Les Editions « Le Cavalier Bleu » ont publié en janvier dernier l’ouvrage, « Mega Istanbul. Traversées en lisières urbaines ». Ses auteurs, Yoann Morvan et Sinan Logie, sont respectivement anthropologue chargé de recherches au CNRS et architecte enseignant à l’université Bilgi d’Istanbul. A travers certains interstices de la mégapole stambouliote, Yoann Morvan et Sinan Logie mettent en évidence les mutations de ces dernières, révélatrices du contexte social, économique et politique de ce début du XXIe siècle en Turquie.
Le livre se compose de sept parties, cernant une frange urbaine choisie et les thématiques qui lui sont associées. Ainsi, le chapitre « Aux sources d’Istanbul » révèle les transformations connues par la plaine alluviale des « Eaux douces d’Europe » et l’arrondissement de Kağıthane, tiraillé entre parc paysager, vocation industrielle renforcée et nouveau parc immobilier sous l’influence du troisième aéroport (İstanbul Havalimanı) opérationnel depuis avril 2019. Les chapitres portent à la fois sur les rives européenne et asiatique de l’ancienne Constantinople. Néanmoins, plusieurs logiques ressortent nettement : un étalement urbain gigantesque, auquel participent des migrations campagne/ville importantes, mais aussi dans lequel s’enferment les catégories plus favorisées. Ces deux mouvements débouchent sur des espaces de moins en moins poreux, se juxtaposant les uns aux autres.
L’urbanisation massive de la mégapole est favorisée par la collusion entre le secteur privé immobilier et l’AKP d’Erdoğan. Dans toutes les strates urbaines choisies, le discours de Morvan et Logie est sans appel : un secteur du BTP en pleine croissance, lié aux conjonctures électoralistes du parti au pouvoir, dans le but de faire d’Istanbul une vitrine turque à l’international. A cette fin, le passé est revisité et ré-inventé : si les monuments byzantins sont délaissés (à l’exception de ceux attirant les touristes, comme Ste Sophie), l’architecture ottomane est exaltée, voire pastichée à travers la construction de mosquées ou shopping mall, ces derniers jouant le rôle de nouvelles centralités pour les classes moyennes et aisées. Le paradoxe même se trouve dans la figure de l’architecte Sinan : érigé en icône du passé ottoman, ses origines arméniennes sont tues, comme l’histoire des « minoritaires » (Grecs, Juifs de Silivri) qui ont constitué la ville. Le passé d’Istanbul, à travers sa morphologie, est donc expurgé de ses différentes communautés et religions. Ainsi, l’histoire ottomane est homogénéisée, permettant la mise en valeur d’un nationalisme turc conservateur et musulman sunnite.
Les ravages de l’immobilier sont aussi bien décrits : impact sur l’environnement (Dilovası pollué par les usines textiles et de peintures), éviction des populations gênantes par pression diverses (quartier populaire de Gülsuyu livré à l’insécurité des trafiquants de drogue, avec bénédiction de la police, afin que les habitants des gecekondu déménagent, laissant le terrain libre aux promoteurs immobiliers… un terrain d’autant plus propice que la vue est imprenable sur les îles aux Princes) … Il est d’autant plus intéressant d’observer ces mutations dans une Istanbul considérée comme un des points chauds de l’urbanisation, que Sinan Logie est le fondateur de « Beyond Istanbul », une ONG défendant la justice spatiale, nécessaire au vue de ce qu’il expose ici.
Les chapitres sont agrémentés de feuillets « Série Out of Istanbul », qui se focalisent sur un aspect, non pas de ces quartiers, mais des quatre éléments terre, eau, air et feu. Une bibliographie enrichie les lectures possibles, tandis que la postface est rédigée par Jean-François Pérouse. Néanmoins, ce qui fait la grande plus-value de l’ouvrage, ce sont les nombreuses photographies des auteurs. Si elles sont certes en noir et blanc (pour des raisons de coût, on l’imagine aisément), elles permettent de rendre visibles la description des processus en cours.
Au vrai, « Méga Istanbul » est un ouvrage original : celui-ci est composé comme une balade entre différents arrondissements de la mégapole, strates peu touristiques, mais pourtant non-dépourvues d’intérêts, car révélateurs de l’actuelle société turque. Ce livre est donc inspirant pour des géographes, car proposant une façon décalée d’analyser les mutations en cours d’un pays à travers l’urbanisation de sa capitale économique.