Les Mémoires de Monsieur de Gourville (1610-1703) constituent un précieux témoignage des possibilités d’ascension sociale sous le règne de Louis XIV. En outre, les pratiques financières, les missions diplomatiques, et l’épisode de la Fronde font l’objet de souvenirs intéressants, non seulement pour l’histoire événementielle mais aussi en terme de sociabilité et d’histoire culturelle de la seconde moitié du xviie siècle.
Cette nouvelle édition des Mémoires de Jean Hérault, sieur de Gourville (1610-1703), met à la disposition du public les souvenirs d’un homme d’origine sociale modeste à la trajectoire mouvementée qui lui permit de croiser de nombreux princes et dirigeants européens du Siècle de Louis XIV parmi lesquels, les souverains français, anglais et espagnol, le prince d’Orange, les principaux ministres de ces Etats… A ces rencontres correspond une remarquable ascension sociale.
L’activité publique de Gourville s’étend sur près d’un demi siècle, de la veille de la Fronde à la fin du XVIIe siècle, moment à partir duquel il est devenu impotent et décide de rédiger ses Mémoires. Ce type de narration – postérieur à l’événement dont il traite – est toujours sujet à caution. La reconstitution des faits est étroitement dépendante des souvenirs de l’auteur qui, traitant de sa jeunesse ou de sa période de plénitude, a fréquemment tendance à embellir un passé révolu. Bien que Gourville n’échappe pas à ces tendances, fanfaronnant parfois à propos d’éléments moins flamboyants qu’il ne le laisse entendre, ses Mémoires restent passionnantes par de multiples aspects. Le biographe à l’habitude de diviser en grandes périodes les moments forts vécus par son sujet. Dans le cas de Gourville, ces moments sont scandés par les événements majeurs du royaume auxquels le mémorialiste prend part à divers titre.
Gourville commence sa carrière très simplement, en tant que gratte-papier auprès d’un obscur procureur d’Angoulème, au début des années 1640. Cependant, sa personnalité le conduit rapidement à s’attacher à la personnalité locale dominante, l’abbé de La Rochefoucauld, puis au frère de celui-ci, le prince de Marcillac, gouverneur du Poitou, futur duc de La Rochefoucauld (1613-1680), dont les Maximes sont restées célèbres. S’occupant d’abord des finances de ce prince, Gourville bénéficie des contacts avec les financiers pour faire ses premières expériences dans le domaine fiscal, trafiquant ainsi avec le contrôleur général des finances, Particelli d’Hemery, pour l’approvisionnement en blé du Poitou.
Pendant la Fronde, Gourville reste fidèle à son maître, La Rochefoucauld qui, en tant qu’amant de la duchesse de Longueville, participe à la révolte contre la Régence. Cela entraîne notre homme à Paris pour y suivre le camp des princes pendant la première guerre civile, qui se conclut par la paix de Saint-Germain-en-Laye (1er avril 1649). Ces troubles offrent aux ambitieux l’opportunité de déployer leurs talents, et Gourville pratique les coups de mains, projette l’évasion des princes emprisonnés par Mazarin dans le château de Vincennes. Il est tour à tour rançonné, puis lui-même séquestré, au cours d’opérations dont les les buts sont surtout lucratifs même s’ils servent parfois à financer les rebelles, pratiques que le prince de Condé approuve à en croire notre mémorialiste. Parmi ces coups de main de l’époque de la Fronde, les Mémoires de Gourville décrivent par le détail un projet d’enlèvement de Paul de Gondi, cardinal de Retz, ennemi juré du duc de La Rochefoucauld et du prince de Condé (p.43-49). Il est vrai qu’à l’heure de la rédaction de ces Mémoires, Retz est mort depuis plus de deux décennies…
L’activité première de Gourville comme serviteur consiste à permettre la communication entre les divers princes et les ministres. Il se trouve en contact avec les principaux dirigeants (Mazarin, Fouquet…) et son agilité à transmettre les propositions dont on lui fait part, sa capacité à réaliser des compromis et à les expliquer aux diverses parties, et sa clairvoyance générale des situations données lui ouvrent de nombreuses portes, essentiellement celle de la fortune. Durant les épisodes frondeurs, Gourville devient un collaborateur dévoué du prince de Condé tout en restant le fidèle de La Rochefoucauld. Lors de ces troubles, il vit une rapide ascension et, à l’en croire, il est un des artisans de la conclusion de la Fronde à Bordeaux, ce dont le cardinal ministre Mazarin lui a été reconnaissant.
La paix revenue dans le Royaume, Gourville se tourne vers les affaires. Il participe au partage du gâteau fiscal avec les partisans et financiers qu’il a rencontrés au cours de ses aventures : « Le désordre était épouvantablement grand dans les finances. La banqueroute générale qui se fit lorsque M. le maréchal de la Meilleraye fut surintendant des finances remplit tout Paris de billets de l’Epargne […]. Cependant parmi ce grand désordre, le Roi ne manquait point d’argent ; et, ayant tous ces exemples là devant moi, j’en profitai beaucoup » (p.110-111). La description du monde de la finance et des pratiques qui y sont en usage constitue des pages d’anthologie qui expliquent les rouages du prélèvement de l’impôt sous l’Ancien Régime (p.140 et s. ; p.172). C’est aussi le temps du surintendant Nicolas Fouquet.
Cependant, avant de courir la fortune avec ambition en marchant dans les pas du surintendant, Gourville possédait déjà un avant-goût de “l’ingratitude” des politiques puisqu’il s’est trouvé embastillé sur ordre de Mazarin durant quelques semaines en 1656. Son entregent et son adresse à jouer de ses relations lui ont évité un trop long enfermement : il a pu dès lors se jeter à corps perdu dans la quête de la richesse.
Gourville apparaît de plus en plus ancré dans le sillage de Nicolas Fouquet ; par le maniement des deniers publics, il réalise des bénéfices colossaux, utilisant des prête-noms, multipliant les billets, les décharges, les associations et les prêt à intérêt : « je me mis dans le grand jeu et fis de grands profits » (p.120). En outre, après l’achat de la seigneurie de Gourville, qui l’extrait de sa médiocre origine sociale, il acquiert une charge de secrétaire du Conseil avec l’accord du Cardinal, cela pour l’énorme somme de 1 100 000 livres. Conseiller de Fouquet (projet financier et terre de Belle-Ile en mer), admis en tant que conseiller d’Etat, il atteint son apogée quand le roi l’appelle à jouer longuement à ses côtés.
Au jeune homme ambitieux, au serviteur des Frondeurs, puis à l’assoiffé de fortune fait place l’homme déchu. Gourville suit Fouquet dans la chute, mais cependant avec beaucoup moins d’infortune car, s’il est exécuté par la justice à la suite de la chambre de justice instituée par Colbert, ce n’est qu’en effigie (7 avril 1663), et il ne connut jamais plus la prison après l’expérience de 1656. Gourville avait eu le pressentiment de l’effondrement du « système Fouquet », flairant la malveillance croissante de Colbert, de la duchesse de Chevreuse, de la régente, etc., envers le superbe surintendant. Dès lors, notre homme réussit à cacher les documents compromettants et à placer des sommes importantes hors de la portée de ses ennemis en prévision des jours difficiles. D’abord en fuite dans l’Angoumois auprès des La Rochefoucauld (qu’il aide financièrement), il part en exil à partir de 1663.
Son affabilité, l’art de la conversation et l’usage de la table qu’il déploie permettent à Gourville de maintenir une dense vie sociale non seulement à l’étranger, mais aussi à l’intérieur du Royaume. Se rendant en Angleterre, il y rencontre Saint Evremont, Vatel, divers ministres et ambassadeurs ; il sonde les intentions politiques, analyse les conflits dont celui qui oppose les Provinces-Unies à la monarchie anglaise. Dans les Pays-Bas espagnols, il invite les principaux dirigeants à partager sa table, il évoque les questions litigieuses. A Breda, où se négocie la paix anglo-hollandaise, il s’entretient avec le prince d’Orange et se lie d’amitié avec la maison de Brunswick.
D’exilé, Gourville se transforme en diplomate officieux pour informer les ministres de Louis XIV des possibilités politiques que ses relations offrent à la Monarchie française. Il contribue ainsi à une alliance matrimoniale avec la maison de Hanovre et reçoit des instructions d’Hugues de Lionne, instructions qu’il remplit à la satisfaction du ministre des Affaires étrangères de Louis XIV. Ce premier succès autorise un rapide retour en France, où on lui confie une nouvelle mission : se rendre en Espagne pour recouvrer les sommes dues au prince de Condé quand celui-ci était au service de la monarchie ibérique. Les pages consacrées à ce voyage sont parmi les plus belles des Mémoires (pp.180-196) : elles illustrent la perception française de la décadence de la patrie de Velázquez et soulignent la violence de la crise économique qui touche la Péninsule. La réussite de cette mission met un terme définitif à l’exil de Gourville. Prudent et expérimenté, il modère son appétit de richesse et recherche en premier lieu une pleine amnistie dans l’affaire Fouquet. Les tractations laborieuses menées auprès de Colbert permettent de mesurer le cynisme et la cupidité qui président à la politique du grand ministre de Louis XIV. Avec l’appui du prince de Condé, d’Hugues de Lionne et de ses amis les princes allemands, Gourville obtient le pardon comme prix de son voyage espagnol : « M. Colbert dit seulement en peu de paroles que ce voyage là coûterait donc cinq ou six cent mille francs au Roi » (p.175). Gourville échappe ainsi habilement à la prison et à l’humiliation ; il écrit même (p.210) : « tout le monde était surpris de me voir également bien venu à Meudon et à Sceaux » c’est-à-dire chez Louvois que chez Colbert. Voici donc l’ex-condamné à mort bien en cour auprès de son ancien bourreau !
L’activité diplomatique de Gourville diminue alors au profit du service de Condé. Il s’efforce de combler les dettes du prince et de réorganiser sa maison. Il devient son homme de confiance. A ce titre, il est un des organisateurs de la réception de la Cour à Chantilly en 1671, durant laquelle Vatel se suicide. Condé lui attribue le château de Saint-Maur, contre Mme de La Fayette dont le portrait que dresse Gourville est peu aimable (p.219-221).
A partir de la mort du Prince (1686), les missions se raréfient. L’avant-dernier chapitre constitue un chant du cygne. Gourville fait l’inventaire de sa vie et, lui qui parle tant dans de la bonne chère dans ces Mémoires, des vins de l’Ermitage, de Champagne et du Rhin, évoque pour la première fois la religion et mentionne l’existence de sa parenté.
A la fin de ce volume, un index sommaire des noms de personnes s’avère pratique. En revanche, les notes d’Arlette Lebigre (auteur d’un ouvrage stimulant intitulé, La Justice du Roi, Albin Michel, 1988) sont assez pauvres. Par exemple, pour comprendre la surprenante annonce par Gourville de la libération de Nicolas Fouquet page 222, la note 7 page 307 est bien courte, et on peut conseiller au lecture de se reporter à la biographie écrite par Daniel Dessert sur le surintendant : elle permet en fait de mesurer les anomalies et les inexactitudes présentes dans le témoignage de Gourville.La lecture de ces souvenirs est aisée, instructive et souvent amusante. Les stéréotypes sur la société immobile de l’Ancien Régime tombent devant tant d’énergie qui anime Gourville et ceux qui l’entourent durant ces soixante années. Les portraits de ministres, les descriptions de la guerre – qu’il n’aima jamais (la peur devant le bruit des canons…), les évocations de la place du jeu et de la table dans la vie sociale sont autant d’invitations à savourer ce texte.