Respectivement professeurs de lettres à Paris IV et à l’Université de Picardie-Jules Verne, les deux éditeurs sont connus pour leurs différents travaux sur les AntillesClaude Thiébault, Guadeloupe 1899, l’année de tous les dangers, L’Harmattan, 1989 ; réédition d’Armand Corre, Nos créoles : étude politico-sociologique, 1890 ; plusieurs articles du Dictionnaire encyclopédique Antilles-Guyane, Désormeaux, Fort-de-France, 1992-1998 ; Henriette Levillain a dirigé Guadeloupe, 1875-1914 : les soubresauts d’une société pluri-ethnique, Autrement, série « Mémoires », n°28, 1994 ; elle a édité avec Philippe Levillain, Raymond Boyer de Sainte-Suzanne, Une politique étrangère : le Quai d’Orsay et Saint-John Perse à l’épreuve d’un regard, Viviane Hamy, 2000.. L’ouvrage qu’ils présentent ici regroupe en réalité deux manuscrits inédits dont la publication fait suite à un premier ouvrageElodie Dujon-Jourdain, Renée Dormoy-Léger, Mémoires de Békées, texte établi et annoté par Henriette Levillain, Collection « Autrement mêmes », L’Harmattan, 2002..

« Parle nous d’eux grand-mère »

« Parle nous d’eux grand-mère » est sans doute celui des deux récits qui mérite vraiment le titre de « Mémoire de BékéLes Békés sont les Blancs-créoles de la Martinique au nombre desquels il faut compter Joséphine Tasher de la Pagerie, veuve Bauharnais, épouse Bonaparte. La Guadeloupe a longtemps préféré les expressions « Blancs-créoles » ou Blancs-pays », parmi lesquels il faut compter Alexis Léger/Saint-John Perse, dont la famille a quitté la Guadeloupe au moment de l’émergence d’un personnel politique noir symbolisé par l’élection d’Hégésippe Légitimus, arrière-grand-père de l’acteur et légende de la mémoire politique guadeloupéenne. C’est ce que conte Cl. Thiébaut dans un récit où il suspecte un mouvement blanc-créole de rattachement aux Etats-Unis, ce qui n’est pas à exclure (Guadeloupe 1899… op. cit.). ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit : présenté comme achevé par une femme de la bourgeoisie békée martiniquaise, Elodie Huc, en 1891, à la naissance de sa petite fille Elodie Dujon, il est en fait rédigé par celle-ci. C’est ce dont témoigne, entre autres, l’anachronisme d’un passage concernant la montagne Pelé, laquelle paraît annoncer en 1851 son éruption de 1902. Le lecteur doit donc tenir compte d’un double contexte qui est à la fois celui des événements relatés et celui des années cinquante du XXe siècle, véritable date de rédaction d’un récit qui relève avant tout de la mémoire familiale. De même que l’Illiade nous en apprend davantage sur la Grèce archaïque que sur l’époque hellénistique, ce faux témoignage du XIXe, nous fournit l’exemple d’une mémoire historique békée au début de la départementalisation, peu après la période de Vichy (qui s’achève aux Antilles en juillet-août 1943). C’est sans doute au moment de sa thèse de doctorat es lettres, en 1946, qu’Elodie Dujon a rédigé ce texte qu’elle attribue à son aïeule Elodie Huc, dont l’époux est connu pour avoir été lynché par la foule au moment de l’abolition.

« Evénements du Prêcheur (mai 1848) ; Emigration à Porto-Rico »

Irmisse de Lalung est une cousine par alliance d’Elodie Huc, ce qui n’étonnera qu’un public peu familier d’un microcosme insulaire où tout le monde se connaît, à plus forte raison une caste dominante que son obsession de la mésalliance – dans une acception dont le caractère racial est aussi sous-entendu qu’évident – conduit à une endogamie dangereuse, maintes fois source de raillerie pour le reste du corps social.
C’est probablement pendant son exil à Porto-Rico qu’Irmisse de Lalung a entamé la rédaction de son récit, un siècle avant celui d’Elodie Dujon. Le texte s’ouvre sur l’abolition de l’esclavage à la Martinique par le gouverneur Rostoland. Sans doute est-il ici nécessaire de rappeler que cette abolition intervient en mai, avant l’arrivée officielle du texte du 27 avril 1848, à une date où les décrets préparatoires de mars sont connus. Les enjeux actuels de la mémoire martiniquaise soulignent l’importance de la révolte du 22 mai qui précède le décret gubernatorial. Or, pour les Békés confrontés à la norme abolitionniste dominante, il est clair que la polémique mémorielle ne peut porter que sur la veulerie du gouverneur et la manière dont il a aboli l’esclavage. S’y ajoutent les « excès » occasionnés par les débordements qui ne font que conforter les Békés dans leur vision du monde, incapables de comprendre que la cause en est le principe même de l’esclavage puisque celui-ci fonde leur univers.

Une mémoire politiquement incorrecte ?

C’est avec beaucoup de précautions que les éditeurs présentent la vision du monde des Békés, oubliant d’ailleurs que le décryptage racialiste du monde existe dans toutes les couches des sociétés antillaises et, bien au delà, dans tous les contextes post-esclavagistes et post-coloniaux. Ces précautions prises, il apparaît clairement que les textes ont été choisis pour leur importance historique de témoignages et non pour la valeur littéraire d’une écriture relativement terne, laquelle reflète la formation intellectuelle d’une femme békée du XIX et du premier XXe siècle. Ce genre de témoignage est relativement rare et nous apporte un éclairage évident sur la vision du groupe social qui tient le rôle de l’oppresseur. On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec la mémoire d’une droite légitimiste qui, en France, s’accroche à des chimères, abandonnant l’Ancien régime et ses privilèges, puis la dynastie, puis l’idée même de monarchie pour ne plus se rattacher qu’au catholicisme. A l’instar des aristocrates de France, les Békés de la Martinique, confrontés aux suites de l’émancipation, résistent aux modalités de celle-ci parce que le principe même ne se discutera plus. Et Irmisse de Lalung de vouer aux gémonies, le gouverneur Rostoland, ses fonctionnaires et les « excès » de « 3000 cannibalesOp. cit., p. 215. », qu’elle croit racialement déterminés, sans comprendre que leur violence est inhérente à l’esclavage. Un monde s’écroule pour ces gens qui jugent les esclaves privilégiés. Par la suite, d’autres auteurs s’en prendront à la démocratie, non pour en attaquer systématiquement le principe mais pour en dénoncer … les excès, au besoin en utilisant l’humour.

Une mémoire des maîtres

On note parmi les traits habituels de la culture békée, cette passion généalogique qui débouche sur le culte des ancêtres dont les actes anodins sont élevés au rang de hauts faits d’armes dont nos deux Békées ne sont pas tout à fait dupes. Les éditeurs ont d’ailleurs inclus à leur appareil critique la mention de sources infirmant certains des épisodes rapportés. A coté de cela, ils ont tenu à regrouper l’ensemble des informations familiales des deux textes sous formes de tableaux généalogiques placés en fin de volume avec quelques annexes parmi lesquelles le fac-similé du décret d’abolition de Rostoland ainsi qu’un index des noms.

Cet ouvrage, qui a reçu peu de publicité, enrichit le regard porté sur l’abolition de l’esclavage en nous permettant d’entrevoir celui des esclavagistes et de leur mémoire familiale. Certains extraits du second récit peuvent être utilisés comme documents de travail à condition qu’on ne donne pas l’impression aux élèves qu’on essaie de leur présenter une sorte de « juste milieu » entre abolitionnisme et esclavagisme. Il faudra donc éviter de présenter l’œuvre ou l’extrait en parallèle avec un récit d’esclave.

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