de nouvelles pratiques culinaires fondées sur une temporalité urbaine spécifique au travers de la restauration rapide.
Au terme de cette analyse spatiale et temporelle des pratiques culinaires, Gilles Fumey conclue en affirmant que l’alimentation est au carrefour du local et du global : elle est créatrice d’identité et de différenciation spatiale au niveau régional comme elle est un produit global qui s’exporte. Plus qu’un produit, c’est une cuisine et des concepts qui circulent de pays en pays s’adaptant au contexte local, « s’ethnicisant » comme le dit Gilles Fumey par l’ajout d’une saveur ou d’un ingrédient local. A ce sujet, Gilles Fumey prend l’exemple du soda, concept plus que produit exporté pouvant prendre des habits locaux tel le coca de terroir comme Breizh Cola par exemple (c’est aussi le cas des concepts de pizzas, sandwichs, kebab, bière, thé…). Jouant avec les échelles et le marquage géographiques, l’alimentation crée de l’identité, du folklore, diront certains…
L’alimentation, un produit hautement culturel et géographique
Ainsi, au détour de cet essai, Gilles Fumey conclut en réaffirmant l’aspect hautement culturel de l’alimentation. Culturel car l’alimentation constitue un outil comme un autre pour penser notre rapport au monde en fabriquant de la continuité et de la cohésion, en un mot de l’identité. Dans cette construction identitaire permanente, Gilles Fumey, dans un couplet aux allures militantes dénonce le complexe industrialo-alimentaire européen ainsi que l’intrusion du médical dans le domaine alimentaire souhaitant façonner une alimentation déconnectée des consommateurs. Il voit alors dans la géographie, un instrument de compréhension pertinent et salutaire pour le mangeur du XXIème siècle en lui permettant de rester acteur de son alimentation, c’est-à-dire en lui fournissant la connaissance nécessaire pour donner du sens à ce qu’il mange.
Conclusion : Un essai technique et pluridisciplinaire
L’ouvrage de Gilles Fumey, quoiqu’agrémenté de nombreux exemples concrets, reste avant tout un essai de géographie culturelle fortement teinté d’épistémologie. C’est un essai de réflexion sur un objet situé au carrefour de nombreuses sciences humaines et qui parfois sait se montrer ardu lorsqu’il emprunte des concepts aux disciplines voisines et notamment à l’anthropologie.
Au cours de cet essai, l’auteur s’est attaché à montrer les dimensions culturelles et géographiques de l’alimentation pensée comme un vecteur puissant d’identité collective.
L’enseignant y trouvera une réflexion stimulante sur un objet de son quotidien et les quelques exemples ainsi que la plaquette d’affiches publicitaires lui fournira quelques documents à glisser en cours ou en évaluation à propos des chapitres sur Nourrir les hommes en Seconde ou la mondialisation en Terminale. On regrettera bien évidemment la faiblesse des cartes, quelque peu gênant pour un ouvrage de géographie mais qui confirme bien l’aspect essayiste et réflexif du livre. On se reportera donc à ses ouvrages sur la géopolitique de l’alimentation ainsi que son atlas de l’alimentation pour satisfaire sa soif de documents.
Cependant, on n’oubliera pas que cet ouvrage reste en priorité destiné au milieu de la recherche et des géographes étant donné la teneur du propos, très technique par moment. On attend désormais un ouvrage plus concret de Gilles Fumey mettant en pratique ces quelques réflexions épistémologiques.
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