Dans son introduction l’auteur prend le cas de Norbnert Élias, un sociologue venu d’Allemagne en 1933, à l’origine de la création d’une unité de fabrication et de vente de jouets de bois. Dans cet exemple, on retrouve à la fois le déclassement social mais aussi la recherche d »une niche économique. La question qui est posée est de savoir si, dans leur insertion dans la société française, ces commerçants étrangers se sont spécialisés en fonction de critères ethniques, un peu comme les maçons italiens, ou s’ils ont cherché à intégrer une niche délaissée par les nationaux.
En France, le petit commerçant est un symbole de l’intégration mais il est en même temps méprisé, en raison d’une relation particulière à l’argent, considéré comme porteur du péché, depuis Saint-Thomas d’Aquin.
Flaubert, dans son dictionnaire des idées reçues, à des mots très durs contre la « boutique », peuplée de gens âpres au gain et aux préoccupations médiocres.
Le mépris du boutiquier
Ces commerçants étrangers ont une situation dans la société française très différente de celle des travailleurs immigrés qui ont pu à certaines époques être considérés comme des concurrents des travailleurs français sur le marché du travail. Ils ont une situation beaucoup plus libre, du moins en apparence, que les travailleurs salariés. Mais la liberté a un prix, celui de l’effort.
Vu de façon différente, par rapport aux immigrés venus en France après la Grande guerre pour combler l’hémorragie dans la population active consécutive aux pertes de 14 18, le commerçant étranger est apparu comme un envahisseur dans les années 30, aux yeux des classes moyennes fragilisées par la crise.
La présence des commerçants étrangers en France est extrêmement ancienne. Les Lombards étaient très présents dans la France de Philippe le Bel, régulièrement taxés, tout comme les juifs, mais indispensables comme banquiers et intermédiaires.
Au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, ils sont très présents dans les nouveaux secteurs industriels. Les Anglais sont très présents dans le secteur de la production et de la distribution de la dentelle à Calais, les Suédois ont pu s’implanter dans le développement de la première sidérurgie en Lorraine, et on apprend avec surprise que le développement de la porcelaine de Limoges doit beaucoup à un Américain, David Haviland.
Ces entrepreneurs s’intègrent très facilement dans le patronat français. Issus en général de catégories sociales privilégiées, ils peuvent parfois mener des carrières prestigieuses comme William Waddington, fils d’un industriel anglais, naturalisé français, député, sénateur, ministre des affaires étrangères est finalement président du conseil en 1879.
« Faire le commerce », comme on le disait sous l’ancien régime, était considéré comme un droit fondamental pour les étrangers. Avant 1789, tout comme les nationaux, ils étaient soumis au régime des corporations.
En 1807, avec l’adoption du code du commerce, des droits équivalents aux nationaux s’appliquent à eux.
Le droit commercial ne fait pas de distinction nationale, sauf pour les élections aux tribunaux de commerce, qui stipule une exigence de citoyenneté, ce qui a d’ailleurs posé des problèmes pour les femmes, qui pouvaient parfaitement dans le cadre du code de commerce, dès lors qu’elle n’étaient pas ou plus mariées, diriger un commerce ou un établissement industriel.
De l’étranger qualifié…
Avant la grande dépression de 1898 / 1890, les étrangers en France, qu’ils soient commerçants, industriels, où travailleurs salariés, étaient plutôt qualifiés, voire très qualifiés : tapissiers belges du faubourg Saint-Antoine, cordonniers allemands, etc.
A la fin du XIXe siècle, on assiste à l’arrivée sur le marché de petits artisans commerçants qui vendent ce qu’ils fabriquent. La frontière entre les deux activités, production et commerce, n’est d’ailleurs pas très claire, pas plus que la distinction entre ouvriers et petits commerçants, rendue possible par la polyvalence d’activité.
À partir de 1890, la différence entre Français et étrangers dans le domaine économique commence à apparaître beaucoup plus clairement, mais les commerçants sont beaucoup moins concernés que les autres catégories. C’est seulement après 1919, d’ailleurs, que les nationalités sont citées au registre du commerce. Toutefois, dès 1881, les lois sur la presse mentionnent l’obligation de nationalité. En 1898, l’exercice du commerce de la pharmacie est soumis à une obligation de réciprocité. En 1912, la première législation sur les nomades, les commerçants ambulants, introduit une distinction entre nationaux et étrangers. Enfin en 1915, une loi stipule que la vente d’alcool dans des débits de boissons est réservée aux nationaux. Cette même année, une législation spécifique sur l’interdiction de la fabrication et de la vente d’absinthe est mise en œuvre.
… Au profiteur de guerre
L’identification de commerçants étrangers devient entre 1914 et 1918 un objectif de guerre. Cette évolution est parallèle à l’identification des étrangers. La présence sur le sol national est directement liée au travail. Une carte d’identité d’étranger devient obligatoire en 1917, mais rien n’est véritablement prévu pour les commerçants. Les étrangers travaillant dans l’industrie ont une carte verte, ceux qui exercent dans l’agriculture une carte chamois. Mais rien n’est prévu de façon spécifique pour les commerçants.
Le commerçant étranger a pu apparaître comme profiteurs de guerre. « Pendant que le commerçant français se fait trouer la peau, les mercantis étrangers font des profits » disait-on. La guerre favorise la suspicion sur les étrangers douteux et l’on propose même que sur leur commerce soit apposé un agrandissement de leurs cartes d’identité d’étrangers. La création du registre du commerce par la loi du 18 mars 1919 permet d’introduire la mention de la nationalité. Ces registres du commerce sont une source indispensable que l’auteur a très largement utilisée. Le registre du commerce mentionne parfois la date d’arrivée sur le territoire. Ils sont parfois très mal conservés au début de la période, mais ils sont souvent riches d’enseignements. Dans la mesure où l’inscription au registre du commerce se fait sur une base déclarative au greffe du tribunal de commerce, les indications de nationalité sont parfois surprenantes. L’auteur relève des mentions associées comme : « géorgien grec, brésilien arménien »…
Pendant la seconde guerre mondiale, dans le cadre de la législation de Vichy, la mention « juif » est apposée.
Les commerçants étrangers ne peuvent être assimilés aux travailleurs étrangers. En 1921, les étrangers représentent 13 % de la population active, les commerçants étrangers sans doute 3 %.
L’accession au statut de commerçant a pu être précédée par une activité salariée. L’épargne, l’effort, une forme de solidarité communautaire, ont pu permettre l’accession au statut de travailleur indépendant. Mais à partir de 1921, ce sont des étrangers qui s’installent directement comme commerçants ou artisans qui donnent à la population immigrée en France sa spécificité. Ce sont des familles qui arrivent, avec un conjoint associé à la marche de l’entreprise. Le ralentissement de l’activité économique enregistrée en 1927 a pu favoriser le passage du salariat au statut de travailleur indépendant.
Les entreprises conjugales
Si les artisans et commerçants étrangers sont essentiellement des hommes, le divorce ou le veuvage peuvent transformer les femmes en chefs d’entreprises. Le mariage avec une femme française permet également de contourner la loi qui interdit certains commerces, comme les débits de boissons, aux étrangers.
La littérature comme le cinéma ont pu populariser cette image d’une catégorisation ethnique des travailleurs étrangers en France. Le tailleur juif ou le maçon italien, l’épicier arabe, font partie des clichés les plus connus.
Dans les années 20, une certaine spécialisation a été notée, celle des Russes comme chauffeurs de taxi, ou les juifs arméniens travaillant dans les tissus et le cuir. Une thèse de géographie très sérieuse de Georges Mauco introduit des éléments de différenciation qui ne sont pas dénués de racisme. Par exemple : « Les juifs fuient l’usine, les noirs recherchent des activités salissantes.» Sans doute pour éviter les taches !
On insiste également sur les stéréotypes nationaux. Le Russe blanc est devenu conducteur de taxi, en référence à l’indépendance du cavalier cosaque.
Il est vrai que dans la France des années 30 les stéréotypes régionaux ou nationaux semblent trouver une confirmation. On pense notamment aux bougnats auvergnats, aux tailleurs juifs ou arméniens. Dans certains secteurs, des catégories d’étrangers sont surreprésentées comme les Polonais dans la confection, les Espagnols dans le commerce alimentaire, les Roumains dans l’ameublement.
Les secteurs d’activité
Les métiers exercés varient en fonction de la conjoncture avec une activité plus forte de la part des étrangers dans les métiers « nouveaux », comme la réparation de TSF, les garages automobiles etc. Le déterminisme dans le choix des métiers intervient également, mais il dépend davantage de circonstances que d’autres facteurs. La création de l’activité peut être déterminée par l’arrivée dans un quartier donné, comme l’ameublement au faubourg Saint-Antoine. Dans certains cas il peut exister également une forme de repli sur un marché de niche « ethnique ». Les Polonais des Corons tiennent des commerces avec des produits polonais. Il existe aussi de véritables success story comme celle de ce tailleur juif, Adolphe Kairaimsky, issu du mouvement socialiste, installé dans le 14e arrondissement, là où résidaient lorsqu’ils étaient en exil, Lénine, Trotski, Boukharine. Dénoncé en mars 1918 et expulsé en Russie, l’ancien tailleur revient à Paris en 1920 et devient lotisseur. Au passage, Adolphe Kairansky a conservé de son passage au socialisme un certain sens de la formule, puisque pour vendre ses programmes d’habitat populaire, il vante l’accession à la propriété des prolétaires grâces aux crédits immobiliers.
L’installation dans certains métiers est également liée à l’accumulation d’un capital nécessaire au départ, ce qui est évident dans l’hôtellerie ou la restauration. Dans la confection ou l’habillement, notamment dans l’entre-deux-guerres, les migrants turcs et arméniens s’installent dans ces activités faute de capital de départ. Pour les chinois, dont 86 % sont marchands ambulants, ce type de commerce est un préalable à une installation sédentaire, dans la restauration ou la blanchisserie.
La question qui est posée par l’auteur est celle de savoir si ces commerçants représentaient spécifiquement une élite ou non. L’installation dans la durée n’est pas la règle, il existe un terme important qui peut être lié à l’ascension sociale et parfois à la déchéance. Les phénomènes d’aller retour entre un métier salarié et l’indépendance sont assez fréquents, tout comme le passage d’un métier à l’autre, d’une activité à l’autre, comme ce Marzolini qui passe d’une activité de maçon à celle de marchand de vin. Abraham Salik, Polonais de Galicie installé en 1923, est d’abord marchand forain puis manoeuvre chez Citroën, avant d’être brocanteur en 1928 et représentant en lingerie en 1933.
Rodolphe Anton, immigré autrichien, arrive en France en 1888; il est émailleur jusqu’en 1918, ajusteur jusqu’en 1928 dans l’aéronautique, avant de créer sa propre entreprise d’émaillage à Paris. Les étrangers réussissent également leur insertion par l’apprentissage dans le monde de l’entreprise en passant du statut d’apprenti à celui de patron, parfois en épousant sa fille.
La xénophobie et la discrimination
Le déplacement, la déchéance sociale se produisent également en situation de crise lorsque certains métiers se ferment aux étrangers. Le passage du salariat à l’indépendance peut aussi entraîner le déplacement en cas de mauvaise affaire. L’indépendance peut également être vécue comme un repli ou une régression sociale. Les réfugiés politiques, surtout à partir de 1933, ont été l’objet d’un déclassement social. On cite le cas de médecins allemands devenus vendeurs de cravates. Le commerce et artisanat échappent aux mesures de protection de la main-d’œuvre nationale de 1930 mais pas en 1935.
On cite le cas de Lucien Goldenberg, médecin russe naturalisé en 1928 qui en 1938 tient boutique de produits de beauté, après avoir été employé à l’institut Pasteur et avoir publié 50 articles sur le diagnostic de la tuberculose.
Avant-guerre, le statut de commerçants vient à l’appui d’une demande de naturalisation. Tenir boutique confère une certaine forme d’honorabilité. Par contre les « ambulants », taisent leur statut lorsqu’ils demandent une naturalisation. Par contre dans les années 30, il était préférable de ne pas être considéré comme « commerçant », pour être naturalisé.
Dans le chapitre six, l’auteur s’intéresse aux boutiques des étrangers elles-mêmes. La communauté d’origine est la première clientèle du commerçant étranger, ce qui n’a rien d’étonnant. Certains par contre font le choix de l’inédit en cherchant une niche, comme Arkady Gourévitch, qui est le seul de la famille ne pas être dans le cuir mais dans le dépannage radio.
La famille de mariage est d’ailleurs un moyen d’installation, le mariage avec une Française permettant une mobilité sociale ascendante. Le mariage s’inscrit évidemment dans une démarche patrimoniale et l’entreprise commerciale devient une entreprise conjugale.
Les femmes rendent d’ailleurs possible, en tenant la boutique, la polyactivité du petit entrepreneur. La parenté restreinte, les enfants, les cousins, les oncles et tantes, représentent une force de travail et permettent de constituer une unité de production familiale.
Le mariage a pu permettre dans les années 40 d’échapper aux mesures d’aryanisation du 22 juillet 1941.
À cet égard, le cas de David Rotbard, né à Varsovie en 1894, marchand ambulant à Paris en 1925, est exemplaire : il épouse Louise de Nancy en 1931. La belle possède une boucherie de son premier mariage qui devient la boucherie Rotbard en 1935. Cette boucherie en 1941 redevient la boucherie Louise Crance, et échappe ainsi aux mesures d’aryanisation. Les deux frères de David, arrivés en France après lui, Moses et Léon, ouvrent également une boucherie et leurs épouses respectives, Gisèle et Hudésa, également, le tout dans le même quartier. C’est évidemment celui de La Villette. La saga Rotbard est celle du pionnier qui aide à l’installation des autres. On salarie un parent, on l’aide à se loger, on l’aide finalement à s’installer. Dans le domaine de la boucherie, on imagine la force de frappe des cinq boucheries Rotbard face aux chevillards de La Villette. De plus, un tel réseau peut jouer un rôle protecteur en cas de crise économique.
Au-delà des liens du mariage, il existe également des associations ethniques : des Arméniens issus du même village s’associent dans le domaine de la confection.
Les colporteurs chinois reproduisent la famille élargie, avec le commerce d’articles de Chine, du XIIe au IIIe arrondissement de Paris. Les articles chinois des années 30 sont en réalité fabriqués au Japon. Pourtant, contrairement aux Etats-Unis, les liens de communauté sont moins forts en France. L’associatif culturelle ou politique est beaucoup plus faible, mais il est déterminant dans le domaine économique.
Les quartiers d’immigration deviennent des espaces majeurs de sociabilité. L’implantation massive d’étrangers a transformé le paysage urbain, avec les arrivées de commerces italiens à La Villette, juifs maintenant. Dès cette époque se développent des marchés ethniques, plus rarement des fêtes ethniques de quartier, sauf pour les chinois, et surtout une appropriation de l’espace par l’implantation de boutiques et le travail à domicile. Il existe parfois des translations de population.
Certains immeubles à La Villette ont d’abord été entièrement polonais puis algériens puis chinois. L’alimentation est un marqueur fort de l’appartenance communautaire, Belleville avait dans les années 20 des commerces belges et suisses qui sont devenus polonais dans les années 30. Le commerce de produits kasher se trouve localisé autour de la synagogue. Mais il n’y a pas de véritable constitution de ghettos, les quartiers d’immigration sont dans les années 30 et 40 assez mélangés. Il existe une véritable mixité ethnique à La Villette et à Belleville, et même de nombreux mariages mixtes. Les conflits existent bien entendu avec les « nationaux », mais l’accès à l’indépendance économique favorisée par le commerce constitue déjà une forme d’intégration dans un quartier.
La crise des années 30 va forcément durcir les relations avec les « de souche ». La rhétorique des « étrangers venus voler le travail des Français » se retrouve dans les années 30 comme entre 1880 et 1890 et 1926 et 1927. Ce sont les classes moyennes qui se mobilisent ou qui sont mobilisées sur ce terrain. Les commerçants nationaux s’en prennent également à la grande distribution, aux centrales d’achat et aux premiers magasins à prix unique qui se développent à cette époque (Monoprix, Uniprix, Prisunic.). Les artisans français de la chaussure se mobilisent également contre l’industriel Tchèque Bata.
Cela n’est pas spécialement étonnant car, dans les années 30, les petits commerçants et artisans se situent très clairement à droite. Le Front populaire exclut, de fait, les indépendants des classes laborieuses.
Il existe également des conflits dans l’artisanat, comme la grève des ouvriers coiffeurs en avril 1937 et les artisans se situent clairement du côté des patrons. Par contre, les médecins français expriment clairement une revendication xénophobe contre leurs confrères étrangers. De façon générale les étrangers sont accusés de travail au noir et de ne pas payer leurs charges. La CGT en 1931 se veut également protectrice des ouvriers nationaux.
Les ambulants étrangers sont stigmatisés à la fois par les commerçants nationaux mais surtout par les sédentaires. Entre 1934 et 1935, une campagne contre les artisans et commerçants étrangers est lancée par les chambres des métiers et de commerce. Des lois discriminatoires sont même proposées, et les décrets-lois de 1935 imposent une obligation de résidence de cinq ans avant d’ouvrir un commerce en atelier. Peu à peu, le refus de l’étranger glisse vers l’antisémitisme et le refus des « étrangers indésirables ».
L’antisémitisme et l’aryanisation
Dans les années trente, l’antisémitisme prend clairement une dimension économique : la presse d’extrême droite et la presse professionnelle se retrouvent, et l’on dénonce les « citoyens du ghetto, qui pratiquent la bonneterie en chambre », c’est-à-dire le travail à domicile au noir.
Dans les années trente, les naturalisations deviennent beaucoup plus difficiles. Les premiers à se mobiliser contre les naturalisations sont les avocats, avec une loi de 1934 qui impose 10 ans de résidence avant d’obtenir le droit d’exercer. Entre 1938 et 1939 des lois diverses sont proposés par les chambres de commerce et les organismes consulaires contre les naturalisés. La dénonciation de la concurrence déloyale prend parfois des allures surprenantes dans des secteurs d’activité plutôt inattendus : «le syndicat national de l’industrie française du sparadrap et tissu adhésif se plaint le 20 mars 1938 de l’invasion continue de sociétés à capitaux étrangers exploitant des brevets étrangers.»
La volonté de stigmatisation s’exprime également par cette exigence d’affichage de la nationalité du commerçant étranger sur sa boutique. La chambre de commerce de Paris propose en 1938 que le nom exact d’origine du commerçant apparaisse sur la boutique, « pour détecter les noms des métèques ».
Le mouvement la solidarité française appelle au boycott des étrangers sur le thème « achetez français ! ». L’argument de la dissimulation d’origine est souvent utilisé contre les étrangers qui se font passer pour des Français. Ces derniers n’hésitent d’ailleurs pas à franciser leur nom.
Par exemple Maurice remplace Moïse, Marmat remplace Marmatakis, et Carat remplace Karaimsky. Il est vrai que dans le contexte de l’affaire Stavisky certains patronymes étaient difficiles à porter. Par contre, l’origine peut aussi servir d’enseigne. Le lion de Venise annonce une pizzeria et le Phare d’Odessa un magasin d’alimentation russe.
À partir de 1935, des mesures d’expulsion sont prises contre les ambulants étrangers. Une carte d’artisan étranger est créée cette même année et en 1938 une carte de commerçant étranger. L’application est plutôt difficile, notamment à cause du statut des conjoints qui permet de contourner ces mesures discriminatoires. Les réfugiés demandant une carte d’artisan ou de commerçant étranger sont alors stigmatisés. Dans les préfectures, une interprétation stricte de la loi s’impose avec d’ailleurs une bonne dose d’arbitraire. Certains fonctionnaires exigent des arguments de « moralité », des références en termes de travail ouvrier et de fréquentation, etc.
L’administration française se rapproche alors d’un système kafkaïen, puisque pour avoir une carte de commerçant il faut être immatriculé au registre du commerce mais, pour être immatriculé au registre du commerce, il faut présenter une carte de commerce. En 1939 lors de la déclaration de guerre, il n’y a plus d’immatriculation possible ce qui règle dans une certaine mesure le problème. La politique de d’aryanisation économique a été facilitée par la « nationalisation » du petit commerce et l’artisanat qui avait commencé dès 1935.
Conclusion
Cet ouvrage qui a été réalisé à partir d’un dépouillement systématique des registres du commerce est particulièrement riche et éclairant. Dans le quartier de la Goutte-d’Or, la polémique qui a eu lieu à propos d’un apéritif « saucisson – Pinard » dans un quartier où la population maghrébine est extrêmement importante, montre que les problèmes de cohabitation entre populations de cultures différentes sont toujours d’actualité. Ce qui semble-t-il est différent aujourd’hui c’est le facteur religieux, qui impose dans une certaine mesure des règles, et surtout fixe des interdits ou des attitudes, notamment vestimentaires. Le racisme n’est pas nouveau, et l’ouvrage de Claire Zalc le démontre. Mais ce qui est caractéristique aujourd’hui, c’est la constitution de réseaux ethniques fermés, avec une tentation de repli notamment en s’appuyant sur des règles religieuses ou considérées comme telles. De ce point de vue, et c’est un point de vue personnel de l’auteur de ces lignes, la société française semble menacée par le communautarisme qui peut se traduire dans certains quartiers par une appropriation de l’espace qui pourrait aboutir à la constitution de véritables ghettos. Ce livre, qui montre une France d’où la xénophobie n’est pas absente, mais où le mécanisme d’intégration fonctionne, sauf entre 1935 et 1944, est à cet égard riche d’enseignements.
Bruno Modica